vendredi 11 décembre 2020

En quête d'un grand peut-être



Sur la couverture, dessinée par Tom Haugomat, deux adolescents éclairent de leur lampe-torche les parois d’une caverne, où gisent des livres, empilés, sans doute abandonnés là par quelque civilisation engloutie. Une jeune fille qui les a précédés lit déjà, accroupie, éclairée par une lampe frontale – ou par un troisième œil, qui sait ?

Et c’est bien à une exploration que nous convient Tom et Nathan Lévêque, deux frères jumeaux que leurs parents ont eu la bonne idée de conduire au Salon du livre de Montreuil en 2008. Ils avaient alors 11 ans. Aujourd’hui, l’un est libraire et l’autre éditeur, et à force de lire, de critiquer des livres, de ratisser les allées des Salons, ils ont réussi à convoquer à leurs côtés dans leur guide de la littérature ado une somme de contributeurs et contributrices qui fait de leur livre une aventure collective originale qui emporte non seulement la sympathie mais aussi l’intérêt. Ce double capital se lit d’ailleurs dans les 760 noms de celles et ceux qui ont financé leur entreprise, cités à la fin.

Intitulé En quête d’un grand peut-être, titre énigmatique, le guide s’ouvre sur un historique. La genèse d’une littérature spécifique pour la jeunesse est brièvement synthétisée pour déterminer quelles conditions ont présidé à l’apparition d’une branche spécifiquement destinée aux ados, et de son excroissance plus récente en direction des jeunes adultes (le « young adult » en angliche). Un lectorat et un marché dynamiques se sont constitués, aux limites fluctuantes, marqués bien évidemment par le phénomène Harry Potter, qui fait l’objet d’un focus de 5 pages. L’adolescence est sûrement un de ces grands peut-être. En 2004, un colloque à Cerisy s’intitulait déjà « Littérature de jeunesse, incertaines frontières ».

Ces frontières mouvantes sont explorées à travers deux portraits d’éditrice, Cécile Térouanne, chez Hachette et Sylvie Gracia, passée des ados du Rouergue aux adultes de L’Iconoclaste. L’autrice Clémentine Beauvais, quant à elle, répond dans un court article aux adultes qui s’étonnent d’avoir pu aimer un livre destiné aux adolescents…

Un guide se doit de sacrifier à la liste des « 100 incontournables ». C’est nécessairement une liste du moment mais Noël approche et si vous n’avez pas d’idées pour vos ados, vous pourrez piocher dedans les yeux fermés.

Un chapitre s’attache à démontrer en quoi la littérature ado est une littérature complète, capable d’aborder tous les thèmes de la littérature générale et ne mérite plus d’être taxée de sous-littérature, même si le phénomène de surproduction, mentionné, a pu desservir son image 

Un dernier chapitre s’interroge sur les chemins de la littérature ado. Qu’est-ce qui fait que ces chemins sont empruntés ou au contraire qu’ils rebutent les lecteurs potentiels ? Sont évoqués tour à tour le rôle de la prescription, le caractère plus ou moins attractif d’une couverture, la place que tiennent désormais les blogs, les vlogs et les réseaux sociaux, dans un marketing viral que les éditeurs aimeraient bien contrôler davantage.

Il faut enfin souligner une chose : ce guide est agréable à lire, par sa maquette soignée, par l’alternance de chapitres didactiques et de portraits représentatifs de toute la gamme des acteurs de la chaîne du livre jeunesse, des auteurs et autrices aux éditeurs et éditrices, en passant par les journalistes, les bibliothécaires, les libraires. 

Cerise sur le gâteau, les frères Lévêque ont réussi à faire écrire 10 nouvelles inédites sur le thème du « peut-être », ce qui donne un bon échantillon d’auteurs et d’autrices contemporaines pour la jeunesse. Tom et Nathan en ont écrit chacun une. Même en se mettant dans la balance, ils n’ont pas réussi tout à fait à obtenir la parité… Pure taquinerie de ma part, parce qu’ils ont fait le choix de promouvoir dans leur guide une langue non-genrée et inclusive, qui alourdit l’écriture mais, heureusement pas, la lecture.

À ce propos d’ailleurs, il reste - peut-être –  au terme de ce parcours très complet dans la littérature ado, un point aveugle qui aurait mérité d’être éclairé par leurs lampes de poche de garçons inclusifs  : pourquoi les lecteurs ados sont majoritairement des lectrices, pourquoi les blogueurs sont le plus souvent des blogueuses, pourquoi les auteurs pour la jeunesse sont plus souvent des autrices ? Réponse - peut-être - dans une nouvelle édition ?


En quête d’un grand peut-être (guide de littérature ado) - Tom et Nathan Lévêque - Éditions du Grand Peut-Être - 2020  (223 pages, 17,50 €)


vendredi 4 décembre 2020

Les derniers des branleurs



Pour sa quatrième édition, les jurés du prix Vendredi, ont désigné cette semaine comme lauréat Vincent Mondiot, pour son livre au titre provocateur : Les derniers des branleurs, paru chez Actes Sud junior.

Ce n’est évidemment pas la première fois qu’un auteur évoque l’univers du lycée et singulièrement l’ambiance de la Terminale avec au bout le baccalauréat, cet examen qui a tenu jusqu’ici une telle place dans l’imaginaire des adolescents et de leurs parents. Cette place mythique du bac, le président Giscard d’Estaing qui vient de mourir, l’avait encore rehaussée indirectement au rang de totem en abaissant la majorité à 18 ans, faisant coïncider pour la plupart des élèves la fin des études secondaires avec l’accès à l’âge des responsabilités présumées adultes. Le Covid aura finalement eu raison du totem (et de VGE), en contraignant l’Education nationale à enterrer le principe d’un examen final coûteux pour le remplacer par un contrôle continu des connaissances. Après la communion solennelle et le service militaire, exit une des dernières épreuves initiatiques qui jalonnaient le parcours adolescent. Il reste le permis de conduire.

Vincent Mondiot a écrit son roman juste avant cette disparition opportuniste du bac. II a choisi un trio bien particulier, deux garçons et une fille, pour prendre à son tour la température lycéenne. Minh Tuan, Gaspard et Chloé passent leur temps à sécher des cours, à partager des joints et à s’incruster dans des fêtes où personne ne les invite plus, tant ils ont su asseoir leur sale réputation. Le fait d’être plus ou moins les parias du lycée et de considérer que leurs condisciples sont globalement des bouffons a plutôt tendance à renforcer leur cohésion au quotidien – tous pour un et seuls contre tous -  quotidien qui est l’horizon le plus lointain que les trois puissent envisager. 

Au fil de l’année scolaire, l’auteur nous dévoile peu à peu les origines du mal-être personnel, familial, social, de ce trio « destroy ». Chloé, qui est tourmentée silencieusement par son asexualité, crache des crapauds comme la fée disgraciée du conte de Perrault, Gaspard est hanté par sa grande sœur, Minh Tuan est moitié viet. En fait, ces trois ados ne sont que la moitié d'eux-mêmes. Est-ce pour cette raison que, tels les Trois mousquetaires, ils vont assimiler très vite une quatrième comparse, Tina, une jeune réfugiée congolaise ? L’arrivée de Tina va certes perturber l’équilibre du trio mais, peut-être, combler secrètement chacun·e. Pourtant, Tina, a priori, n’a pas le même agenda que les trois glandeurs. Elle travaille, elle est plutôt douée et veut avoir son bac. Saura-t-elle leur résister, infléchir leur comportement, c’est l’un des enjeux du roman.

Le vocabulaire des trois adolescent·es n’est guère varié et très ordurier, proche d'un syndrome de la Tourette. En la matière, Chloé n'est pas la dernière. Il faut imaginer que chaque injure est une sorte de « je t’aime » travesti et malheureux, pour l’heure la seule manifestation possible de l’énergie vitale de ces ados artificiellement déprimés, qui manquent de mots et s’ennuient dans un système qu’ils rejettent et qui le leur rend bien.

Comme ils sont en Terminale, Vincent Mondiot va quand même devoir les emmener jusqu’aux épreuves du bac 2020, du moins telles qu’elles auraient dû se dérouler et dont ce roman sera peut-être le dernier témoin. Le chemin est long et la réussite à l’examen de plus en plus improbable au fur et à mesure que l’échéance se rapproche.

L’auteur a ponctué son roman de mots dans la marge, définitions ironiques, explications en contrepoint, commentaires politiques voire excroissances du récit, qui lui donnent  une drôle d’allure, parfois universitaire, toujours bourgeonnante, suggérant l’existence d’histoires et de vies parallèles à celles qu’il décrit, auxquelles nous aurions échappé. Remords d'intrigues ou de personnages abandonnés en route, manières aussi de signifier, façon Magritte,  « ceci n'est pas une fiction »  ?

Décrivant le malaise adolescent face au monde contemporain, il brosse aussi au passage le beau portrait d’une enseignante, Élise Danverre. « Chloé la déteste » parce qu'elle sait que « tous les mecs ont décidé qu'il s'agissait de la prof la plus bonne de l'établissement » et... qu'ils ont raison. Mme Danverre est surtout la seule adulte du lycée à ne pas désespérer du trio parce que, sans vouloir l'avouer à personne, elle comprend et partage en partie ce qui mine ces trois-là, chose qu’elle soigne pour son compte à coup de Doliprane. 


Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:20) :




Les derniers des branleurs – Vincent Mondiot – Actes Sud junior (455 pages - 16,80 €)


vendredi 27 novembre 2020

Miss Charity en BD (tome 1 : L'enfance de l'art)

Dans la sélection du prochain festival d'Angoulême 2021


 

L’une des bonnes nouvelles de la semaine est sans doute la réouverture des librairies, demain samedi, à la veille du premier dimanche de l’Avent. Je ne doute pas que vous allez vous précipiter chez votre libraire préféré, masqué et fébrile, pour rattraper le temps perdu, en pensant déjà, qui sait, à vos achats de Noël.

Au rayon jeunesse, je vous propose, une fois n’est pas coutume, une BD pas comme les autres, une histoire dont on n’a pas enfermé les délicates aquarelles dans des cases trop étroites, où dessin et texte respirent ensemble à l’unisson. Son titre : Miss Charity ; ses auteurs : Anne Montel au pinceau et Loïc Clément au scénario.

Si vous avez la chance de tomber sur l’édition spéciale proposée par les Librairies Sorcières, un réseau de librairies spécialisées jeunesse, Anne Montel et Loïc Clément s’y expliquent sur la genèse de ce projet. Anne raconte qu’elle a découvert le roman éponyme de Marie-Aude Murail à l’âge adulte, en est tombée amoureuse, amour qu’elle a transmis à Loïc et qui s’est transformé en une lettre  conjointe à l’autrice : « on adore votre livre et on veut l’adapter en bande dessinée ». Rue de Sèvres qui avait déjà édité des adaptations de romans de l’école des loisirs a emboité le pas aux deux jeunes créateurs.

Le résultat est splendide. Celles et ceux qui avaient aimé la version originale, grand livre déjà magnifiquement illustré par Philippe Dumas, retrouveront avec plaisir la version de Clément et Montel. Pour qui avait été intimidé par les 563 pages du livre paru en 2008, les 120 pages de ce premier tome constitueront une excellente entrée en matière. On y suit Charity, « une digne petite fille de la bonne société anglaise des années 1880 » qui aurait pu mourir d’ennui ou sombrer dans la folie, mais que son goût croissant et irrépressible pour les animaux, son sens de l’observation et sa curiosité insatiable, vont sauver. Sans oublier l’aquarelle, à laquelle Blanche, la préceptrice française, va initier Charity. Ce premier volume, sous-titré L’enfance de l’art, emmène Charity jusqu’au seuil de sa seizième année et constitue déjà une histoire complète. Si l’ambiance de cet album vous évoque l’univers de Beatrix Potter, la maman inoubliable de Pierre Lapin, ce n’est pas le fruit du seul hasard. C’est la lecture d’une biographie de l’autrice anglaise qui avait poussé Marie-Aude Murail à écrire Miss Charity, hommage à la force des femmes créatrices du XIXème siècle transmise jusqu’à aujourd’hui.

Miss Charity - Loïc Clément et Anne Montel - Rue de Sèvres - 2020 (120 pages, 16 €)

Il n’est pas facile de se repérer dans la littérature ado. La Revue des livres pour enfants, éditée par le Centre national de la littérature pour la jeunesse tient sans doute un rôle central dans le paysage éditorial, avec ses six numéros annuels. Une multitude de blogs et de vlogs offrent désormais leurs points de vue subjectifs sur la production, au fil nourri de celle-ci. Et de temps à autre, un guide fait le point sur l’état de l’art. C’est ainsi que deux jeunes blogueurs, Tom et Nathan Lévêque, devenus à 23 ans libraire et éditeur, proposent en cette fin d’année un panorama de la littérature ado. Leur guide s’appelle En quête d’un grand peut-être et explore cette littérature de façon thématique – la sexualité, la famille, la mort, la révolte, etc - mais aussi au travers de nombreuses interventions d’auteurs et d’autrices. Que raconte-t-on aux ados d’aujourd’hui ? Qu’ont-ils envie de lire ? Vous le saurez en lisant ce guide, qui pourra aussi aiguiller vos achats de fin d’année puisque sa parution est prévue pour le 2 décembre. Je vous en reparlerai dans une prochaine chronique.

Pour écouter cette chronique :



vendredi 20 novembre 2020

Soleil trouble




Fin du monde, fin des temps, apocalypse, mondes d’après, les romans crépusculaires ne manquent pas ces temps-ci. S’ils ont été longtemps cantonnés au rayon science-fiction, ils pénètrent désormais largement ceux de la littérature générale et surtout de la littérature jeunesse, où il ne se passe plus guère un mois sans qu’un auteur ou une autrice entreprenne de décrire l’horizon radieux qui nous attend au bout du réchauffement climatique. Y a-t-il un bout, d’ailleurs, là est la question…

En nous proposant son « Soleil trouble » - c’est le titre de son nouveau livre - Lorris Murail n’entend pas nous faire vivre la grande catastrophe finale, la Sixième extinction, celle de l’humanité, ou nous proposer la nième dystopie. Non, il nous rapproche plus concrètement de ce moment, inéluctable et pas si lointain, où la hausse des températures et la montée des eaux auront sensiblement transformé notre vie quotidienne, quotidien dont il met en scène de puissantes images. Comment allons-nous y faire face, individuellement et collectivement ?

Le jeune héros, témoin de ces transformations, se nomme Thiago. Quand l’histoire commence, son père, Martin, qui travaille à la mairie, annonce à sa famille qu’elle va devoir héberger deux ressortissants des îles Tuvalu, un archipel du Pacifique qui a été progressivement submergé par la montée des eaux. Charlène, la maman, appréhende cette cohabitation forcée avec des inconnus, même si des règles de vie sont imposées aux réfugiés climatiques par les autorités. Ils ne doivent sortir de leur chambre qu’à des heures fixées pour accéder à la salle de bains ou à la cuisine, afin de minimiser les interactions et le poids, réel et symbolique, de leur présence pour la famille qui les accueille.

Dans cette petite chambre où Thiago pénètre parfois, flotte la présence obsédante d’une sœur qui n’a pas voulu naître et qu’il nomme Treiz. Thiago va d’abord ressentir violemment l’intrusion des étrangers dans son univers intime, deux colosses polynésiens, un père et son fils, qui ne parlent pas un mot de français. 

Dehors, la ville étouffe sous des températures qui oscillent entre 40 et 50°. A vrai dire, on étouffe partout et il n’y a plus guère de dehors et de dedans. Des réfugiés commencent à s’entasser près d’une rivière où, enfant, Thiago allait se baigner pour se rafraîchir. Ce temps-là aussi est révolu. Désorienté, il rencontre au hasard de ses déambulations Charles, un jeune homme membre d’un groupe baptisé les Suprêmes qui s’oppose à l’arrivée des immigrants, organisant des manifestations impressionnantes contre les autorités. Thiago est confusément attiré par cette mouvance, maintenant qu’il voit ce que cette arrivée a changé dans sa vie. 

Mais il va bientôt faire connaissance avec Telaki, qui vit désormais sous son toit, chacun bredouillant le peu d’anglais qu’il sait. Et surtout, près de la rivière, il va découvrir un homme malade et effrayant, réfugié au fond d’une grotte, qui va l’obliger à prévenir ses amis via une clé que Thiago doit brancher sur son ordinateur…

Lorris Murail poursuit la réflexion entamée dans son précédent roman, L’horloge de l’Apocalypse, que je vous avais présenté ici il y a deux ans et demi. On retrouve d’ailleurs, projetés cette fois dans ce futur proche de nous, trois personnages de l’ère Trump qui ont grandi et ont quitté les États-Unis : OT, Oneway Ticket l’animateur de cette radio qui déversait dans l’Arizona ses avertissements écologiques, Liz, la nièce de Norma devenue une jeune femme qui va attirer Thiago, et Kemba. Quel secret lie désormais ces trois personnages ? Que cherchent-ils et qu’ont-ils trouvé ? Que viennent-ils faire en France ? Thiago va l’apprendre peu à peu en même temps que sa vie va être bouleversée.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:45) :


Soleil trouble – Lorris Murail – PKJ – 2020 (320 pages, 17,90 €)


vendredi 30 octobre 2020

Même les araignées ont une maman




Tout commence par un chat qui découche. Rien d’anormal a priori. Mais Kim n’est pas rentré à la maison depuis trois jours. Ce n’est pas dans ses habitudes et Thomas commence à s’inquiéter. D’autant qu’un mystérieux tueur sillonne les environs, s’attaquant aux chats et aux chiens et déposant leurs cadavres diversement découpés aux quatre coins de la ville.

Le quatrième soir, Thomas décide d’attendre le retour de Kim en passant une nuit blanche. Et vers quatre heures du matin, il aperçoit une silhouette qui se glisse dans son jardin, une capuche rabattue sur la tête. Un étrange masque rouge et noir lui couvre le visage. À sa dégaine, Thomas reconnaît pourtant Emma, une ado bizarre qui vit enfermée avec son père dans la vieille ferme d’à côté. Rebelote la nuit suivante, mais au passage d’une voiture, Emma s’agite, convulse et reste prostrée sur la pelouse. Thomas sort dans le jardin pour lui venir en aide. Et c’est là que les ennuis commencent, enfin, l’aventure, qui ne se réduit heureusement pas dans le cas présent à une somme d’ennuis.

Disons-le tout de suite, si Emma vit confinée avec son père veuf qui lui fait l’école à la maison, c’est qu’elle est dotée d’un don intense de télépathie, qui lui fait entendre toutes les pensées des personnes qui l’entourent. Soit une insupportable cacophonie dès qu’elle se trouve dans un endroit un tant soit peu peuplé, qu’il s’agisse d’un supermarché ou d’une cour de lycée, tous lieux qu’elle évite donc soigneusement. Le fait qu’elle entende toutes les pensées de son père n’est pas moins gênant pour elle et lui, qui est parfaitement au courant des capacités de sa fille.

Il ne restait plus à Alain Gagnol qu’à lancer les deux ados sur la piste du tueur d’animaux en série. Thomas, qui a une mère psychothérapeute, va revoir Emma. Il va même l’aider à trouver un minimum de contrôle sur son pouvoir télépathique, ce qui va permettre à l’adolescente de sortir de chez elle sans que le monde entier l’assaille instantanément de ses millions de pensées simultanées.

Pour Thomas, avoir une amie télépathe n’est pas simple. Car vont bientôt surgir en lui des pensées pas entièrement avouables envers Emma, qui la feront tour à tour s’offusquer, rougir, sourire et donneront à la jeune fille quelques armes pour taquiner gentiment ce garçon. Elle l’a éveillé à l’amour sans le vouloir vraiment, jusqu’au premier baiser volé, aux conséquences pas toutes prévisibles pour elle-même.

L’auteur explore ce pouvoir d’Emma, en décrit les effets multiples, la puissance et les failles. Si la littérature et le cinéma ont abondamment exploité les ressources de la télépathie, Alain Gagnol réussit à provoquer chez le lecteur des sentiments un peu vertigineux sur ce que deviendraient nos vies quotidiennes si nos fors intérieurs étaient mis à nu, si l’autre pouvait lire en nous à livre ouvert. Lorsque les deux ados enclenchent pour de bon la traque du tueur en série enfin démasqué, le roman d’initiation amoureuse se mue en thriller. Emma et Thomas ont du cran et une bonne dose d’inconscience. La télépathe viendra-t-elle à bout du psychopathe ?

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:10) :




Même les araignées ont une maman – Alain Gagnol – Syros – 2020 (459 pages, 17,95 €)

 

vendredi 23 octobre 2020

Darling #automne





Qu’allons-nous devenir ? En refermant Darling, le livre coécrit par Charlotte Erlih et Julien Dufresne-Lamy, je repensais à toute cette génération qui vit désormais 24h/24 le portable vissé à la main ou l’œil rivé sur un écran d’ordinateur.  Nos deux auteurs se sont installés dans la tête de trois ados : May-Lane, alias Darling et Néo sont jumeaux, à moitié asiatiques puisque leur mère est vietnamienne. La meilleure amie de May, Frederika, est allemande.

Au début du roman, May commence à recevoir des textos d’un correspondant mystérieux, qui a choisi le plus court des pseudos :  Y. Prudente, elle ne répond pas immédiatement mais s’aperçoit vite que Y connaît trop de choses d’elle, de ses faits et gestes quotidiens au lycée, pour qu’il ne fasse pas partie du cercle immédiat de ses relations. Intriguée, curieuse puis flattée par les mots doux et romantiques qu’elle reçoit à une fréquence grandissante, elle se prend au jeu de la correspondance, essayant mais en vain de deviner quel garçon – car pour May il ne peut s’agir que d’un garçon - se cache derrière ce pseudonyme. Ce qui lui laisse le temps de nourrir des hypothèses, jour après jour et de peser le pour et le contre, en attendant la révélation…

Neo, le frère, est un geek qui passe beaucoup de temps à jouer mais n’en a pas fait pour autant une activité à plein temps. Si les liens avec sa sœur se sont distendus en grandissant, ils restent très forts et sans lui dire, Néo, hacker à ses heures, veille sur May, pas trop scrupuleux sur les moyens employés. Il sera place des Quinconces, le jour où Y. aura décidé de rencontrer pour la première fois May dans la vie réelle.

Le bahut est tout bruissant d’histoires. Qui est avec qui, qui a rompu, quels couples sont en train de se former… la petite communauté s’épie, se chamaille à coups d’Instas et de tweets, de hashtags et de like, de photos volées et d’intimités violées. Le jour où May et Y vont sortir du bois ensemble, la meilleure ennemie de May va enflammer la toile locale, démontrant la force de préjugés qu’on croyait révolus.

Nos deux auteurs ont planté leur décor à Bordeaux. Mais ce sont  les relations et les tourments de ces adolescents qu’ils décrivent avant tout. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser par moments qu’ils tournent un peu à vide, tous ces jeunes, dans les boucles interminables de ces réseaux qui ont construit en quelques années de nouvelles formes de socialité d’où surgissent en continu le meilleur et le pire. Société parallèle, chargée de rumeurs, où chacun dispose désormais d’outils de contrôle, de délation et de censure sans pareil. Les premiers émois amoureux peuvent-ils y résister ?

Les auteurs eux, avec cet automne de Darling, ont bouclé leur première saison et nous promettent les trois suivantes, où d’autres ados, entrevus, entreront en scène.

Écouter cette chronique (extrait lu à 2:59) :

Darling #automne - Charlotte Erly Julien Dufresne-Lamy - Actes Sud junior - 2020 (348 pages 16,50 €)


vendredi 16 octobre 2020

L'âge des possibles

 


En ouvrant le livre de Marie Chartres, la seule connaissance que j’avais des Amish, c’étaient quelques images du film Witness, de 1985, avec Harrison Ford. Avec L’âge des possibles, j’ai découvert le rumspringa : les Amish offrent à leurs adolescent•es la possibilité de quitter temporairement leur communauté pour décider en toute connaissance de cause s’ils préfèrent continuer à vivre comme auparavant ou partir dans le monde « extérieur », en sachant que ce sera un aller sans retour s’ils choisissent de vivre dans ce monde-là. L’âge des possibles aurait pu aussi bien s’intituler l’âge des souhaitables ou l’âge du choix.

Représentez-vous une autoroute dont vous ne voyez pas la fin et tout à coup l’apparition d’une bretelle de sortie. Un jour, Rachel et Saul, qui s’aiment peut-être sans le savoir encore, décident de partir ensemble faire leur rumspringa et prennent l’autobus pour Chicago. Ils ignorent ce qu’ils vont trouver  dans la grande ville mais pressentent vite que tout ce qu’ils y verront et vivront sera totalement inédit. Leur route va croiser celle d'une autre jeune fille, Temple, venue assister à la dernière prestation de Mademoiselle Non, une célèbre danseuse. Temple est un peu désemparée à la descente de l’autocar, car sa sœur aînée Ida ne l’attend pas, contrairement à ce qu’elle lui avait promis.  Va-t-elle réussir à la retrouver dans cette ville, inconnue pour elle aussi ?

Marie Chartres décrit l’errance étonnée des deux jeunes Amish, leur rencontre avec Temple, leur alliance de circonstance. C’est un récit à trois voix alternées, qui croise les points de vue sur chacun des personnages, tels qu’ils s’éprouvent eux-mêmes ou sont ressentis par les deux autres. Ainsi, Saul dit de Rachel : « Je la connais mieux qu’elle-même ne se connaît ». Mais il y a un quatrième mousquetaire, en quelque sorte, Frederik, qui a poussé sur le pavé de Chicago et connaît comme sa poche une ville qu’il sillonne jour et nuit sur sa planche, au rythme des raps qu’il compose. Frederik le débrouillard va être le guide du trio, leurs yeux bleus et leur canne blanche : « Allons en ville tous les deux, avec tes yeux de nouveau-né, je te montrerai des choses à regarder. »

Comme son héroïne Rachel, Marie Chartres « aime quand  l’intime surgit accidentellement, tel un animal au détour d’un virage ». Elle parsème son récit de « joyeux petits accidents dans les phrases ». Et même si parfois « il manque des mots » à ses personnages, ces « petits fantômes de mots », on les entend quand même sans qu’ils aient été prononcés ni écrits.

Au fond, Rachel et Saul se posent la même question que tous les ados du monde : ai-je vraiment envie de vivre dans ce monde-là ? Mais eux, parce qu’ils sont amish, ont encore le choix de répondre : « non ».

Que décideront Saul et Rachel à l’issue de leur courte rumspringa ? Quitteront-ils le monde amish ensemble, le réintègreront-ils ou bien cette expérience cruciale pourrait-elle les séparer à jamais ? 


Pour écouter cette chronique (extrait lu à 3:05) :




L'âge des possibles - Marie Chartres - l'école des loisirs - 2020 (231 pages, 15 €)

vendredi 18 septembre 2020

La famille puzzle



Quand Camille et Julien se sont rencontrés, ils n’étaient pas seuls : Camille avait déjà deux préados, Clément et Louise, d’un ex, Antoine toujours fauché et en retard sur la pension alimentaire ; Julien, lui, avait trois plus petits à charge, Léon, Agathe et Rose, leur mère Virginie ayant préféré Flo, une compagne qui avait eu un petit garçon, Achille.

Pascale Bougeault, cette aquarelliste sensible qui a publié de nombreux albums à l’école des loisirs, de superbes carnets de voyage et qu’on a pu découvrir ici notamment dans Maman a tué le chef des pamplemousses et De quelle couleur es-tu ?, s’est lancée, avec La famille puzzle, dans le roman graphique, décrivant et illustrant les aventures en noir et blanc d’une famille recomposée. Comment 3 plus 4 vont-ils pouvoir faire 7 et au final, si tout va bien, UNE famille ? N’est-ce pas une gageure ?

Il faut commencer par le commencement. D’abord informer les enfants : « J’ai rencontré quelqu’un ». Puis organiser un pique-nique où pour la première fois les cinq enfants vont se voir, se jauger, se juger, comparer le nouveau compagnon de maman à leur père, découvrir cette femme qui ne sera jamais leur vraie mère.

Les enfants s’observent, jaugent ce couple, son évolution, participent à l’assemblage de ce puzzle que nul n’a dessiné pour eux, en mêlant leur expériences, en s’ajustant aux manies des uns et des autres, à coups de disputes et de concessions mutuelles, dûment négociées. Bientôt deux maisons ne vont plus faire qu’une, supprimant les harassants déménagements hebdomadaires, simplifiant la vie, même si les ex ont encore leur mot à dire.

Pascale Bougeault croque en quelques épisodes Camille et Julien se livrant au concours du meilleur parent, essayant chacun de faire prévaloir ses propres règles de vie au fil de petites saynètes de la vie quotidienne dessinées souplement au feutre pinceau, en noir et blanc, se réconciliant parfois sur le dos de leurs ex-conjoints. Ce troisième couple reste sous surveillance : les enfants guettent et redoutent le retour des conflits qui ont dissous les deux précédents, ceux qui les ont vu naître. Ce sont d'ailleurs les cinq, coalisés, qui vont siffler la fin du match : « Oh ça suffit les parents ! Y en marre de vos disputes ! »

L’autrice-illustratrice tend aux familles recomposées un miroir tendre où les drames domestiques se dégonflent comme des baudruches, parce que c’est quand même moins fatiguant de s’aimer que de se chamailler, l’un n’excluant pas l’autre. Et le puzzle se fabrique sous nos yeux. Au final, manquera-t-il une pièce ?

Écoutez cette chronique ("lecture" d'un extrait à 02:39) :

La famille puzzle – Petite chronique d’une famille recomposée – Pascale Bougeault – Rue de l’Échiquier jeunesse (110 pages, 15 €) Paru le 17 septembre 2020.




vendredi 14 août 2020

Sidonie Souris

 



Avant de s'exclamer "je sais lire !" puis "j'aime lire !", il arrive que l'enfant qui commence à suivre des yeux l'histoire que lui lit à voix haute un plus grand se dise à voix basse "je peux lire". C'est en tout cas l'argument de la collection lancée récemment par l'école des loisirs sous l'appellation Moucheron, qui étend la gamme des Mouche en direction de ces apprentis-lecteurs, qui se retiennent au bord du plaisir de pouvoir enfin lire tout seuls, peut-être pour profiter encore de la voix de papa ou de maman.

Clothilde Delacroix, qui nous a déjà ravi des aventures de Lolotte, chez Loulou et Cie, croque une merveilleuse famille souris dans Sidonie Souris. Sidonie a un petit frère Tilly, et bien sûr un papa et une maman, très absorbés dans les soins du ménage. Papa bricole et maman cuisine, Tilly joue et Sidonie... écrit. Elle passe son temps à se raconter des histoires jusqu'au jour où, patatras, elle tombe en panne d'inspiration : "Rien. Zéro. Nada". Heureusement, maman va avoir une excellente idée pour la tirer de son ennui naissant...

J'ai bien aimé : l'intérieur rose des pavillons d'oreille des souris, les yeux bleus des filles et jaunes des garçons, l'usage débrouillard et décoratif des ressources de la nature, la confiance de la maman envers sa fille, l'aplomb de l'intrépide Sidonie tout au long de ce petit album d'apprentissage. Longue vie à la famille Souris puisqu'on espère bien que ce premier opus inaugure une nouvelle souris... euh, pardon, une nouvelle série ! 

Pour écouter cette chronique (l'histoire - sans les images ! - est lue à partir de 01:59) :



Sidonie Souris - Clothilde Delacroix - l'école des loisirs, coll. Moucheron - 2020 (45 pages, 6 €)


vendredi 7 août 2020

À corps parfait

Le miroir et l'assiette*


Au Muscadier, la collection Rester vivant, propose des livres « à thèmes ». Redoutable défi pour un auteur ou une autrice. Peut-on écrire un roman à partir d’une idée, d’une thématique, au risque de ne produire qu’un squelette d’histoire sans chair ? A fortiori, s’il est question d’anorexie…

Ce défi, Vinciane Moeschler le relève dans À corps parfait, dont le titre sonne comme un dicton. À corps parfait… rien d’impossible ?  En suivant les quatre saisons d’Audrey, 15 ans, d’un automne à l’autre, l’autrice retrace l’itinéraire singulier d’une funambule de la vie aussi mince que le fil sur lequel elle évolue. Tombera, tombera pas ? Audrey la belle et bonne élève fascine Anton, le tchéco-cubain. Elle l’effraie aussi, du moins le combat qui se livre en elle et dont il perçoit les échos assourdis ou éclatants selon les jours et les humeurs. Pas facile, la miss, avec sa volonté de fer. Arrivera-t-il à lui donner la main et elle, à la saisir ?

Audrey triche. Fait semblant de manger et court aux toilettes se faire vomir. Écrit des haïkus. Audrey ment. Elle fait sa gentille aussi, pour amadouer son entourage et le manipuler. À ce régime (amical), elle pourrait avoir fait le vide autour d’elle et se retrouver seule. Heureusement, il y a Manon qui a pour toutes les circonstances de la vie une sentence du Dalaï lama à administrer, les parents d’Anton, modestes mais chaleureux, qui accueillent Audrey sans restrictions, quoiqu’un peu intrigués. Et puis Anton, bien sûr, qui ne sait pas toujours sur quel pied danser avec cette brindille qui semble prête à casser et jamais ne rompt, animée par une énergie surhumaine qu’elle puise on ne sait où. Alors Anton continue à danser, fidèlement, devant sa belle qui le fait parfois tourner en bourrique. En cas de blues, il peut heureusement compter sur Moka, un grand basketteur sénégalais, qui a lui aussi son jardin privé.

C’est évidemment du côté de la famille d’Audrey que se portent tous les regards et toutes les interrogations. Un petit frère, une mère brillante journaliste et grand reporter, un père business planner toujours fourré chez les Japonais, donc au total des parents très absents. Mamie est là, heureusement. Mais Audrey ne sait pas pourquoi sa mère refuse obstinément qu’elle voie son grand-père, qui n’est pas vraiment son grand-père. Ce papi tabou, que cache-t-il ? Est-ce vraiment dangereux d’aller chez lui ?

En optant pour un récit à double focale – Audrey et Anton – Vinciane Moeschler va nous conduire jusqu’au fantôme qui hante Audrey et sa mère comme seul sait le faire, parfois sur plusieurs générations, un secret de famille inavouable ou simplement inavoué.

Écouter cette chronique (extrait lu à 02:57) :



À corps parfait – Vinciane Moeschler – Le Muscadier – 2020 (222 pages, 13,50 €)

* J'emprunte cet intertitre à un livre déjà ancien (1991) du Dr Bernard Brusset, L'assiette et le miroir, consacré à l'anorexie mentale de l'enfant et de l'adolescent.

vendredi 31 juillet 2020

Comme des sauvages

Le roman noir de l'initiation



Comme des sauvages. Ce texte est sans doute un des plus sombres que j’aie lus en jeunesse depuis un certain temps. Bien sûr, il est bien écrit et ficelé – c’est du Villeminot - si bien qu’en dépit de sa noirceur je n’ai pas eu envie d’en arrêter la lecture, j’ai même désiré aller jusqu’au bout, malignement baladé par l'auteur. J’attendais une éclaircie, une embellie, mais au lieu de cela, j’ai eu l’impression de m’enfoncer dans un long hiver qu’aucun printemps n’a suspendu. Voyage au bout de la nuit. Peut-être Vincent Villeminot aurait dû mettre l'avertissement de Dante au seuil de son livre : "toi qui entres ici, abandonne toute espérance !". 

Si vous avez tendance à trop vous attacher aux personnages, redoutez la déception. Plus d’une fois je me suis récrié : « non, pas lui, non quand même pas elle ! ». Ici les jeunes héros (potentiels) meurent les uns après les autres, parfois en vertu de règles communautaires implacables édictées par les adultes – c’est le prix à payer pour l'initiation du groupe - d’autres fois en raison d’un destin tragique préécrit sans doute dans un autre Livre qui semble avoir été dicté à l'auteur. Car l’univers très réaliste de Villeminot se teinte sans crier gare de fantastique, lorsqu'un sixième sens – animal, métaphysique ? – se glisse dans les personnages et leurs visions individuelles, ou qu'une forme de domestication a imposé ses illusions collectives au troupeau humain, auxquelles le lecteur peut se laisser prendre aussi.

La nature est omniprésente, personnage sans visage du roman et c’est peut-être d’elle qu’émanent les seules possibilités de rédemption, les sentiments les plus sûrs et les plus purs : un bison, un loup, vivent et meurent sans drame apparent, selon les us de leur espèce ou parce qu’ils croisent la route d’un chasseur. On retrouvera dans ce livre les belles descriptions que Vincent Villeminot nous avait livrées dans les forêts de Nous sommes l’étincelle, cette autre dystopie ; mais aussi, dans un cadre naturel présumé innocent, d’impitoyables chasses à l’homme exemptes de toute pitié.

Comme des sauvages mérite bien son titre, qui renvoie à la fois à la vie sauvage immémoriale et à la sauvagerie nouvelle d’humains piégés dans une aventure vouée tôt ou tard à se dérégler. Vincent Villeminot qui nous a donné pendant le confinement un feuilleton bien haletant et dramatique, L’île, semble se spécialiser dans l’hécatombe pré-apocalyptique. Noir c’est noir. Même s’il n’en reste qu’un – allez, deux, avec vous, c’est promis, Vincent Villeminot ne tue pas ses lecteurices - embarquez-vous dans ce roman noir pour deviner lequel !

Écouter cette chronique (extrait lu à 02:35) :


Comme des sauvages – Vincent Villeminot – PKJ (320 pages, 18,90 €) - parution le 10 septembre 2020.

vendredi 24 juillet 2020

Serial Tattoo

Les promesses de l'été (3)


Si vous aimez les séries policières et si vous avez apprécié Snap killer, le précédent roman de Sylvie Allouche, vous retrouverez sûrement avec plaisir (et frisson) l’équipe réunie autour de la commissaire Clara Di Lazio, Clément, Gauthier, Louise et Nathan, cinq policiers unis comme les doigts d’une main.
 
Cette fois, Clara va devoir plonger dans l’univers glauque et nocturne du trafic d’êtres humains lorsque qu’elle croise dans son commissariat une Nigériane qui lui avoue qu’elle vient de vendre sa fille aînée, Shaïna, pour renflouer sa famille. À qui et pour quoi ? Pour l'heure, il y a 30 000 euros dans un sac de voyage que la maman, en plein désarroi, a rapportés au commissariat comme preuve de sa « transaction ». Le temps qu’Ayo Madaki raconte les drames et les persécutions qui l’ont amenée à fuir son pays pour sauver ses trois filles avec elle, Clara va s’apercevoir que la disparition de Shaïna est plus compliquée qu’elle n’en a l’air.

L’enquête commence sans beaucoup d’éléments, et puis Clara, pour une fois, semble perturbée par sa vie privée, ce qui amuse et intrigue son équipe. Les sœurs de Shaïna, d’abord muettes, vont livrer quelques informations précieuses à Louise, la jeune policière qu’on avait vu « faire ses classes » dans Snap killer. Une incursion en soirée au Bois de Boulogne place l’équipe de Clara face au monde de la prostitution dans lequel la commissaire pense trouver une piste qui la mènera à Shaïna. Sauf que ce monde-là n’est pas le sien, mais celui de la BRP, la brigade de répression du proxénétisme, avec laquelle elle va devoir s’entendre. Petit aperçu sur les rivalités entre policiers…

L’enquête doit aller très vite, car le temps est sans doute compté pour Shaïna. Sylvie Allouche conduit son récit à cent à l’heure, souvent à la limite des capacités de la petite équipe, qui, de planques en filatures, ne dort plus beaucoup. Surtout quand Louise propose une solution audacieuse et risquée pour remonter le fil ténu qui pourrait les relier encore à la jeune Nigériane disparue… Fil qui va passer par une artiste, une tatoueuse russe, et les mener jusqu’au bord de l’horreur.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:38) :



Serial Tattoo – Sylvie Allouche – Syros – (362 pages, 16,95 €) - parution le 20 août 2020.

vendredi 17 juillet 2020

Âge tendre

Les promesses de l'été 2020 (2)


 
Il en va sans doute des livres comme de certains gâteaux composites. Si des ingrédients nous rebutent a priori, la confiance dans la pâtissière doit nous inciter à mordre à pleines dents. Ce que je vous invite à faire avec Âge tendre, le nouveau mille-feuilles de Clémentine Beauvais paru le 19 août. Y compris dans les 21 premières pages. Je dois avouer que je fus intrigué par son incipit, une très officielle circulaire du ministère de l’Éducation nationale qui traçait en une page le cadre d’un Service civique de 10 mois (« serci » pour les intimes)  rendu obligatoire entre l’année de 3ème et celle de Seconde (quelle bonne idée ce serait dans la vie réelle !). Ma perplexité, voire mon inquiétude, allèrent croissant lorsque je me rendis compte que je tenais dans les mains le rapport de serci d’un dénommé Valentin Lemonnier qui m’expliquait pendant une vingtaine de pages pourquoi et comment il s’était retrouvé, lui le jeune Albigeois, à faire son service civique dans un établissement de Boulogne-sur-Mer « spécialisé dans la fin de vie des personnes atteintes de démence », choix qui ne semblait pas avoir sa faveur. Le dit Valentin semblait aussi inquiet que son lecteur. Et puis…

Et puis Clémentine Beauvais m’a emballé une fois de plus et j’ai mangé le gâteau avidement, jusqu’à la dernière miette. En croquant les dernières feuilles, le 4 juillet à 1 h 56, je n’ai pu que m’incliner une nouvelle fois : chapeau l’artiste ! Il fallait être sacrément culotté pour croire qu’on pouvait situer impunément le cœur d’un roman jeunesse dans une unité Alzheimer des Hauts-de-France où l’on a reconstitué minutieusement le décor et l’ambiance des années… 60. C’est pourtant là que l’autrice nous entraîne dans ce qui aurait pu être une dystopie tragique et qui est une utopie joyeuse : il est clair que le service civique obligatoire selon Beauvais pourrait exister, que sa Présidente qui œuvre à « une France encore plus juste, encore plus redistributive et à des services publics renforcés » mériterait d’être réélue pour la troisième fois (sic) : tout dans ce roman d’aujourd’hui semble aussi vrai et nécessaire que ces années 60 réinventées pour le bonheur mémoriel de quelques vieilles et vieux « déments ».

La première mission qu’on confie à Valentin lorsqu’il arrive dans l’unité Mnémosyne (du nom de la déesse grecque de la mémoire) est d’écrire à madame Laurel une lettre signée « Françoise Hardy » lui annonçant que non, la chanteuse est désolée, mais elle ne pourra pas venir chanter à son anniversaire. Pourquoi écrit-il le contraire – tout aussi faux - que, oui, Françoise Hardy, sera très heureuse de venir ? Désormais, il va devoir mettre la main sur une jeune femme capable de chanter La maison où j’ai grandi, une Françoise Hardy plausible de 22 ans…

Le personnage de Valentin est coincé à souhait, d’une rigidité morale très « vintage », mais dans sa candeur généreuse et obstinée, c’est bien lui le « tendre » qui va emporter l’adhésion de tous : ses camarades de serci, le personnel et les pensionnaires. Et le lecteur. C’est ce que lui fait remarquer le Dr Sola Perré, qui va jouer un grand rôle auprès de Valentin (et réciproquement) :

« Sola : Tu sais, tu as une grande capacité à animer le monde autour de toi de tes pensées et de tes peurs. Je crois que c’est pour ça que tu y lis souvent des signes. »

L’autrice a doté aussi son jeune héros d’une hypermnésie qui transparaît dans son rapport : ce qui devait faire 30 pages se transforme donc en une sorte de journal de plus de 300 pages, truffé de détails dont l’accumulation et la précision – Valentin a quelques traits autistiques, de prime abord... - participent grandement au comique du récit. Des NOTES RÉTROSPECTIVES, censément ajoutées après la fin du « serci », permettent aussi de mesurer l’évolution de Valentin, de son point de vue sur ses contemporains et sur ses parents, sur les personnes âgées et sur Françoise Hardy et ses robes Courrèges, dont il ignorait tout, évidemment. Dans ces notes, Valentin se fait exégète de lui-même, tantôt en retard sur le lecteur qui a déjà compris bien des choses, tantôt en avance quand il lui fait de nouvelles révélations sur lui. Ce va-et-vient entre le Valentin d’avant et le Valentin d’après est le cœur battant de ce roman d’apprentissage au long duquel l’artiste naissant va déborder et envelopper peu à peu le simili autiste. Surtout, au milieu de ce mille-feuilles, il y a une histoire d’amour cachée, intense et dramatique, dont Valentin va être l’accoucheur obstiné, naïf et roué, tantôt admiratif tantôt choqué, histoire qui va le libérer et avec lui, celle qui la lui confie : Sola, le docteur Sola Perré, la seconde héroïne cachée du roman. Mais chut…

L’écriture polymorphe de Clémentine Beauvais épouse au plus près l’univers saturé de signes dans lequel Valentin vit intérieurement et qu’il objective dans son rapport. Pour autant, ce n’est jamais un exercice de style gratuit. Si l’autrice passe du régime de la circulaire officielle aux dialogues surréalistes entre pensionnaires, parfois pimentés en disputes absurdes, utilise les dialogues théâtraux avec didascalies, des mises en page hachées et syncopées, des encarts et des tableaux (comme dans un vrai rapport de stage), c’est pour composer avec ces matériaux en apparence disparates et chaotiques - la Vie, en somme ! - une symphonie puissante et intergénérationnelle des sentiments humains, au final aussi harmonieuse que cacophonique, aussi audacieuse que pudique. 


Écouter cette chronique sur RCF Loiret :


Âge tendre - Clémentine Beauvais - Sarbacane (378 pages, 17 €) - parution le 19 août 2020.


vendredi 10 juillet 2020

Sauveur & fils, saison 6


Les promesses de l'été 2020 (1)



Avec les 333 pages de cette sixième saison de sa série Sauveur & fils, Marie-Aude Murail poursuit l’exploration de la psyché contemporaine – déjà quelque 1500 pages ! - telle qu’elle se reflète dans le miroir biface du 12 rue des Murlins à Orléans. C’est à cette adresse en effet que Sauveur Saint-Yves, le désormais célèbre psychologue martiniquais, doit se partager, entre son cabinet de consultation côté rue et une famille largement augmentée et recomposée côté jardin. Cette nouvelle saison nous entraîne du 26 novembre 2018 jusqu’à Noël, qui constitue l’épilogue de ces cinq semaines, en forme d’apothéose émue et joyeuse. Ce Noël en rappellera un autre aux lecteurs fidèles de la série, celui de la saison 3, quand Nanou, l’ex-belle-mère de Louise, recevait - et découvrait - Sauveur et sa suite bigarrée (dont Jovo n’était pas le membre le moins surprenant !).

Famille recomposée, home d’enfants ou arche de Noé ? On hésite à caractériser cette tribu joyeuse et tonique d’humains et d’animaux, hamsters, cochons d’Inde et désormais chat puisque Miou y fait son entrée, au grand dam des petits rongeurs. Sauveur ne sait toujours pas dire non à celles et ceux qu’il accueille, recueille, soigne, dans un grand élan d’empathie dont les débordements menacent de mettre en péril, sinon son éthique professionnelle ou sa propre santé mentale, du moins son compte en banque.

L’autrice, elle, épouse résolument la cause de son psy préféré aux côtés de Louise, la peut-être future Mme Saint-Yves, et ne peut donc s’empêcher d’introduire de nouveaux personnages de papier. Ceux-ci prennent chair en quelques lignes et s’inscrivent dans la patientèle du psychologue avec une évidence et une présence telles qu’ils semblent en faire partie depuis le commencement : Sarah l’entendeuse de voix, Ghazil, la petite sœur de Solo, le « maton » de Saran, et bien d'autres, à découvrir dans cette saison, marquée par un événement dramatique.

Le voile pourrait bien se lever publiquement sur le trouble passé de Jovo, de plus en plus "à l'Ouest". Sauveur devra-t-il prendre la décision devant laquelle il a toujours reculé, de saison en saison : se séparer du vieux légionnaire ?

Ella devenue Elliot poursuit sa transition, dont Sauveur ne sait ce qu’il doit en penser jusqu’à ce qu’il se résolve à revoir le jeune homme et son ami Kimi, le dessinateur. Devant l’équilibre qui s’esquisse sous ses yeux, Sauveur va-t-il faire le chemin de pensée et de reconnaissance qu’Elliot attend de lui, dans l'ombre tutélaire de son père ?

Paul et Lazare continuent à grandir ensemble mais leur lien se transforme, se distend. Et depuis que Gabin s’est engagé dans la Marine, Alice s’entraîne aux garçons sans conviction. Va-t-elle supporter longtemps les mains baladeuses de Paulin ? On le sentait venir, on l'attendait : Gabin l’absent prend brutalement de plus en plus de place dans sa tête, dans son cœur, dans son corps. Jusqu'où ?

Dans cette équipe de « boys », Louise se sent un peu seule, surtout depuis qu’elle a perdu le bébé qu’elle attendait (en saison 5). Mais c’est ce qu’elle veut désormais, d’autant plus farouchement : un enfant de Sauveur, qui scellera leur union. Une fille, absolument. Mais la volonté ne suffit pas toujours à déterminer la conception ni a fortiori le sexe d’un nouveau-né…

Comme un bonheur ne vient jamais seul, la saison 6 annonce aussi… une saison 7. Il est loin le temps où Marie-Aude téléphonait in extremis à son éditrice pour lui demander de sous-titrer la couverture du premier Sauveur et fils, « saison 1 »… Que tout le monde se rassure : ce que la saison 6 aura noué, la 7 le dénouera. Avec plus de 130 000 exemplaires vendus en France - près de 60 000 pour la seule saison 1 - et sans doute cinq à dix fois plus de lecteurs et lectrices, la série, traduite désormais en russe et en italien, et bientôt en slovène et en hongrois, poursuit sa course, réunissant toutes les générations.

Pour écouter cette chronique sur RCF Loiret :



Sauveur & fils, saison 6 - Marie-Aude Murail - l'école des loisirs (333 pages, 17 €) - parution le 19 août 2020.

vendredi 5 juin 2020

The Ickabog



Pour la seconde fois en moins d'un mois - la première, c'était L'île, de Vincent Villeminot - je vais vous parler d’un livre qui n’existe pas encore. En littérature jeunesse, même à demi-déconfiné, il est en effet difficile de passer à côté de l’événement du moment. 

Pour les enfants confinés, J.K. Rowling soi-même vient de sortir de son grenier un conte qu’elle avait commencé à raconter aux siens il y a une dizaine d’années, The Ickabog. Elle l’a relu, remanié, puis elle a repris les passages que ses enfants, devenus grands, lui ont dit avoir particulièrement aimés. Et maintenant, elle le publie, en ligne, gratuitement, jusqu’au mois de juillet. Il est traduit au fur et à mesure en italien, espagnol, allemand, portugais (Brésil) et... français, cette version ayant été confiée à la plus anglaise des autrices françaises, Clémentine Beauvais, fan de la première heure de son illustre consœur et qui vient d'exprimer sa joie et sa fierté devant cette « Magickabogiganouvelle »... 

Un livre sera tiré de ce feuilleton et publié au mois de novembre, qui sera illustré par les gagnants d’un concours lancé parallèlement à la parution du conte. J.K. Rowling a décidé d’en abandonner les droits au profit des personnes affectées par le coronavirus.

Cette histoire, destinée aux enfants à partir de 7 ans, n’a rien à voir avec la célèbre saga Harry Potter de la même autrice. L’action se passe dans le royaume de Cornucopia où règne le roi Fred Sans Effroi, un jeune souverain sans histoires à la tête d’un petit pays prospère « qui semblait marcher tout seul. » Il n’y aurait pas eu grand-chose à raconter sur ce roi sans souci s’il n’avait eu deux amis, Lord Crachinay et Lord Flapoon, qui vivaient à ses crochets et lui servaient de (mauvais) conseillers à leurs heures. S’il n’y avait eu aussi aux franges du royaume de Cornucopia, une zone marécageuse où vivaient quelques sujets un peu frustes et une créature, l’Ickabog, peut-être pas si légendaire que ça, même si elle semblait surtout vouée à intimider les enfants turbulents. En tout cas, dans tout le royaume, on devait à l’Ickabog cette sentence que les parents prononçaient chaque soir à leurs enfants en les couchant : « Ne laisse pas l’Ickabog te grignoter l’orteil ».

Je vous laisse découvrir les premiers chapitres de The Ickabog. Huit sont publiés en français à ce jour. Les petit•es Anglais•es n’ont pour le moment que deux chapitres d’avance. « Once upon a time… » ou « Il était une fois...», à vous de choisir ! 

vendredi 29 mai 2020

Autobiographie d'une licorne



Un roman arc-en-ciel

« J’ai seize ans, je m’appelle Carmen et j’ai le physique qui correspond à mon prénom : petite, brune, typée ». Au début de son autobiographie, Carmen nous invite à franchir deux seuils : « Si je vous dis que je suis lesbienne, vous restez ? » Puis : « Mais si je précise qu’en fait je suis bi, vous restez toujours ? » Comme si elle voulait conclure un pacte avec son lecteur ou sa lectrice : « Toi qui entres dans ce livre, laisse à la porte tous tes préjugés ». Sinon, dégage ! La « licorne » pose ses conditions.

Quand son récit commence, elle vit au pied des Pyrénées, à Ax, où elle a été élevée par ses grands-parents Mami et Papi. Son père aussi est présent, car Papi vient de mourir. Pour la deuxième fois dans sa courte vie, Carmen est orpheline : elle avait six mois quand sa mère est morte. Si la disparition de Papi crée un vide immense dans la grande maison, son testament est un véritable séisme qui blesse Mami au cœur et bouleverse sa petite-fille, entre colère et chagrin. Le père de Carmen est reparti en Italie. Les deux femmes vont devoir faire face toutes les deux à l’urgence du présent : un deuil intime doublé d’une trahison publique, aggravés d’une précarité totalement imprévue.

Sur ce fond de déroute domestique, Carmen nous entraîne dans sa vie de lycéenne, rythmée par les trajets en autocar matin et soir entre Ax et Foix, avec ses deux meilleurs amis, Nicolas et Maguelonne, qui soutiennent son moral et sa scolarité : dans le trio, c’est elle le cancre. Le fait que Papi soit brusquement descendu de son piédestal n’arrange pas les choses. Et puis en cours, Carmen l’ado est distraite, n'écoute plus les profs, les hormones en ébullition : elle pense à ce baiser volé à Ariel, ce jeune policier de 25 ans, qui, troublé, l'a laissée repartir en voiture dans la nuit, sans permis... Elle pense surtout à Charlotte puis à Marion. Comment dit-on « je t’aime » à une fille, comment, surtout, peut-on s’assurer un minimum qu’on ne va pas se prendre un « râteau » ? Bref, pour Carmen,  l’amour est la grande affaire du moment mais dans une petite ville comme Ax ou même Foix, pas question de marcher en tenant la main d’une fille ou de l’embrasser sur la bouche en public. Les hétéros n’ont pas de problèmes, eux. Du moins de ce genre.

Aussi, comment sortir du placard, comme disent les Québécois, dans un endroit où tout le monde se connaît, s'épie ? Carmen n’a rien dit à ses deux ami·es d’enfance. A fortiori rien non plus à Mami. Un jour, elle ose pousser la porte d’une permanence LGBTQ+, premier pas vers l’affirmation d’une orientation sexuelle qu’elle pressent, sans être sûre d’elle encore. Les choses vont cheminer, d’initiatives en malentendus, de rencontres en ruptures.

Maïté Bernard se laisse guider par sa jeune héroïne dans les méandres d’une lente initiation à la passion et à l'identité amoureuses. Carmen tour à tour s’embrase et recule, s’élance et s’enfuit et le portrait que l’autrice en trace est tantôt agaçant tantôt émouvant. C’est que Carmen se cherche sous nos yeux, tâtonne, s’empêtre dans ses audaces et ses mensonges, en paye le prix, pour s’affirmer peu à peu. Elle a des modèles, lointains comme Kristen Stewart, « bi, comme moi », ou proches comme Marion. De l'actrice, elle dit : « j'aime qu'elle aime les femmes mais sans avoir l'air de le revendiquer, comme si nous étions déjà passés dans un monde où ça n'a aucun intérêt. » Au risque que ce monde soit sans intérêt aucun ? 

Dans ce roman d’apprentissage, Maïté Bernard a multiplié les situations et les personnages, sans en faire pour autant un catalogue arc-en-ciel. Ses lectrices et lecteurs de tous bords s’y reconnaîtront eux-mêmes, ou tel·le ou tel·le de leur ami·e. Ils y trouveront peut-être un havre temporaire. Et toute licorne y découvrira cent raisons d’espérer et d’entreprendre, de persévérer et de réussir. En amours de toutes les couleurs. 

Écouter cette chronique (extrait lu à 03:35) :



Autobiographie d’une licorne – Maïté Bernard – Syros – 11 juin 2020 (423 pages, 17,95 €)

vendredi 22 mai 2020

Reality Girl



La Toile hébergerait aujourd’hui près d’un milliard de blogs alors que le plus ancien n’aurait guère plus de 25 ans. C’est dire à quelle formidable expansion on a assisté. Le terme de blog recouvre évidemment une grande variété de contenus. 

Pour beaucoup d’adolescent•es, « tenir un blog » est devenu une façon d’écrire son journal intime à ciel ouvert en soumettant à l’évaluation publique son identité et son ego, diversement travestis pour les besoins paradoxaux d’une reconnaissance anonyme aussi impérieuse qu’hypothétique. Finis les petits carnets cadenassés décorés d’une licorne : on tient son blog sous un pseudo (ou un nom de guerre) qui abrite avant tout de la curiosité parentale tout en s’offrant à celle du monde entier. Comment, sauf dénonciation sournoise, père et mère retrouveraient-ils leur progéniture dans cet océan sans rivages ni repères ?

Avec Reality Girl, Lorris Murail a décidé de peindre à sa façon ce monde des blogueuses en se mettant dans la tête d’une fille, comme il aime à le faire depuis longtemps. Aurore, 14 ans et 3 mois, se présente en orpheline, du moins en voie d’orphelinisation. En fait, on comprend vite que ses parents sont, plus classiquement, en voie de séparation. En conséquence de quoi, Aurore a décidé de changer de collège et de se confiner  chez sa grand-mère paternelle, dénommée Marianne mais qu’elle appelle COUPON depuis toute petite. Pourquoi ? Parce qu'elle l’a toujours vue collectionner les offres, les bons de réductions, les promotions ; pire, elle gagne SOUVENT : le pavillon crépi de COUPON s’apparente donc à une sorte de brocante, sauf que tous les bidules qu’elle recèle sont NEUFS.

J’aurais tout aussi pu bien dire que notre auteur a choisi de se payer la tête des toutes les émissions de téléréalité qui ont envahi le PAF, juste après les séries policières. Car si Aurore est réfugiée chez COUPON, elle va aussi devoir supporter le spectacle bi-hebdomadaire de ses parents engagés respectivement dans DES PRÉTENDANTS POUR MAMAN (Corinne alias maman) et L’AMOUR VENU DU FROID (Alex alias papounet). Et si jamais COUPON s'y mettait elle aussi ?! La plume satirique de Murail fait mouche à tout coup.

Si vous ajoutez à ça qu’Aurore, ayant choisi comme emblème de son blog un papillon monarque - Danaus Plexippus pour les spécialistes - va entrer en contact avec un lépidoptériste australien qui occupera progressivement ses pensées les plus secrètes, vous aurez un bon aperçu du livre que vous allez vous empresser de lire. Mention spéciale au lien qu'Aurore parvient à tisser avec Jamila et son hijab. Jamila est la précieuse « élève quota au titre de la diversité » dans le collège catholique Sainte-Jeanne-d'Arc-au-Bûcher, ce qui lui vaut... une scolarité gratuite. Aurore va découvrir que, sous ses voiles, Jamila est une fille canon...


Aurore, en bonne adolescente est évidemment complexée (par son nez qu’elle juge trop long) et les coms tardent à se lâcher sur son blog, que son Australien est peut-être seul à lire... Du coup, elle écrit elle-même les commentaires. Mais son humour aussi désespéré qu’impitoyable nous emporte dans une comédie tendre et acide, rythmée par les efforts pathétiques de ses parents pour se recaser. On sourit ou on rit franchement à chaque page, Aurore alias Reality Girl ne laissant guère en repos les supposés lecteurs de son blog que nous sommes, au final.


Reality Girl - Lorris Murail - L'Archipel - 2010 (274 pages, 13,50 €)

vendredi 15 mai 2020

La fille des manifs



Hasards de la programmation éditoriale, Actes Sud Junior et Syros publient chacun à quelques semaines d’intervalle un livre qui raconte l’irrésistible ascension d’une adolescente propulsée plus ou moins malgré elle à la tête d’un mouvement de lutte pour la survie de notre planète. Il y a trois semaines, je vous présentais Jean-Philippe Blondel campant Lou en Greta Thunberg du Grand Est dans Il est encore temps ! Aujourd’hui, c’est Isabelle Collombat qui, avec La fille des manifs, nous conte l’itinéraire de Barbara militant pour la sauvegarde du climat.

Lorsque commence le récit de Barbara, elle est déjà bien engagée dans les manifestations dont elle a pris la tête. Mais après l’euphorie des débuts, les difficultés vont s’accumuler sur ses épaules. La Présidente de la République – oui, la France a élu UNE présidente, preuve que nous sommes bien dans une fiction – tente de récupérer à son profit les images positives que diffusent sa jeunesse et l’énergie qu’elle incarne. Son directeur de cabinet essaie de forcer la main de Barbara en l’invitant à un déjeuner à l’Élysée. Le refus de la jeune fille, quelques propos "à l'arrache" répercutés par les médias, vont lui valoir des ennuis. Une députée de la majorité la descend avec mépris à la radio. D’obscures barbouzes essaient de la salir en déclenchant une campagne de harcèlements et de calomnies via les réseaux sociaux. Jusqu’où ira la violence des attaques ? Barbara l’ignore encore, mieux vaut pour elle.

Dans ce tourbillon médiatique, Barbara a heureusement le soutien de ses parents, de son petit frère Joris et d’amis fidèles engagés avec elle. Mais la grève des élèves tous les vendredis ne fait pas que des heureux dans le monde éducatif. Le proviseur, plutôt bienveillant, a des comptes à rendre au Rectorat. Surtout, Barbara est dans une section pro, hôtellerie et cuisine, elle doit bientôt faire un stage chez un grand chef et les pressions vont monter de toutes parts pour tenter de l’abattre, elle et le mouvement qui l'aspire autant qu'elle l'entraîne.

Isabelle Collombat a confié les rênes du récit à sa jeune héroïne. Et celle-ci ne peut s’empêcher de l’écrire comme un journal qu’elle destinerait à sa grand-mère, Annie, dont on va découvrir peu à peu le destin tragique. C’est une seconde histoire, parallèle, qui court aux côtés de Barbara, placée sous l’aura d’Annie, et du temps présent, le combat d’une femme blessée par la vie qui, revenue comme un ange du passé, va entretenir le dialogue de sa petite-fille avec elle-même, soutenir sa colère et lui interdire de renoncer à l’action et à la lutte. Et qui sait à l’amour ? Car Barbara peine à entrevoir au milieu de tout ce b… qu’elle est aussi tombée, chemin faisant, grave amoureuse.

La fille des manifs – Isabelle Collombat – Syros – 2020 (176 pages, 15,95 €)

vendredi 8 mai 2020

L'île



Aujourd’hui, je veux vous parler d’un livre qui n’existe pas mais que son auteur a terminé hier, 7 mai 2020, remerciements inclus, et que j'ai lu. Vincent Villeminot, dont je vous ai présenté naguère Nous sommes l'étincelle, s’est lancé au début de cette période, qui restera sans doute dans l’histoire de France comme celle du « Grand Confinement », dans l’écriture d’un roman dont il avait jeté les bases l'an passé lors d’une résidence d’auteur à l’île d’Aix. Pour ceux qui ne connaîtraient pas la Charente-Maritime, l’île d’Aix est un petit caillou situé dans le Pertuis d'Antioche, entre l’île d’Oléron et Fouras, où l’on cultive les huîtres, le souvenir de Napoléon et les touristes qui s'intéressent encore à « cet enflé avec son chapeau à la con » (comme disait Zazie).

Notre auteur a surtout décidé de renouer avec la tradition des feuilletonistes. Avec la complicité de son éditeur, il a délivré peu à peu son récit de sa gangue imaginaire, mettant en ligne chaque soir à 18 h pétantes, via Calameo, quelques pages abondamment commentées, analysées, décryptées sur Facebook par un nombre croissant de lecteurs (dont une majorité de lectrices, m'a-t-il semblé) progressivement constitués en fandom. J’avoue que je me suis pris moi aussi au jeu, de la lecture sinon des commentaires, et j’ai attendu chaque soir ma livraison à domicile, lisant en dix minutes ce que l’auteur avait mis huit heures ou plus à écrire. Ça m’a rappelé l’époque où je découvrais avidement chaque soir, en rentrant du travail, un bout de Miss Charity, le roman qu’écrivait ma femme.

Hors saison, il n’y a qu’une petite centaine d’habitants sur l’île qui est desservie par un bac, comme l’étaient autrefois Ré et Oléron avant qu’on ne bâtisse un pont les reliant au continent. Sa petite taille a valu à Aix de rester une île. Les insulaires ressemblent peu ou prou à des gens qui se seraient confinés plus ou moins volontairement... 

Or, un beau jour, ou plutôt un mauvais jour, de mystérieux et inquiétants événements, visibles de l’île, se produisent sur le continent. Fumées noires, flammes immenses la nuit, La Rochelle et toute la côte s’embrasent, plus aucune liaison téléphonique ou radio ne fonctionnent. Sans nouvelles, les Aixois·es en sont réduit·es à formuler les hypothèses les plus épouvantables : explosion nucléaire, guerre civile, épidémie foudroyante, folie collective... Certains, plus inquiets, ont des proches à La Rochelle, enfants, frères, sœurs, qui ne répondent plus. Sachant qu'elle ne peut compter dans l’immédiat que sur ses propres ressources, l’île s’organise et se met en position d’autarcie défensive.

Une petite bande d’ados, amis, frères et sœurs, d'abord insouciante, feignant de croire à un nouveau jeu, commence à gamberger. Il y a évidemment, tant parmi eux que parmi les adultes,  des passifs qui ressurgissent, des rivalités, des jalousies, qui pèseront sur le cours des événements, de plus en plus dramatiques au fil des quatre mois raconté par un des jeunes, Jolan dit « Poléon ». Dans l’épreuve, les caractères se dévoilent, s’affermissent, de façon parfois inattendue. Les amitiés et amours se nouent et se dénouent.  Au fil du temps, une hypothèse effrayante prend corps et circule dans la petite communauté : une maladie très contagieuse, une sorte de rage baptisée Amok aurait contaminé l'ensemble de la population française qui se serait entre-tuée.  Les Aixois décident en conséquence de dresser un cordon sanitaire, gardé jour et nuit : nul n’entrera dans l’île jusqu’à nouvel ordre. Pourtant des jeunes de l’île qu’on croyait morts tout en les espérant vivants, parviennent à aborder : mis immédiatement en quarantaine le temps de savoir s’ils sont malades ou non, les choses tournent mal, confirmant les doutes que tout le monde avait, et les hypothèses les plus tragiques. On ne peut en dire plus par peur de « divulgâcher » la suite de ce thriller insulaire.

Vincent Villeminot nous a tenus en haleine jusqu’au bout et retombe sur ses pieds. Chapeau, l’artiste ! Les résonances de cette aventure avec notre situation actuelle de lecteurs confinés n’étaient évidemment pas fortuites… S’il a voulu souligner dans ses remerciements le caractère collectif de son entreprise tout aussi confinée (lire aussi son interview ici),  nul ne doute désormais que c’est le courage de l'auteur et l'appoint du whisky écossais seuls qui nous ont valu d’assister à l’éclosion à ciel ouvert - sombre mais pas désespérant - de cette fiction si proche de la nôtre. 


L’île – Vincent Villeminot – 2020 – éditeur probable : PKJ – quelque 500 pages – prix fixe à fixer...

À noter qu'une version audio, concoctée en famille, double le manuscrit numérique sur Spotifiy.

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