samedi 12 décembre 2009

Dans l'ombre de ma sœur

Une sœur peut en cacher une autre




Dans l'ombre de ma soeur met en scène une famille mixte, père tunisien et mère européenne, qu'on devine convertie à l'islam par amour. Sirine, la « petite » soeur - treize ans quand même - vit dans l'ombre de Lina, une adolescente en crise ordinaire, de deux ans son aînée, qui met gentiment le souk dans la famille. Emilie, la maman, est enceinte d'un petit ravisé, peut-être le garçon espéré. Elle est un peu dépassée et ne sait plus trop comment gérer sa grande fille. Le jour où Lina découche une nuit de trop, sans prévenir, c'est le gros drame. Au retour de la fugueuse, Hakim, le papa si tendre, le mari si attentionné, explose : il attrape sa fille par les cheveux, la jette sur le canapé, vide son sac par terre et éclate son portable contre le mur. « Je te jure que tu ne vas plus sortir de cette maison ! ». 

Pour Sirine, sa sœur vient de détruire la-famille-qui-s'aimait. Un climat pesant s'installe. Hakim travaille de plus en plus, comme s'il voulait être chez lui le moins possible. Lina va trouver refuge pendant quelques jours chez Marion, une amie d'Emilie et s'y recompose. Emilie, elle, se décompose en attendant son bébé. Sirine se met en tête d'apprendre l'arabe et rencontre Abderahman. Elle commence à tracer sa route de jeune musulmane, s'attachant aux racines de la foi paternelle. Et oui, elle va se marier religieusement à 14 ans, mais son père ne veut pas d'un mariage civil avant ses 18 ans. Et elle l'a décidé, elle sera gynécologue. 

Blandine Gérard nous raconte finement une traversée familiale secouée par les tourments de Lina. Au bout de ce bout de route, chacun a grandi et au fond, en dépit des drames, rien d'autre que cette croissance n'apparaît irréversible. Le roman fait entendre de temps en temps la voix intérieure de Sirine, son point de vue de plus en plus affermi sur ce que doit être sa jeune vie, mais la narratrice se promène aussi souplement entre ses autres personnages, alternant les plans serrés et les plans larges, du récit le plus subjectif à la description la plus objective, entre école, famille, amis. Avec parfois une voix off, à distance : « Naïfs parents...».

Le récit se tend et se détend sans temps morts. Au final, Sirine sort de l'ombre de sa sœur. Y a-t-elle jamais été ? Quand nous refermons le livre, nous réalisons que nous venons de vivre, très naturellement, dans une famille musulmane presque comme les autres. Voilà un premier roman réussi. Né en Belgique, il mériterait de traverser la Méditerranée et d'y être traduit. Et, pourquoi pas, largement diffusé chez nos amis suisses...


Dans l'ombre de ma sœur - Blandine Gérard - Alice - 2008 (112 pages, 8 €)

mardi 1 décembre 2009

La plus belle fille du monde

Le cinquième mousquetaire




Sandra est en Seconde. Elle a trois amis, deux filles, Fleur et Allison, et un garçon, Etienne, dit « Mon commandant ». Ces quatre-là sont liés - un pour tous, tous pour un - depuis la maternelle, depuis ce jour où la directrice est venue leur annoncer que leur institutrice « était partie faire un long voyage et qu'on ne la reverrait plus jamais ». De tous les enfants de la classe, ils ont été les seuls à comprendre que Jocelyne était morte et les seuls à savoir chacun, sans s'être parlé, que les trois autres savaient aussi. Sandra a une mère mais pas de père, du moins dans les environs immédiats. Arrive dans la classe, peu de temps après la rentrée une nouvelle élève, Liouba. C'est « la plus belle fille du monde ». Fera-t-elle exploser une amitié de dix ans ou va-t-elle devenir le cinquième mousquetaire ? L'argument est mince, mais comme souvent dans la littérature pour la jeunesse, c'est son traitement qui donne au livre son épaisseur romanesque.

Agnès Desarthe emploie à cet effet tous les ingrédients qui entrent dans la composition d'un récit garanti sans sorcier ni dragon : il y en a encore, Dieu merci. Sandra est donc une adolescente aux prises avec une mère qui s'épuise à assumer seule 1°/ un métier qui la dévore puisqu'elle est, nous dit sa fille, « avocate des pauvres » et donc pauvre elle-même, 2°/ l'éducation de la dite fille, privée de père qui lui, menuisier riche, a choisi de semer ses petites graines dans diverses femmes. Sandra est en « manque de père », c'est du moins ce que pense sa mère qui se sent plus ou moins coupable de cette absence de lien père-fille et qui voudra le restaurer.

Famille et école, les deux thématiques traditionnelles de la littérature pour la jeunesse sont ainsi solidement implantées au coeur du livre, réinvesties dans leur actualité, celle de la famille monoparentale et celle du lycée contemporain, porté par ses courageux enseignants. Que manque-t-il au tableau ? Jusqu'à naguère taboues, la mort et la sexualité ont fait leur entrée dans les livres pour adolescents à la fin du siècle dernier. Celui d’Agnès Desarthe n'en abuse pas mais celle qui fut hantée de cinq à vingt-quatre ans par des « terreurs nocturnes » n'a pas oublié son enfance ni que ces deux questions habitent toute vie qui commence. En forme de « pourquoi ? » avant que l'âge adulte ne s'efforce de les résoudre pratiquement en autant de « comment ». C'est le secret partagé de la mort de leur institutrice qui a scellé l'amitié des quatre enfants. C'est la beauté de Liouba qui fera s'interroger Sandra - brièvement - sur son « orientation sexuelle ».

Deux autres questions traversent Sandra. La première, elle la pose à sa mère à l'heure (trop) matinale du petit déjeuner : « L'enfance, à quelle moment tu as su que c'était fini ?». La réponse que donne sa mère - « je n'ai jamais pensé que c'était fini » - ne satisfait pas entièrement Sandra, que tourmente non pas la fin de l'enfance mais ce qui pourrait lui signaler la limite entre l'enfance et l'âge adulte.
La rencontre avec un adulte inconnu, un « Anglais » qui, d'une façon puérile et sadique, s'amuse à faire des croche-pieds aux mômes qui passent, est l'occasion pour Sandra d'énoncer la seconde question qui la travaille : « pourquoi les adultes détestent les enfants ? ». Derrière cette jeune paranoïa et l'interpellation de Sandra, l'adulte crocheteur et freudien sommaire réduit à son tour l'attente de la jeune fille : Sandra est « en manque de père ». Est-ce que ce père parti déteste sa fille ? On le saura à la fin du livre, lorsque Sandra se confrontera à lui lors d'un déjeuner mémorable en tête-à-tête, voulu et organisé par sa mère, à la fois comique et émouvant.

Un roman pour la jeunesse ne se réduit pas à la somme de ses ingrédients, soient une pincée d'école, une bonne dose de famille, un soupçon de mort, le tout légèrement pimenté de sexualité. Il lui faut une bonne cuisinière et on sait depuis Mangez-moi qu’Agnès Desarthe en est une des plus expertes, pour les adultes comme pour les enfants, mixité qu'elle impose d'ailleurs dans son restaurant Chez moi comme dans le monde des Lettres. Pourtant, on reste dubitatif devant deux partis qu'elle prend dans ce roman pour la jeunesse.

Etait-il d'abord nécessaire qu'elle transférât ses attributs d'auteur à Sandra en faisant avouer à celle-ci, dès le début du roman, qu'elle n'en est pas l'héroïne, mais « la narratrice », soit précise-t-elle, un peu plus qu'un « personnage secondaire ». Dès lors que le « je » de Sandra semble sortir du cadre, sa double implication, constamment rappelée au fil du livre, nuit sensiblement à l'identification du lecteur aux personnages, ce mouvement attendu qui est au principe des livres écrits à la première personne et qui conditionne l'immersion du lecteur dans l'histoire. A l'intérieur même du roman, Sandra se trouve mise à distance des autres protagonistes. Chargée de démonter et de démontrer périodiquement les astuces de l'écrivain qu'elle aspire à être, Sandra perd de son authenticité romanesque. Ce faisant, l'auteur s'est-elle rendu compte qu'elle prenait le risque de relâcher le fil de son récit, de le détendre, sans autre intérêt que de pouvoir placer tantôt une explication stylistique (« ça s'appelle une ellipse »), tantôt une mise en abyme qui ne pourra combler qu'un critique de Télérama (« le temps de la vie n'a rien à voir avec le temps de la littérature »). C'est en recherchant via sa narratrice-Sandra une sorte de connivence hors récit avec son lecteur le plus cultivé que l'auteur-Agnès rompt par endroits le mouvement de la lecture et éloigne de nous sa jeune héroïne. D'où une succession de chauds et froids qui empêche ce livre brillant, souvent attachant, de nous émouvoir réellement.

Le second parti d’Agnès Desarthe, qui laisse sceptique, c'est justement l'étalage par endroits d'un verni de culture sur le corps du texte. Dès la première page, Sandra cite l'essai de la critique littéraire Marthe Robert, Roman des origines, origines du roman. Comment l’autrice s'en tire-t-elle d'avoir introduit cette référence dans un roman pour ados écrit au « je » d'une ado ? D'abord ce n'est évidemment pas un livre de la bibliothèque de Sandra mais de celle de sa mère. Ensuite, précise Sandra, « je ne l'ai pas lu ». Ouf, on est rassuré. Mais alors, pourquoi ? Bien sûr, Agnès-Sandra s'en tire par une pirouette : « on n'a pas forcément besoin de lire un livre pour qu'il vous influence ». Autrement dit : tout le monde dans sa vie est à la recherche du temps perdu, pas besoin d'avoir lu Proust pour être influencé par lui. Mais alors, est-ce que cette citation était nécessaire ? Agnès Desarthe récidive le coup du titre qui fait bien quand Sandra propose à son lecteur de mettre le Magnificat de Bach en fond sonore pour lire la suite : « Je ne l'ai jamais entendu mais je trouve que ça convient : rien que le titre du morceau sonne bien ». Même pirouette de l'auteur devant cet insert de culture. Est-ce nécessaire ? Le jeune lecteur a-t-il besoin de savoir que Sandra-Agnès est cultivée ? Non, il s'en moque, de même qu'il peut vivre sans connaître l'origine de l'expression tendon d'Achille.

A l'aube du XXIème siècle, la littérature pour la jeunesse s'avance décomplexée. De ses deux Vendredi, Michel Tournier avouait déjà au siècle précédent une préférence pour la seconde version destinée au jeune public, en disant qu'elle était « l'âme » de la première. Beaucoup de jeunes auteurs comme Agnès Desarthe mènent aujourd'hui une double carrière qui leur vaut tantôt les honneurs du Monde des Livres ou d'un prix pour « grands », tantôt les regards fascinés mais experts de classes entières nourries de leurs œuvres. Ils revendiquent avec un même intérêt et un même bonheur ces deux publics. Mais y a-t-il encore deux publics ? Certains aînés, « demeurés en enfance » comme Marie-Aude Murail, se demandent aujourd'hui pourquoi l'horizon de réception de leurs livres destinés aux ados semble s'élargir à ceux qui ont grandi, qui ont à leur tour des enfants et qu'il faut donc bien nommer adultes. N'y aurait-il enfin qu'une littérature avec un grand L comme beaucoup le prétendent, faute de bien connaître la littérature pour la jeunesse et ses traits spécifiques ou parce qu'ils entendent, comme Mme Sallenave dans un livre récent, dénier à celle-ci toute espèce de droit à la littérarité ?



Le livre d’Agnès Desarthe est un bon livre pour la jeunesse et une réponse ambiguë à cette question. Avec sa narratrice-écrivain et ses références cultivées, l’autrice prend le risque de distraire ses jeunes lecteurs du plaisir simple qu'elle offre à leurs parents lorsqu'elle écrit pour eux : les placer sans arrière-pensées au cœur de la vie de personnages, de sorte que son livre devienne pour eux ce qu'il est, non pas « un petit tas de feuilles sèches » mais cette « grande forme en mouvement » que Jean-Paul Sartre nomme « lecture » et qui les emporte. Pourtant, elle sait bien que, « dès lors qu'une œuvre se mêle [entre autres choses] de pédagogie, l'art s'en échappe comme d'un pneu crevé » . Il lui suffirait donc de se replacer en face de l'horizon de réception de ses livres pour la jeunesse, d'en éliminer toute trace de clins d'œil vers le lectorat adulte, toute tentation de fabriquer un produit « cross-over », pour être à son tour, pour tous et sans conteste, la plus belle Agnès Desarthe du monde.

La plus belle fille du monde - Agnès Desarthe - l'école des loisirs - 2009 (162 pages, 8,50 €)

jeudi 19 novembre 2009

Nuigrave

Lire Murail nuit gravement à l'ennui




« L'expérience nous enseigne que quand une molécule peut fournir une drogue, tous les autres usages s'effacent. Si l'aspirine pouvait nous envoyer planer au septième ciel, son efficacité contre la migraine serait devenue anecdotique. » [p. 206]

Nous sommes en 2030. Sans forcer le trait, Lorris Murail, constant jardinier, a cultivé notre présent et l'a regardé croître une vingtaine d'années, bon grain et ivraie mêlés. Il s'est projeté en fonctionnaire français du patrimoine, au sein d'une administration qu'on devine progressivement déglinguée par le moins d'État cher à notre actuel Président et qui l'oblige à arrondir ses fins de mois avec quelques étudiants improbables. Ainsi sont nés Arthur Blond, émule de Champollion et intermittent de l'enseignement, chargé de restituer aux pays spoliés le contenu de nos musées, et l'univers foutraque où il va devoir survivre.

Aux portes de Paris s'est développée une enclave qui abrite tous ceux que la France n'a pas réussi à renvoyer chez eux. PK, le « Petit Kosovo », sorte de Sangatte que les successeurs de M. Besson auraient oublié d'éradiquer, est le réservoir de la débrouillardise humaine face aux malheurs de l'époque. C'est un microcosme inquiétant d'abord, puis de plus en plus sympathique, comparé à ce qui l'entoure, au point de se transformer aux yeux du lecteur et de son anti-héros, en refuge enviable.
Le monde, lui, est résolument mondial, zébré par les éclairs d'une guerre d'Irak qui a commencé en 2004 sous les yeux du lecteur, ne s'est jamais terminée et même s'est propagée à toute la planète. Au passage, Damas a été vitrifiée. C'est dire que « l'Orient compliqué » de Charles de Gaulle ne s'est ni simplifié ni apaisé en s'étalant. Les alliances sont instables, les frontières indécises.

Dans ce contexte, un ennemi bien désigné vaut mieux qu'un allié incertain, c'est ce que pensent - toujours - ceux qui gouvernent Israël. Les Arabes, eux, se sont atomisés, au sens propre et au sens figuré, et l'on croise de multiples spécimens diversement irradiés et déjantés, dont des « Emirs blancs » dopés aux pétrodollars. Les vrais seigneurs de la guerre, comme Santos, sont les descendants apatrides des mercenaires appointés par les entreprises américaines de « sécurité », Blackwater et autres avatars de l'intérim belliqueux. L'Anglais de service, le soi-disant docteur Smallish, est évidemment perfide comme son Albion natale et ne sait jouer sa partie qu'en solo (autre réminiscence gaullienne ?).

Dans ce grand bazar sillonné par les tueurs de services très spéciaux, une petite plante débarquée du cœur de l'Amazonie, la coarcine, est menacée de disparition. Tantôt médicament miracle, tantôt drogue dure, elle est devenue l'enjeu de multiples convoitises et sème la mort sur son passage. Pour rester fidèle à la mémoire d'une ex, révolvérisée sous ses yeux, Arthur surfe comme il peut - et le lecteur avec lui - sur le tsunami qui l'emporte avec sa plante sous le bras, unique témoin de son amour assassiné. Arthur n'a pas pu sauver Sidonie, il sauvera Coarcinus europaeus envers et contre tous.

Avec le tabac et les patchs, le temps est un des sujets omniprésents de ce récit. « Ce n'était pas le temps qui prend son temps de la jeunesse, avant que la pesanteur des souvenirs paradoxalement ne le hâte vers sa fin, ni celui de la drogue à écarteler les secondes. C'était le temps long et paresseux de l'ennui inquiet, de l'attente sans certitude, celui dont on dit qu'il dure l'éternité parce que sur sa ligne fléchée aucun curseur ne clignote. » [p. 250] C'est dans ce temps mouvant et élastique que Nuigrave nous plonge et nous enlève. Lire devient alors un rêve vaguement obsédant et qui n'en finirait pas.

La seule morale de cette Histoire future venue jusqu'à nous, morale que ne renierait sans doute pas son auteur, pourrait bien être celle, éternelle, de Candide : « Il faut cultiver notre jardin. »

Nuigrave - Lorris Murail - réédition 2013 Le Livre de Poche (384 pages, 16,20 €)

mercredi 10 juin 2009

Ce que disent les nuages

Auteur genèse




Dans une France où le réchauffement climatique n'est plus une simple hypothèse d'écologistes hantés par l'Apocalypse, un milliardaire, illuminé par d'anciennes études de théologie, cherche à fuir le monde que lui et ses semblables ont conduit inexorablement à sa perte. Puisqu'il n'y a plus rien que sa fortune n'ait pu satisfaire, il ne reste à Georges Murphy qu'un désir qui va devenir une obsession : sauver sa peau en se réfugiant dans le Paradis, le vrai, l'unique. Avec ses immenses moyens, il est prêt à tout pour trouver le chemin et le guide qui l'y conduiront.

Sous des ciels plombés par des nuages qui ne font que promettre, l'eau s'est faite rare. Les parcs publics jaunissent. Les rosiers privés crèvent. Arroser son jardin est passible d'amende. Sur ce carreau de feu, un enfant, Colin, semble être le porteur d'un message qui lui a été délivré par un ange, au bord d'un puits (à sec). Message de salut ou d'avertissement, on ne sait trop. Mais cet enfant et la révélation mystérieuse qu'il détient deviennent rapidement l'enjeu d'une bataille entre Murphy, qui s'est adjoint un vieux prêtre savant et défroqué, Kantor, qui fut jadis son maître, et deux beaux jeunes gens que le hasard ou le destin va réunir, Béatrice et Thomas. Murphy tient pour acquis que l'enfant a été élu et que lui seul saura le conduire vers le jardin d'Eden jadis perdu. Bientôt, on perçoit que derrière les humains, d'autres êtres s'agitent, qui tiennent de discrètes boutiques sur Terre, où ils ont leurs représentants. On vous laissera deviner de quels intérêts respectifs Angélique et Sheridan gèrent les commerces en plein Paris. Qui l'emportera ? Entre ciel et terre, les cinq personnages principaux s'unissent, se battent, se fuient ou se pourchassent jusqu'à la fin. Mais y a-t-il une Fin ?
Entrer dans ce livre, c'est comme entrer dans l'armoire de Narnia. C'est pénétrer dans un autre espace-temps d'où l'on ne ressort qu'à la dernière page. Et encore...

Lorris Murail réemploie et tisse avec une grande sûreté romanesque thèmes bibliques, religieux, économiques, biogénétiques et écologiques. Son roman crée à lui seul un nouveau genre qu'on dénommera « mystique-fiction », par analogie avec la science-fiction dont Murail est un des spécialistes français. Tous les plans et tous les univers de la Vie ne cessent de s'y interpénétrer et de s'y féconder mutuellement.

Une des grandes astuces de l'auteur est sans doute d'avoir pris le parti de soutenir de bout en bout, avec un naturel et une vraisemblance confondantes, une lecture fondamentaliste des Ecritures, celle-là même qui a nourri notre enfance de ses images. Un seul exemple : selon le livre de la Genèse, il n'y a jamais eu plus de deux êtres humains ensemble au Paradis, Adam et Eve. De ce constat, Lorris Murail tire un ressort dramatique, efficace jusqu'au terme de son récit (et qu'on laissera découvrir au lecteur).



Le second parti du roman est théâtral : à l'arrière-plan, une Nature et une Ville qui ressemblent à des décors de Dali ou de Klein, fatigués par la chaleur et la sécheresse, des mondes exténués et désertés qui ondulent et s'écaillent et qu'au fond ne séparent jamais que l'épaisseur d'une mince cloison peinte ou d'une porte. Sur la scène, quelques personnages, sept si j'ai bien compté, neuf avec les parents de Colin, Francis et Monia, allez, dix, si on ajoute Maurice, le chauffeur de G.M.. Même si la scène est le Monde, à quoi bon s'encombrer de figurants ? Bien sûr, le ciel grouille d'anges et de séraphins, de Trônes et de Dominations et les puissances d'en bas ne sont pas en reste. Mais l'action et la tension, comme dans une tragédie racinienne, sont bien circonscrites aux quelques personnages susnommés. Rien ne distrait le lecteur de l'affrontement entre ces monades de chair et de sang. Le roman, en outre, est riche de références cultivées et de clins d'œil qui « fonctionnent » mais n'encombrent jamais la lecture, qui irriguent le texte sans le noyer (ce serait un comble !). Béatrice est empruntée à Dante, Thomas ne croit que ce qu'il voit, Angélique est bien la Marquise des Anges, le prologue semble être tiré d'un film de James Bond... Pour faire bonne mesure, Lorris Murail, nous conte aussi une véritable histoire d'amour. Thomas et surtout Béatrice brûlent l'un pour l'autre, mais d'un amour courtois, semé d'épreuves, d'embûches et... d'humour. Et il leur en faut ! Comme dans L'étoile mystérieuse d'Hergé, la chaleur monte, les nuits deviennent suffocantes, l'asphalte fond. Les nuages parleront-ils ? Qui triomphera, du Bien ou du Mal ? Vous le saurez (peut-être) à la page 401...

Ce que disent les nuages - Lorris Murail - L'Archipel - 2009  (402 pages, 16,20 €)

samedi 6 juin 2009

Quelque chose à te dire


Le fil d'Ariane


Depuis qu'elle est toute petite, Ariane sait que sa vie ne tient qu'à un fil, ténu mais solidement défendu par le silence familial, cette façon que tout le monde a de faire « comme si » autour d'elle. Ariane sent qu'au bout de ce fil, elle trouvera la raison de ce qui lui est tu depuis toujours : le secret des siens. Alors quand l'occasion se présente, elle n'hésite pas. Elle doit affronter sa mère, qui cède. Elle doit écrire à sa grand-mère qu'elle n'a jamais vue. Julia lui répond : « Viens quand tu voudras, le temps que tu voudras. Je t'attends ». Elle doit partir vers l'inconnu, cette île d'où sa mère, Dominique, semble avoir été chassée à jamais. Elle part.

Là-bas, entre le ciel et l'eau, entre Julia, l'artiste peintre et Martha, sa compagne, Ariane navigue à vue. Le couple l'a accueillie poliment, sans chaleur particulière. Ariane semble n'être pour elles qu'une jeune fille venue faire un reportage. Comme sur l'océan, les limites ne sont pas dessinées mais surgissent brutalement : des portes à ne pas ouvrir, des photographies sur lesquelles il ne faut pas poser de questions, des souvenirs barrés. A nouveau et toujours, des sens interdits. L'exposé qu'Ariane prépare sur sa grand-mère n'a été qu'un prétexte. Elle tourne autour des deux femmes et essaie de comprendre leurs défenses, sur leur île. Sur place, heureusement, elle trouve un guide impromptu et un allié, Nathan, qui lui fait découvrir la faune, les criques, les plages, les falaises et surtout, le petit cimetière où les morts parlent tout bas.

Chaque famille a son secret, ses secrets. Avec ce beau roman d'apprentissage, Marie-Sophie Vermot va droit au but : « N'ayez pas peur, vous avez le droit de savoir. » La vérité est au bout du chemin. Il faut seulement s'y engager. Au bout, pas après pas, il y a la vie, dévoilée. Quelque chose qu'on vous dira enfin et dont vous n'êtes pas coupable.


Quelque chose à te dire - Marie-Sophie Vermot - l'école des loisirs - 2008 (138 pages, 9,20 €)

lundi 1 juin 2009

Dernier jour de beau avant la pluie

"Ma sœur ne survivrait pas sans moi."




« Les jours qui avaient suivi, marqués par le mécanisme efficace et silencieux des tâches dictées par le deuil avaient donné à Chloé l'illusion que tout était encore possible ». Mais vingt et un mois plus tard, dans le cabanon au fond du vallon, dans cette nature que frère et sœurs ont parcourue en tout sens depuis tant d'années, les images du passé et celles du présent resurgissent, se chevauchent, affolées par leur propre va-et-vient. Madeleine, l'invitée, l'amie du lycée, remet ses pas en toute inconscience dans ceux de Béryl, la sœur jumelle morte. Sa silhouette s'encadre dans les mêmes portes, son corps plonge dans la même rivière, remonte à la même source et même, avec Félicien, l'ami d'Alban, tout semble recommencer.

Chloé ne se reconnaît pas. D'ailleurs elle n'a jamais su, dans l'ombre de Béryl, à quoi ça ressemblait d'être soi. « C'était sa sœur qui donnait le ton aux choses et aux gens. » Maintenant qu'elle est seule, en plein soleil, elle a peur de cette fille imprévisible, qu'elle ne connaissait pas et dont elle se méfie : elle-même. La psy qu'elle a vue après la mort de Béryl n'a rien pu pour elle mais elle sait qu'elle l'a avertie de la puissance des chagrins enfouis. Chloé n'a jamais pleuré. Elle s'est simplement arrêtée de vivre, dans une sorte de coma éveillé. Alors que l'incendie se propage autour du vallon, tout peut-il se répéter, dans une nuit aventureuse, jusqu'à l'insoutenable ?



Marie-Sophie Vermot compose un beau roman solaire et intimiste, jouant sur le jour et la nuit, puisque le beau temps, immobile, attend la pluie. Elle touche juste, aux bons endroits, par surprise parfois, là où ça bouge et ça fait mal parce que, malgré tout, la vie pousse très fort et dans tous les sens quand on a dix-huit ans et qu'on pense avoir tout perdu, irrémédiablement.

samedi 21 mars 2009

Les Monts de l'Éléphant

Le secret d'un rire




« Il faut que je te raconte l'histoire de Promesse. » Il faut parfois toute une vie pour être prêt à entendre une histoire. C'est la leçon de Jean-François Chabas. Mais lui a décidé de nous faire gagner du temps. Après tout, il suffit peut-être d'un livre : c'est à cette conviction-là qu'on reconnaît le véritable écrivain. Alors, à partir de la page 148, coincés dans un ascenseur avec Henri de Lespagne et Sok Kateka, respectivement veilleur de nuit et femme de ménage dans une tour des Bords de Seine, nous comprendrons simplement qu'on ne peut plus avoir honte des choses de son corps quand on a pu échapper à l'innommable.

Cette « promesse » de la première page vaut bien le long détour, surprenant de prime abord, par lequel Henri nous conte la chronique d'une déconfiture familiale au cœur du XVIème arrondissement de Paris. C'est avec un détachement lunaire doublé d'un humour ravageur que notre Hurluberlu - c'est le surnom que lui a donné son frère aîné - nous fait assister à la lente implosion de sa famille, vue à hauteur d'enfant puis d'adolescent. Du petit frère Paul, qui s'obstine en vain à vouloir être Mozart, à Sébastien, qu'Henri ne retrouvera qu'au terme d'une longue errance, du père, affligé d'un étrange trouble psychique à « Madame Argenterie », la mère obsédée par ses petites cuillères, c'est une galerie d'êtres fracassés d'être à côté d'eux-mêmes que nous dépeint le narrateur. En émerge la figure lumineuse de Charlotte, sa « petite grande sœur », la seule noble, celle qui aurait voulu tout sauver.



Le plus étrange, c'est que pendant cette digression dramatique qui nous prépare à l'insoutenable qu'on ne devra plus oublier, on rit, intensément, à chaque page ou presque. D'une écriture à la fois souple et tendue, sans la moindre « mauvaise graisse » littéraire, Chabas mène à un train d'enfer sa course à l'abîme et à la rédemption. Il confirme si besoin était que tout bon roman pour la jeunesse est un roman d'apprentissage. Et que la littérature dite « de jeunesse », la vraie, échappe décidément aux classements des éditeurs, des libraires et des bibliothécaires. Car elle devient sous nos yeux, dans son universelle visée, le meilleur de nos Lettres.

Les Monts de l'Éléphant - Jean-François Chabas - l'école des loisirs (161 pages, 9,70 €)

Les Mille vies d'Ismaël

 C'est un peu étrange de penser qu'on est au bout de sa vie alors même qu'on ne l'a pas encore commencée. C'est pourtant...