vendredi 21 décembre 2018

Les nouvelles vies de Flora et Max

"Je suis contre les rapports humains réels"




Il y a trois ans naissaient en librairie Flora et Max, dont Martin Page et Coline Pierré avaient inventé la folle rencontre, celle de deux ados qui étaient parvenus l’un par l’autre à se libérer à distance de leurs enfermements respectifs, Flora de sa prison bien réelle et Max de sa chambre d’où il ne voulait plus sortir. 

On avait un peu envie de savoir ce qu’ils deviendraient une fois revenus dans la vie dite normale. C’est chose faite avec Les nouvelles vies de Flora et Max publiées à l’école des loisirs en ce début novembre. Flora tente l’aventure de l’université, choisissant l’anthropologie parce que c’est une discipline qui semble parfaitement inutile et sans débouchés. Max opte sans plus de conviction pour un CAP cuisine et commence parallèlement son apprentissage des autres êtres humains qu’il s’était bien gardé jusqu’ici de fréquenter. « Je suis contre les rapports humains réels » affirme-t-il d’emblée.

Evidemment, ils se retrouvent et ça leur fait tout drôle de se découvrir, eux qui n’avaient fait que correspondre. Comme ils ne savent pas encore bien faire, Max, qui attend Flora à sa sortie de prison, lui tend une lettre où il a écrit : « Je crois qu’on va faire des économies de timbres ». Flora éclate de rire, se demande si elle va prendre Max dans ses bras, ne le fait pas et rejoint ses parents qui l’attendent eux aussi.

La suite, c’est l’histoire de ce nouvel apprivoisement mutuel à l’air libre. Chacun suit la voie fragile qu’il a commencé d’emprunter et croise de temps en temps celle de l’autre. Ils continuent à s’écrire. Flora a pris un petit boulot dans une maison de retraite autogérée. Leur histoire va s’accélérer et basculer quand la survie de cet établissement est soudainement menacée par un projet de centre commercial.  La résistance s’organise. Nos deux handicapés de la vie s’y engagent. Devant les bulldozers, pour la première fois, Flora et Max se donneront la main.

Les nouvelles vies de Flora et Max sont écrites à quatre mains et à deux voix. Chacun raconte sa vie et, de son point de vue, les événements vécus ensemble. Les chapitres de longueur variable alternent donc le récit de Flora et celui de Max, incluant quelques messages car ni l’un ni l’autre n’ont perdu le goût de cette correspondance qui a vu naître et grandir leur relation. Simplement, la messagerie électronique a remplacé la Poste.

Coline Pierré et Martin Page ont dédié Flora et Max à Cyrus, leur jeune fils, plaçant tout leur petit monde sous le patronage encourageant d’Anaïs Nin : « L’imagination nous apprend qu’il y a toujours une issue ».

J’ajoute, comme supplément à cette chronique, et avant de vous laisser en compagnie de Flora et Max, que Coline Pierré et Martin Page viennent d’avoir la bonne idée de recueillir les témoignages d’artistes sur leurs conditions actuelles de vie et de les éditer via leur propre maison d’édition, baptisée Monstrograph. Ça s’appelle Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Il y 31 réponses en 342 pages et c’est passionnant de plonger dans la vie de ces étonnants mammifères.




Écouter cette chronique (extrait lu à 3:03) :


Les nouvelles vies de Flora et Max – Martin Page & Coline Pierré – l’école des loisirs, 2018 (251 pages, 14,50 €)

vendredi 14 décembre 2018

Je les entends nous suivre

Les désarrois de Léo



« Je ne chante pas pour passer le temps » : les plus anciens se souviennent peut-être de ce cri lancé par Jean Ferrat au milieu des années 60, réplique à Léo Ferré qui, lui, sur des mots d’Aragon, « chantait pour passer le temps ».  Ferrat revendiquait dans et par la chanson une forme d’engagement que d’autres, écrivains ou philosophes déployaient dans la pensée et la littérature, s’inscrivant résolument aux côtés des acteurs politiques ou syndicaux de leur époque. L’artiste engagé est une figure qui n’a jamais quitté la scène sociétale, en porte-voix recherché qu’il est.

Dans le paysage éditorial de la littérature pour la jeunesse, Le Muscadier se taille lui aussi peu à peu auprès des prescripteurs cette image d’éditeur engagé en direction des adolescents. Les causes à défendre ne manquent pas. Le droit d’aimer au grand jour une personne du même sexe en est une. Si le mariage pour tous a fait avancer ce droit en France avec les difficultés et les batailles que l’on sait, les mentalités ont-elles évolué aussi vite ?

Avec son court roman, Je les entends nous suivre, Florence Cadier apporte une réponse  nuancée à cette question. S’il débute brutalement par une agression violente au sortir d’un bal de campagne, qui pourrait faire croire que rien n’a changé, l’autrice nous offre dans les chapitres suivants le récit en plusieurs moments de la lente construction amoureuse de Léo au milieu de sa bande de copains et de copines. Léo aime peut-être Léonore, qui l’a pourtant cueilli d’une bonne droite dans l’œil dans le cours de boxe où ils se sont rencontrés. Mais Léo, le soir de sa fête d’anniversaire, pendant laquelle il réussit l’exploit d’embrasser Léonore pour la première fois, va aussi rencontrer Robin, Robin qui fait un malaise après deux verres de vodka, Robin qui se retrouve allongé dans le lit de Léo, Robin qui serre la main de Léo, Robin qui embrasse Léo et c’est une révélation pour lui.

Comment l’avouer aux autres, à ses copains, à ses parents, quand on a du mal à se l’avouer à soi-même ? Comment vivre la chose publiquement, s’embrasser, se tenir par la main ou par l’épaule comme des amoureux « normaux » ? Léo cale, Léo rougit, Léo fuit, devant ce secret qui s’évente peu à peu et semble faire fuir aussi  Léonore qu’il aime encore. Ballotté entre ses deux orientations à vrai dire toutes les deux naissantes, Léo hésite, brûle dans sa chair et dans son cœur, souffrant d’amours concurrentes encore mal définies, malgré la force de l’attirance qui l’entraîne irrésistiblement vers un garçon. En face Robin, plus assuré de ce qu’il est, comprend ou ironise, s’impatiente ou se fâche devant les hésitations et les petites lâchetés de Léo. Alentour, la bande semble accepter cette relation, en dehors de Léonore, déroutée par cette rivalité d’un autre type. Les parents de Léo, un moment interloqués, vont s’avérer beaucoup plus compréhensifs qu’il ne le redoutait et Florence Cadier décrit notamment avec tact les réactions du père, auquel Léo, contre toute attente, va confier en premier l’origine de ses tourments.

Je les entends nous suivre est un roman d’apprentissage à la fois pudique et direct. Florence Cadier n’élude aucune situation. On pourra regretter qu’elle n’ait donné à son texte davantage d’ampleur et  à ses jeunes héros davantage d’épaisseur. Mais tel quel, il offre aux adolescent·e·s - et pourquoi pas à leurs parents - un écho utile et empathique aux situations qu’ils peuvent avoir à affronter, parfois dans une extrême solitude, au mitan de l’adolescence.

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:24) :


Je les entends nous suivre – Florence Cadier – le muscadier collection Rester vivant (90 pages, 9,50 €)

vendredi 7 décembre 2018

Cœur battant

Suicide, modes d'en rire




« Peut-être que le ciel réalise les rêves que la terre assassine ». La mère d’Alex avait bien réussi sa sortie laissant à son fils le soin de la découvrir, pendue dans sa chambre à un fil électrique, avec cette phrase tracée sur le mur, pour tout viatique. Il avait huit ans. Neuf ans après, il rate de peu son suicide en se tirant une balle dans le cœur qui finit dans l’épaule. Et c’est comme ça qu’il se retrouve dans la clinique de la Citadelle, le cœur en écharpe, affecté au sympathique groupe des Suicidants, qui ne dépare ni celui des Alcooliques ni celui des Anorexiques. Un groupe de ratés de la mort, dont les cinq membres semblent n’avoir que ce puissant dénominateur en commun.

Axl Cendres aime les portraits de groupe. Elle l’avait montré avec son précédent roman, Dysfonctionnelle, dont je vous ai parlé ici. Sa verve tragi-comique s’employait à faire vivre devant nous une incroyable famille, pour le moins bigarrée et agitée, qui nous emportait dans son tourbillon.

Avec Cœur battant, elle nous transporte directement dans une clinique psychiatrique, chargeant Alex, 17 ans, de nous conter cette aventure très particulière. La première séance du Doc – c’est le petit nom du psychiatre de service – nous permet de faire brièvement connaissance avec nos cinq suicidants, deux adultes et trois ados : Colette et Jacopo, Victor, Axel et puis Alice, arrivée en retard mais « belle comme la nuit », c’est la première remarque que se fait Axel dans son for intérieur. A peine l’a-t-il vue, on comprend qu’il est frit, grillé, qu’il est perdu pour la mort et sera progressivement gagné par l’amour. Du côté de la demoiselle, ce sera peut-être un peu moins simple, mais Axel a 188 pages pour la convaincre.

Grâce aux séances du Doc, aux repas pris ensemble, aux activités proposées aux résidents de la Clinique, chacun a amplement l’occasion d’exposer aux autres les bonnes raisons qu’il avait de mourir et aussi ses conceptions plus ou moins tordues de la vie en général et de l’amour en particulier. Ça nous vaut des dialogues tantôt surréalistes, tantôt cocasses ou complètement déjantés, avec toujours un doigt de métaphysique, à laquelle nos revenants ont tous un peu goûté.

Il fallait être assez culottée pour aborder le suicide aussi frontalement. Evidemment, l’idée de faire parler des gens qui se sont ratés est plus vraisemblable que d’essayer d’écouter des gens qui se sont réussis.  La deuxième bonne idée était bien sûr d’en faire un portrait de groupe avec des personnages aux âges et aux motivations bien différentes. La troisième bonne idée est de les avoir sortis de la clinique, quand leur huis-clos menaçait de s’essouffler, pour les lancer sur la route, dans la Rolls de Jacopo conduite par son chauffeur.  L’aventure de notre club des cinq se termine dans le manoir de Jacopo, au cours d’une soirée très spéciale en forme d’apothéose, manigancée par Victor.

Cœur battant est un livre sur la mort où des cœurs battus nous font découvrir qu’il y a parfois une certaine médiocrité dans le fait d’accepter l’existence telle qu’elle s’impose à nous. Ce n’est pas le moindre paradoxe pour le lecteur que de se dire, en refermant ce livre, que ces cinq trompe-la-mort, perchés sur un fil, nous ont finalement donné une leçon de vie.

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:07) :



 Cœur battant – Axl Cendres – Sarbacane, 2018 (188 pages, 15,50 €)

Les Mille vies d'Ismaël

 C'est un peu étrange de penser qu'on est au bout de sa vie alors même qu'on ne l'a pas encore commencée. C'est pourtant...