vendredi 27 avril 2018

Emma




Est-ce pour rappeler cette habitude qu’ont pris les météorologues de donner des prénoms féminins aux pires cyclones (qu’ils alternent désormais, féminisme oblige, avec des prénoms masculins…) ? Toujours est-il que Tess Corsac a intitulé son premier roman pour la jeunesse « Emma ». Or ce doux prénom désigne dans cette œuvre d’anticipation un terrible virus qui a ravagé la Terre au point de faire passer la population mondiale de 7 milliards d’habitants à une grosse centaine de millions. On a appelé cette pandémie La Grande Moisson. Les survivants se sont organisés, retranchés dans des villages retirés de tout, se soumettant à une stricte discipline pour éviter tout contact avec ceux qui sont encore porteurs de la maladie. Chaque personne indemne est désormais marquée au front d’un tatouage bien visible et régulièrement actualisé lors d’une visite médicale.


La civilisation que nous connaissons s’est évidemment effondrée, aucune des techniques modernes n’ayant pu subsister faute de pétrole, d’électricité, d’usines en état de marche. Le monde que nous connaissons, défait, est revenu à la vie paysanne de subsistance la plus élémentaire, mais une vie cruelle où la définition même du mot humanité a changé. Seuls quelques îlots officiels, essentiellement médicaux, subsistent, étroitement surveillés contre les malades qui rôdent alentour et sont traités aussi impitoyablement que des morts-vivants.

La narratrice est une jeune adolescente qui, lorsque le roman commence, ne sait pas grand-chose du monde où elle est née, de son histoire et des dangers qui rôdent, dont elle a été préservée jusque là en vivant dans un village au cœur des Pyrénées. Elle va les découvrir au moment de son premier voyage, initiatique, dangereux, avec ses parents, sa tante Sarah et Basile.

Tess Corsac entraîne le lecteur dans un univers tout à la fois familier et cauchemardesque, vu à hauteur d’enfants. Ceux-ci doivent désormais faire face rapidement aux plus rudes initiations lorsqu’ils sont introduits dans un univers où abattre sans pitié son prochain n’est rien d’autre qu’une nécessité sanitaire, vitale pour ce qui reste de la civilisation humaine. 

Avec ce roman, la collection « Rester vivant » de l’éditeur Le Muscadier n’a jamais mieux mérité son nom.

Écouter cette chronique (extrait lu à 2:34) :



Emma – Tess Corsac – Le muscadier (333 pages, 16,50 €)

vendredi 20 avril 2018

J'embrasse pas



Les parents de Sarah ont étalé les envois. C’est comme ça qu’elle se retrouve au collège, entre un grand frère, Ewen, étudiant en médecine, et un petit frère qui distribue encore des bisous baveux sentant le doudou douteux. Or Sarah a un problème avec les bisoux, baisers, embrassades et frottages de joues de toutes sortes, tous ces trucs pas hygiéniques que tout le monde veut vous faire, alors que pour elle, une franche poignée de main suffirait bien. Une main dit tant de choses à elle seule…

Seulement voilà, hé, hé, Harry est arrivé au collège. Harry, c’est le beau gosse américain doué en tout et de partout, qui a fait immédiatement craquer toutes ces demoiselles, y compris Sarah. Sarah qui se rend compte tout à coup qu’elle part dans la course avec un sérieux handicap : « j’embrasse pas ». Comment se rapprocher du prince charmant quand ce simple contact que tout le monde trouve normal vous révulse ?

C’est grand frère qui va trouver la solution. Car Harry a un point faible : il fait de l’escrime. Pour sa petite sœur, Ewen va ressortir sa tenue de gladiateur délaissée depuis deux ans et entraîner Sarah dans son ancien club, où tire l’Américain. Conquérir Harry à la pointe de l’épée ne va pourtant  pas être une sinécure. Sarah qui n’a jamais tenu une épée de sa vie va devoir faire un long chemin, entraînée clandestinement par son frère dans le garage familial. Elle souffre, elle transpire, elle a mal, mais elle tient bon. Est-ce que le jeu en vaut la chandelle, est-ce que ce long détour par le sport va amener Sarah en face d’Harry, enfin seule à seul et sans concurrence ?

C’est ce que vous saurez en lisant le livre de Richard Couaillet qui s’est glissé avec un plaisir évident dans la peau de sa narratrice, même si cette peau la démangeait un peu au départ. Sans doute s’est-il bien vu en même temps dans le rôle du grand frère favorisant les premières entreprises de séduction de sa petite sœur. C’est d’ailleurs cette relation-là que le livre met le mieux en lumière, Ewen et Sarah, Sarah et Ewen comblant peu à peu la distance que leurs dates de naissance semblaient avoir instaurée définitivement. J’embrasse pas est autant un livre sur l’amour fraternel et sororal que sur l’amour tout court. Mais rassurez-vous, Harry ne perd rien pour attendre. Vous non plus.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 2:31) :


J’embrasse pas – Richard Couaillet – Actes Sud junior (88 pages, 12,50 €)

vendredi 13 avril 2018

Les quatre gars

Le retour du tendre ?



Une maison pas très bien tenue, avec quatre hommes pour trois générations : Papi qui guette, la journée durant mais non sans résultats, des signes de sa femme morte cinq ans avant ; Papa Jean, bafoué, boudeur buté, campant sur sa douleur de mari abandonné sans préavis ; deux garçons, Yves, le beau costaud qui ne pense qu’aux filles et Louis, le petit dernier, crevette qui n’a pas encore tout à fait avalé son chagrin de maman-partie.

Pour adoucir ce plan un peu lugubre, c’est l’île de Noirmoutier qui sert de décor, avec le soleil, les salines et l’océan. Jean, le père, est paludier et c’est le sel qui les fait vivre tous les quatre, chichement, âprement, fièrement, aux dépens parfois des touristes parisiens dont Louis et son grand-père ont l’art d’entortiller les portefeuilles, sur le marché local.

La famille trop-de-garçons est aussi honorablement connue par la maréchaussée de l’île sous l’appellation non contrôlée de « famille Dégâts ». Car les gars en question, sous la conduite d’Yves, maître d’œuvre de toutes les bêtises possibles, se retrouvent au poste plus souvent qu’à leur tour, en compagnie de quelques autres dont le copain Denis qui, pour son plus grand bonheur, est le fils bien identifié du gendarme en chef.

Au quotidien, l’atmosphère est parfois lourde, chez Les quatre gars de Claire Renaud. Comment faire autrement avec des garçons incapables d’exprimer ce qu’ils ressentent, au point de douter qu’ils puissent ressentir quoique ce soit ? Les cœurs sont entourés d’une croûte de sel, d’autant plus épaisse que le temps a passé : boys don’t cry.

Pour qu’il puisse arriver tout de même quelque chose, Claire Renaud a confié la narration de ce huis-clos trop mâle au plus jeune des quatre, Louis-Marie de son prénom entier. Peu à peu, comme une marée doucement montante, le tendre qui semblait définitivement enfoui dans les sables, loin au large, commence à ressourdre. Madame Mariette, l’institutrice de Louis, a tout  le charme nécessaire pour incarner la figure maternelle enfuie. Sans le savoir, Louis la tire tous les dimanches par la bretelle de sa jolie robe jusqu’à  l’étal dominical de son grand-père, comme un cheval de Troie de l’amour.  Et de dimanche en dimanche, sans qu’elle le sache elle-même, les visites réitérées de Suzanne aux marchands de sel assiègent la colère et la tristesse de Jean, marri sans Marie, l’ex-femme honnie.

Pendant ce temps, Yves, le hâbleur couvert de minettes, tombe sur un os, une sèche Irène enfouie sur la plage dans ses livres et sous ses pull-overs, pas prête du tout à succomber à son charme irrésistible. Après deux claques aussi retentissantes que méritées, Yves va devoir apprendre l’art et la manière, sous la férule d’un auxiliaire inattendu : Cyrano de Bergerac, dont le panache et la verve donneront aussi au grand-père et au petit-fils l’idée d’une intrigue bien foireuse pour achever – ou ruiner définitivement - la conquête de Suzanne.

Claire Renaud campe ce microcosme insulaire avec tendresse et humour, contournant les écueils, taillant les épines, faisant fondre le sel pour atteindre les cœurs, mettant enfin tous ces mâles cavernicoles à l’apprentissage d’un monde inconnu d’eux : celui du sentiment.

Ecouter cette chronique (extrait lu à 3:08) :



Les quatre gars – Claire Renaud – Sarbacane, 2018 ( 229 pages, 15,50 €)

vendredi 6 avril 2018

Le célèbre catalogue Walker & Dawn




A moins d’être bibliothécaire, peut-on encore rêver aujourd’hui sur le mot « catalogue », comme Colette le fit jadis sur le mot « presbytère » ? Je sais qu’enfant, dès que j’arrivais en vacances chez ma grand-mère, l’un de mes grands plaisirs était de dénicher sa collection de catalogues Manufrance et de m’y replonger. J’y trouvais la diversité des objets d’une société de consommation naissante, dans une profusion ordonnée qui devait tout à la fois stimuler et rassurer mon imagination. Le monde entier à portée de main, dans un seul livre, au cœur de la campagne charentaise ! L’aventure de « Manufrance » qui avait duré un siècle s’acheva dans les années 80. Les catalogues disparurent eux aussi, progressivement avalés par le monstre numérique : les GAFA et leurs moteurs de recherche ne sont pas payés pour nous faire rêver.

L’ écrivain italien Davide Morosinotto, lui, a décidé d’opérer un long voyage dans le temps et dans l’espace, comme pour ressusciter la fascination que Manufrance exerça sur moi. Il nous transporte pour cela dans la Louisiane du début du siècle dernier, en 1904. Dès qu’ils peuvent échapper aux adultes, quatre gamins se retrouvent dans leur Refuge, une cabane construite dans le bayou et connue d’eux seuls. Ils viennent aussi de se tailler un canoé dans un cyprès. En pêchant, ils trouvent 3 dollars dans une boîte de conserve, somme inespérée pour eux. Peter, dit P’tit Trois, feuilletant en cachette Le célèbre catalogue Walker & Dawn, lecture de chevet quotidienne de sa mère, décide d’acheter un revolver et convainc ses amis. Malheureusement pour eux, mais heureusement pour l’histoire qui va s’amorcer, ce n’est pas le revolver convoité qu’ils reçoivent, mais une vieille montre à gousset, cassée de surcroît.

L’arrivée à cheval d’un certain Jack, qui semble rechercher l’objet envoyé par erreur comme s’il avait une valeur particulière, va décider la petite bande à porter sa réclamation jusqu’à Chicago, siège de la maison-mère, à l’autre bout de l’Amérique, donc. On ne dira pas ici quelle affreuse circonstance débarrasse fort à propos nos amis de l’encombrant Jack. Toujours est-il que P’tit Trois, Eddie, Julie et son petit frère Min embarquent sur leur pirogue, sans douter de rien et sans prévenir personne, remontant le delta du Mississipi, direction La Nouvelle Orléans. Et après ? Après, on verra bien !

L’auteur confie la narration à ses quatre aventuriers à tour de rôle. Bien sûr, les embûches vont se multiplier sur leur route, fluviale et ferrée et les péripéties constituent l’essentiel du roman. On croit à plusieurs reprises que leur odyssée va être stoppée net mais quelque circonstance favorable vient toujours les tirer d’affaire et les renforcer dans l’idée que la fortune sourit aux audacieux et que c’est à Chicago qu’elle les attend.

Davide Morosinotto s’est visiblement amusé à reconstituer les décors d’époque et l’esprit d’une Amérique grouillante et maligne, prête à tout, peuplée de personnages dignes de Mark Twain. Il nous livre un roman d’aventures à l’image de ce pays où l’important pour chacun est avant tout de devenir riche. Les plus jeunes se laisseront prendre par les voix juvéniles des quatre échappé·e·s du bayou. La présentation de ce gros livre, abondamment illustré de cartes, d’images et de coupures de journaux anciens, est intrigante. Il se lira facilement, dès 8-10 ans.

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:05) :


Le célèbre catalogue Walker & Dawn – Davide Morosinotto – traduit de l’italien par Marc Lesage – l’école des loisirs (424 pages, 18 €)

Les étincelles invisibles

  Nous sommes à Juniper, un petit village écossais proche d’Edimbourg. Adeline, dite Addie, a 11 ans et deux sœurs jumelles plus grandes, Ni...