lundi 8 novembre 2010

Bleu cerise

Gris horizon





Avec Bleu Cerise, Lorris Murail nous installe dans une petite ville de l'Est de la France, soudainement plombée par le départ de son régiment qui va la vider du tiers de sa population. Lui qui a écrit naguère à propos des descriptions : « à titre personnel et en tant que lecteur, je n'aime à peu près que ça », brosse avec la méticulosité qu'on lui connaît le décor naturaliste d'un roman social.

Mais au beau milieu, il plante un corps étranger, une adolescente de 17 ans, adepte des arts martiaux, qui se retrouve propulsée malgré elle dans la tourmente politico-médiatique locale, lestée d'une mort érigée immédiatement en symbole de la crise qui vient. Élodie, témoin et rebelle malgré elle, se sent cernée par les mystères et les mensonges du monde opaque des adultes. Encore à l'âge du cœur pur, elle cherche éperdument la vérité. Tour à tour obstinée et désarmée, curieuse et manipulée, mais toujours solide, elle se heurte, comme un papillon de nuit jeté dans la lumière crue, à ce qu'elle croit être la réalité et qui n'est jamais que mirages et faux-semblants.

Avec un mélange subtil de délicatesse et de brutalité, ne laissant jamais son lecteur au repos, Lorris Murail fait accomplir à son héroïne rimbaldienne un parcours initiatique accéléré qui la conduit en quelques jours de l'enfance à l'orée d'une vie de femme.

Bleu cerise - Lorris Murail - Gründ - 2010 (220 pages, 14,90 €)

lundi 25 octobre 2010

Prières

Le ciel pour témoin




Quand un auteur se prend pour le Créateur lui-même et qu'il entreprend d'écouter les plaintes qui montent vers lui, quoi de plus naturel que d'en faire un livre ? Parmi les quelques milliards d'êtres humains, il en choisit quatre, pas tout à fait au hasard, prélevés dans ce vingtième siècle d'amour et de sang, de fer et de feu. Les voix d'Amine, Jack, Dolorès et Prosper n'ont pas d'autre témoin de leur existence que celui qu'ils se sont choisi, sans doute dans le ciel de leur enfance et qu'ils nomment : Vierge Marie, Saint Pierre, Notre Père et Dieu lui-même.

Chacun lui confie le plus secret de sa folie et sous nos yeux devient guerrier mécanique, pêcheur amoureux, femme libérée et vieil homme apaisé. Dans ce monde, la mort est l'horizon naturel de la souffrance mais la vie s'obstine jusqu'au bout, justifiée par ce lien ténu tissé par la prière, remède ultime de la solitude en forme de journal intime.

En narrateur tout-puissant, Jean-François Chabas tente d'apprivoiser dans ces quatre destinées qu'il nous rend transparentes le vertige qui nous saisit devant la multitude opaque de l'humanité et son Histoire.

Prières - Jean-François Chabas - l'école des loisirs - 2008 (232 pages)


samedi 16 octobre 2010

Il faut rester tranquille

Le droit au chagrin



Juliette est une petite personne rationnelle et obstinée qui ne veut pas se contenter des masques et des silences qui l'entourent du jour où son père devient subitement invisible. Sa mère, son frère Arthur, sa tante Sucette, submergés par leur propre chagrin, refusent de répondre à ses pourquoi et à ses comment, comme si regarder en face ces deux questions était devenu impossible. Les mots manquent pour des choses qu'il s'agit juste de désigner afin d'entrer dans la vérité d'une disparition.

Juliette ne demande qu'à voir pour croire. Elle n'en démordra pas. Autour d'elle, grâce à elle, le monde fragile des adultes renonce progressivement aux chuchotements, aux airs mystérieux et aux mensonges déguisés. A chaque jour suffit sa peine à dire et c'est finalement Juliette qui va conduire jusqu'au bout le deuil des siens, « pour montrer qu'elle vogue tranquillement sur la mer », elle aussi.

Isabelle Rossignol ne lâche pas la main de cette petite fille qui l'entraîne et, avec elle, nous fait traverser délicatement cette passe dangereuse où un enfant découvre qu'il doit la vie et l'amour à quelqu'un qui n'en a plus voulu et a choisi la mort.

samedi 25 septembre 2010

L'amour me fuit

Mon grand frère fidèle



Pourquoi les filles grandissent-elles plus vite que les garçons ? Zouz n'a même pas le temps de se poser cette question. Mais il sait désormais comment son amie Josie, cette première main saisie, ce premier baiser échangé, sont devenus brutalement les souvenirs d'un enfant, assis sur un banc et déjà nostalgique, qui pourrait dire comme Zazie : « J'ai vieilli ».

Thomas Gornet compose pour son jeune héros une traversée tendre et mouvementée, de flux et de reflux entre CE1 et 6ème. Au passage, il saisit d'un pastel léger, par petites touches, les tableaux d'une vie masculine tôt exposée aux désordres de l'amour et du désamour, une vie où tout semble irrémédiable mais où finalement rien n'est grave, dans l'ombre fidèle d'un grand frère.

L'amour me fuit - Thomas Gornet - l'école des loisirs (138 pages)

vendredi 7 mai 2010

Le tueur à la cravate

L'auteur à la cravate



Pour ce roman, Marie-Aude Murail a décidé de s'aventurer sur un territoire qu'elle avait encore peu exploré, celui parcouru en tous sens par les anglo-saxons qui ont laissé au genre un nom intraduisible : « thriller ». Si la série des Nils Hazard lui avait déjà permis d'écrire des romans policiers, son héros, improbable étruscologue, est plus un enquêteur d'occasion, commis d'office par les événements ou par son irrépressible curiosité, qu'un vrai détective. S'il devient au fil du temps un « chasseur d'énigmes », il reste encore obsédé par ses traumatismes d'enfance qu'il a racontés, pour les décrypter, dans Dinky rouge sang. Cet opus, qui inaugure la série, est d'ailleurs une sorte de roman psychanalytique pour ados, dont une ébauche conservée par Marie-Aude Murail s'appelait, très significativement, L'homme hanté, un titre emprunté à Dickens, son heavenly father en écriture.

Avec son Tueur, Marie-Aude nous offre un livre doublement original. D'abord ça fait vraiment frissonner, il y a des vrais meurtres, des vraies peurs, le tout serti dans le quotidien très banal d'une lycéenne et de sa copine, entre Gironde et Charente-Maritime. La quatrième de couverture annonce la couleur : noire. Et noir, c'est noir. Quoi de plus effrayant pour une adolescente que de voir s'insinuer en elle le doute puis la conviction que son père chéri, Martin Cassel, honorable anesthésiste à l'hôpital Pellegrin de Bordeaux, est peut-être, en fait, aussi, un tueur en série ?

Attention, secrets de famille et paranoïa en vue ! Pour corser la chose, Ruth est à l'âge où elle ne sait plus comment aimer son papa ni s'il faut encore s'en faire aimer. Elle se serrerait bien contre lui, toute abandonnée comme sa petite sœur Bethsabée, mais ne va-t-il pas sentir les seins qui lui ont poussé entre temps et qui l'ont transformé en apparence de femme ? Danger. Maman n'est plus là pour faire rempart et d'ailleurs, n'aurait-elle pas été assassinée par papa ? Ici, malheureusement, les deux ne sont plus dans le même bateau... 

On ne raconte pas un thriller mais on peut assurer que le lecteur y retrouvera ce qu'Anna Gavalda nomma un jour « la qualité Murail ». Des personnages bien campés, consistants, du médecin protestant de la bonne bourgeoisie bordelaise au beauf' fan de tuning et de poker, jaloux à la main lourde, en passant par une adolescente indécise quoique prête à mourir ou à tuer pour sa petite sœur et une ancienne élève du lycée où sévissait le beau Martin : celle-ci risque vraiment d'y passer, pour avoir cru que sa dernière chance d'être aimée était arrivée. J'ai eu personnellement une petite faiblesse pour Kim, « la » lieutenant de police rouquine, d'abord tout excitée à la perspective de faire tomber un notable. Mais ce n'était peut-être qu'un écho de la petite faiblesse qu'elle a ensuite elle-même pour... chut, n'en disons pas plus. Comme d'habitude, c'est un « chaud Murail », où les sentiments circulent à la vitesse des mots et nous serrent la gorge au détour d'une phrase, avec (ou sans) cravate et quelques marqueurs résiduels d'humour.

La deuxième grande originalité de ce livre dans la production de Marie-Aude Murail est qu'elle nous en offre aussi le « making of ». Soit un « bonus » de 72 pages serrées - le roman en fait 287 - sous la forme d'un journal de création intitulé « Comment naît un roman (ou pas) ». Ce journal raconte sans fard les cinq mois de gestation du Tueur, du 12 janvier au 25 mai 2009. Entre le roman et le récit de sa genèse s'établit un courant alternatif : une sorte d'intertextualité joue à plein, si bien qu'après avoir enchaîné les deux, on a hâte de repartir vérifier dans le roman la trace des décisions successives qui l'ont fait ce qu'il est, parmi toutes les autres possibilités auxquelles l'autrice a été confrontée au long des jours. En lisant le journal, on comprend mieux ce qui peut nourrir l'envie d'écrire et ce qui l'entrave. Toutefois, nulle leçon générale n'est à en tirer : c'est le témoignage incomparable d'un moment unique de création littéraire. L'existence d'un écrivain y est démystifiée, démythifiée pourrait-on dire. Mais en assurant le bouclage (apparent) de sa pulsion d'écrire et de notre désir de lire, Marie-Aude Murail crée aussi un trouble d'un nouveau genre : la réalité de l’écrivain, que celle-ci nous exhibe dans son journal pour mieux nous la filtrer dans son roman, n'existe plus seulement « pour l'emploi d'une illusion à décrire ». A l'instar de ces musiques contemporaines où, par une boucle de réinjection électronique, le son produit par les instruments se réintroduit en temps réel, comme de l'extérieur, dans la partition jouée et tout à la fois la répète, l'enrichit et la bouscule, la lecture enchaînée roman-journal-roman provoque décalages et superpositions qui ancrent la fiction lue dans le vie racontée mais aussi la déstabilisent a posteriori. Le texte des origines taquine l'origine du texte. La voix de l'écrivain brouille un instant les voies empruntées par les personnages pour les libérer à nouveau. Il reste de ce livre double une étrange polyphonie, celles d'une vie déjà jouée et d'une autre, indéfiniment rejouable : un morceau de vie vécue, celle de l'auteure et la « vie en œuvre », celle du lecteur et de ses (re)lectures, bizarrement intriquées. Ça va amuser bien des professeurs de français... leurs élèves aussi, n'en doutons pas !

Le tueur à la cravate - Marie-Aude Murail - l'école des loisirs 2010, réédition poche 2016 (368 pages, 7,80 €)

Un zoo à soi

  Vous connaissez peut-être Thomas Lavachery, l'écrivain belge dont l'école des loisirs a publié les aventures en huit tomes de Bjor...