vendredi 22 décembre 2023

La tempête



Au détour d’une allée du récent salon de Montreuil, une BD avait happé mon regard. Sur la couverture, une femme aux cheveux gris s’abandonnait tendrement sur l’épaule d’une autre, plus jeune. Toutes deux avaient fermé les yeux pour savourer cet instant – d’au revoir ou de retrouvailles, on ne pouvait le deviner - et il y avait dans l’immobilité de leur embrassement une rare intensité, renforcée par le trait du dessin, à la fois sûr et brouillé, par l’éclat décidé des couleurs et leur harmonie, et au-dessus de tout ça, un titre qui semblait démentir la sérénité de cette scène si simple : « La tempête ».

Mais me direz-vous, comment avais-je pu voir tout cela dans l’abondance d’un salon aux mille tentations dont on sort chaque année un peu hébété, à la vue d’une si riche littérature jeunesse, mais aussi comblé par la certitude d’un bonheur de lectures entrevu comme inépuisable ?

Eh bien, je crois que cela ressemble à ce qu’on nomme, en d’autres circonstances, un coup de foudre, un « love at first sight » comme on dit dans les comédies anglophones. Oui, je savais que j’allais lire cet album, que j’avais à peine pris le temps de feuilleter sur le stand de l’Agrume, sa maison d’édition, et qu’en l’ouvrant, en le découvrant, en le lisant, en le contemplant, une fois, deux fois, trois fois, il m’emporterait définitivement dans son univers familial, coloré, dramatique, dans l’ombre d’une maladie mortelle, et pourtant si vivant.

C’est l’histoire d’une famille, d’une fratrie, deux sœurs aînées, Violette et Colombe et un petit frère, César, qui affrontent la maladie au long cours de la mère. Vingt années d’alertes et de rémissions vécues entre le Maroc et la France, pendant lesquelles se succèdent embellies, traitements, rechutes, allers-retours auquel l’espoir lui-même semble s’être habitué.

Entre le présent qui annonce la couleur d’emblée avec une visite de contrôle chez le cancérologue à Paris et le passé d’une famille qui s’est expatriée au Maroc de bonne heure, quand les enfants étaient encore petits, Violette Vaïsse a multiplié les analepses et au bout de l’album nous avons vu cette famille grandir malgré tout, avec cette épée de Damoclès au-dessus de sa tête.

Lorsque les enfants sont jeunes, leur vie marocaine est rythmée par les voyages thérapeutiques de leur mère en France. Devenus grands, ils se sont installés tous les trois en colocation en France, et ce sont eux qui y accueillent leur mère venue du Maroc se faire soigner. Le mari, le papa, n’est jamais loin.

Sortie en 2013 de Saint-Luc, la célèbre école supérieure des arts de Bruxelles, Violette Vaïsse a éclos, éditorialement parlant, en 2022, année au cours de laquelle elle a fait publier cinq livres. Sa technique mêle le dessin à la main, sur papier, avec ce trait qui fait trembler les contours et la palette graphique qui lui permet de chercher longuement les couleurs et d’obtenir les beaux aplats et les harmonies souhaitées.

Si sa BD s’appelle La tempête, c’est en hommage à une lecture d’enfance homonyme de l’autrice-illustratrice : La tempête, de Florence Seyvos illustrée par Claude Ponti. Une belle et longue citation graphique de Ponti la conclut d’ailleurs, laissant toute la famille sur l’image d’un bateau, une sorte d’arche qui lui a permis de survivre et de prolonger encore le voyage indécis qu’est toute vie. Mais que pourrait-il nous arriver quand maman vient de nous lire une belle histoire et nous a quittés d’un « bonne nuit mes amours » ?

Violette Vaïsse a réussi un livre qui tire une partie de sa puissance évocatrice de son caractère autobiographique, tout à la fois un album, une BD et un roman graphique qu’on peut lire à tous les âges, car il s’offre à tous les niveaux de compréhension. 

Une lecture sans les images ne lui rendrait pas l’hommage nécessaire et je m’en abstiendrai donc pour une fois. Mais si vous ne savez pas quoi offrir à Noël, allez vite acheter La tempête de Violette Vaïsse paru en  2022 aux éditions de L’Agrume : 152 pages reliées, superbement imprimées, 23,50 €. 

Pour écouter cette chronique :



 

vendredi 15 décembre 2023

Cambouis



J’avais croisé à plusieurs reprises les albums de Geoffroy de Pennart et même leur auteur au gré de salons de littérature jeunesse. Mais je ne m’étais jamais attardé sur son œuvre graphique. Et l’autre jour, alors que j’avais accompagné mon épouse et ma fille au Salon du Livre Jeunesse en Val de Drôme, je suis tombé en arrêt devant Cambouis, un album de 2017. Cet album satisfaisait a priori une de mes pulsions enfantines premières : l’amour des voitures, des petites d’abord, avec lesquelles j’ai longuement fait « vroum, vroum » et des grandes, surtout des belles et des chères, des voitures de course aussi, que je ne pourrai jamais me payer mais qui m’ont toujours fait rêver. Mon ami Dominique, regretté, dont j’aime à convoquer le souvenir à cet instant, m’avait un jour fait remarquer que je me retournais sur les voitures comme d’autres hommes sur les belles filles. Mais je ne suis pas là pour vous raconter ma life...

Cambouis donc, est un jeune garagiste qui a hérité son surnom de deux méchants demi-frères, deux affreux jojos dont les parents, guère plus recommandables, ont recueilli au berceau le petit Tom – car en vrai, il se prénomme Tom même si tout le monde l’a oublié – Tom, qui venait de passer du statut de bébé adoré à celui moins enviable d’orphelin abandonné. Ses parents adoptifs, Ross et Gladys ont aussi récupéré le garage Beltruf qui est passé à leur nom et dans lequel ils vont faire travailler très tôt le petit Tom. Par chance, celui-ci se prend de passion pour la mécanique et il s’avère très doué. Cette passion l’empêche de voir qu’il se fait exploiter par la famille Nonosse – c’est le nom de ces indignes qui l’ont réduit quasiment à l’état d’esclave domestique.

Heureusement, Tom alias Cambouis, a une autre passion que la mécanique : le chant. Il chante tout le jour dans son atelier. Alors quand la célèbre Lady Wawa, de passage dans sa ville, annonce qu’elle recrute des choristes, Cambouis - euh je voulais dire Tom - décide de se présenter. Evidemment, la famille Nonosse, les deux frères Nasty et Stiky en tête, vont n’avoir de cesse que de faire capoter l’audition de Tom, occasion pour notre auteur-illustrateur de multiplier les péripéties et de prolonger le suspense. Dois-je vous rassurer sur le dénouement ? C’est inutile. 

Geoffroy de Pennart, amateur de contes, a peu ou prou calqué son récit sur celui de Cendrillon, transformant les filles en garçons et la fameuse pantoufle de verre en tatane de mec. Il y a même une marraine bonne fée, Madame Poildur, qui va s’intéresser au sort de Tom. Vous retrouverez sans peine la structure du conte ancien repris par Charles Perrault et les frères Grimm et revisité par le célèbre long-métrage d’animation de Disney sorti en 1950. Cambouis serait  donc un Cendrillon pour garçons…

Ah, je ne vous ai pas dit : tous les personnages de Geoffroy de Pennart sont des animaux en costard ou en robe, et marchent debout sur leurs pattes arrière. L’album est vif et coloré et les pages de garde permettent, au début et à la fin, de détailler la distribution des rôles, comme dans le générique d’une superproduction. Les méchants ont des têtes de méchants et les gentils des têtes de gentils : on ne peut pas les confondre, c’est essentiel quand on lit un album à voix haute à des petits enfants.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:05) :


Cambouis Geoffroy de Pennart – album de 5 à 7 ans - Kaléidoscope (37 pages, 13 €)


 

vendredi 8 décembre 2023

Les Magni-freaks

 


Un « freak », en anglais, ça peut être aussi bien un monstre humain qu’un jeune qui refuse les valeurs de la société bourgeoise. C’est du moins la définition qu’en donne Gaspard Flamant à la première page de son roman intitulé Les Magni-freaks, jeu de mots sur freak et magnifique qu’on doit à un de ses jeunes héros. 

Ils sont trois, une fille Cheyenne et deux garçons Liam et Squadro. Quoique pour Squadro, on n’est pas sûr que ce soit un garçon complet de partout. Disons qu’il sent le poisson en permanence et qu’il a des branchies à la place des côtes. Bref qu’il est plutôt dans la catégorie monstre marin humanoïde. Le récit expose d’ailleurs rapidement de quel accouplement tragique il est issu. Ses deux amis ont l’air un peu plus normaux, mais il ne faut pas s’y fier. Cheyenne, qui tient du passe-muraille de Marcel Aymé, traverse les murs avec un facilité déconcertante. Quant à Liam, c’est bien simple : il vole comme un oiseau. Comme Superman, Batman, Spiderman, etc. tous ces superhéros nés outre-Atlantique.

On comprend dès le premier chapitre que nos trois compères viennent de dévaliser un fourgon blindé à Lyon, sur les bords du Rhône et sous la pluie. Ne sont-ils que de petits truands dotés de pouvoirs anormaux ? Eh bien il faut lire la suite du roman pour comprendre. D’abord comment chacun a hérité ses dons.  Et ensuite à quel adversaire ils vont avoir à faire, dans la bonne ville de Montpellier, dont leur cité est la plaque tournante de tout un tas de trafics.

Au centre de cette plaque tournante et contrôlant tous ces trafics, il y a un boss, un parrain : Le Noble, qui tient tout d’une main de fer, je devrais dire plutôt de feu, mais vous le saurez bien assez tôt.

Pourquoi et comment notre trio d’Avengers à la française va s’attaquer à lui et au final, ont-ils une petite probabilité de le faire tomber ? Le Noble gouverne l’économie parallèle de ce quartier de Montpellier, à la tête d’une véritable armée de paumés et de petits malins à sa botte. La probabilité est donc faible. Pourtant, pourtant… je ne vous en dis pas plus.

Reprenant quelques codes des superhéros greffés sur la vie quotidienne d’une banlieue de province, Gaspard Flamant a écrit un roman policier et fantastique survitaminé. Les attributs hors normes de ses trois jeunes héros pimentent évidemment les scènes d’espionnage et d’affrontement, de discussions stratégique ou amicale. D’autant que leurs pouvoirs spéciaux sont encore un peu en rodage, ce qui nous vaut quelques gags qui évoquent l’univers du jeu vidéo. J’ajoute que ce livre de fiction ado a fait partie de la sélection des « Pépites » lors du salon de la presse et de la littérature jeunesse qui a fermé ses portes lundi dernier à Montreuil.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:31) :


Les Magni-freaks – Gaspard Flamant – Sarbacane – 2023 (308 pages, 17 €)


vendredi 1 décembre 2023

Marie-Aude Murail

 



Chers auditeurs et auditrices de RCF, exceptionnellement, je ne vous propose pas ce vendredi ma chronique habituelle.  Comme vous le savez peut-être, le monde de la littérature jeunesse se donne chaque année rendez-vous au salon de la littérature et de la presse jeunesse, le "SLPJ", qui tient cette année sa 39ème édition, du 29 novembre au 4 décembre à Montreuil en Seine-Saint-Denis. Pour cette occasion, j’ai préféré donner la parole à Marie-Aude Murail, l’une de ses plus éminentes représentantes, autrice prolifique, dont les œuvres comme Oh, boy ! Simple Miss Charity ou les séries comme Les mésaventures d’Emilien, les enquêtes de Nils Hazard et plus récemment Sauveur & fils, ce psychologue orléanais, ont assuré le succès en France comme à l’étranger, où elle est traduite en 27 langues à ce jour. Outre de nombreuses récompenses glanées au fil de sa carrière, c’est l’ensemble de son œuvre qui lui a valu de recevoir en 2022 le prix Hans-Christian Andersen, qui est la plus haute récompense internationale décernée à un écrivain pour la jeunesse, par un jury dont 83 pays sont parties prenantes.
Mardi, Marie-Aude Murail était rédactrice en chef du journal Libération pour le numéro spécial que celui-ci concocte chaque année à l’occasion de l’ouverture du salon ce mercredi… Bonjour Marie-Aude !

Bonjour Pierre-Michel, bonjour aux auditeurs et aux auditrices de RCF

Comment as-tu vécu mardi cette rencontre entre la littérature jeunesse et la presse quotidienne, entre la fiction et l’actualité ?



Nous étions 36 autour d’une table et le mot qui est revenu le plus souvent entre nous, c’était « intimidé e ». Donc c’est vrai que quand le rédacteur en chef nous a proposé les sujets du jour : les otages du Hamas, le raid de l’ultra-droite sur la ville de Romans-sur-Isère, le porno en deepfake dans les cours de récré, le procès de Monique Olivier… on s’est regardés en se demandant qui allait se dévouer parce que ce n’est pas a priori des sujets qu’on traite en littérature pour la jeunesse. Encore que… on ait l’habitude de parler de tout ! Et donc le challenge a été de garder notre spécificité d’écrivains et illustrateurs pour la jeunesse, tout en traitant de ces sujets-là, et donc en gardant notre humour, notre humanisme… et une petite lueur d’espoir, s’il vous plaît !

Après avoir écrit la 7ème saison de Sauveur & fils avec ta fille, Constance Robert-Murail, je sais que tu as un nouveau livre en cours ? Peux-tu en dire un mot au micro de RCF Loiret ?

Alors là, ça va être le scoop ! Bon, alors, ça devrait s’appeler - ça devrait parce que tout ça est encore fragile - ça devrait s’appeler Francoeur, et ça va parler d’une fratrie d’artistes au XIXe siècle, dans ce qu’on appelait « la vie de bohème », tous ces jeunes qui arrivaient de province et qui voulaient réussir, comme écrivain, comme peintre, comme poète, etc. Ils sont quatre, comme nous étions quatre, les Murail. Il y a une grande sœur, qui s’appelle Anna, qui va prendre le pseudo de « Francoeur » ; elle, elle est inspirée par George Sand ; viennent ensuite des jumeaux, Isidore et Marceau ; Isidore, lui, s’appuie sur un autre personnage, féminin, du XIXe, c’est une peintre, Rosa Bonheur ; Marceau, lui, va représenter tous les poètes maudits – vous pouvez faire la liste dans votre tête – et puis la petite dernière, Olympia, sera inspirée par Sarah Bernhardt.

Pourquoi crois-tu que ce récit de quatre vocations d’artistes au XIXe siècle pourrait intéresser des adolescents d’aujourd’hui ?

Parce qu’ils écrivent, parce qu’ils rêvent, parce qu’ils ont envie de créer et qu’ils ont peut-être besoin de savoir que d’autres avant eux ont osé. Le sous-titre de Francoeur sera peut-être – voilà encore un scoop – « Lettres à une jeune romancière », comme il y a eu les « Lettres à un jeune poète » [Rilke]. C’est un roman sous forme épistolaire et c’est une jeune fille qui s’adresse à Francoeur pour lui dire qu’elle a, elle aussi,  envie d’écrire ; et elle veut percer tous les secrets de « comment vous y êtes arrivée ? » et « d’où est-ce que vous venez ? ». Ce sont des questions qu’on me pose régulièrement. Oui, je crois que cela intéresse les enfants même et les ados, les adultes : « pourquoi vous êtes devenue écrivain ? Est-ce que vous écriviez quand vous étiez petite ? Est-ce que vous étiez bonne en rédaction à l’école », toutes ces questions reviennent très souvent. Ce sera une manière d’y répondre et puis ce sera aussi – comme je l’aurai écrit avec Constance – une manière de dialoguer avec cette jeune génération qui a tellement envie qu’on l’entende.

Dans ton article de Libération d’ailleurs, tu cites ta rencontre avec cette petite fille qui t’avait demandé « comment devient-on ‘écrivain célèbre’ ? »

Oui, un peu naïve, mais c’était une petite fille du CE2 et elle, elle voulait devenir « écrivain célèbre » et moi j’ai dû lui répondre que « non, ce n’était pas exactement comme ça que c’était vendu » et je lui ai un peu parlé des difficultés de ce métier, je ne les cache jamais à ceux qui ont cette vocation en eux, ce désir en eux. On n’écrit pas parce qu’on a envie de passer à la télé, on n’écrit pas pour se mettre plein de fric sur son compte en banque, on n’écrit pas pour avoir une bonne retraite, on écrit parce qu’on a des choses en soi et qu’on veut les donner aux autres.

En 2021, la lecture a été décrétée Grande cause nationale par le gouvernement. Les baromètres de la lecture des jeunes semblent tous virer au mauvais temps. Tu as écrit en 2016 Zapland, une dystopie qui met en scène Tanee, une fillette de 8 ans qui ne sait pas encore lire et dont les parents ne sont même pas inquiets. Que se passe-t-il selon toi ? Le monde de demain va-t-il ressembler à Zapland, un monde sans livres, voire sans lecteurs ? Et que faut-il faire ?

Si je le savais… D’abord, il faut donner l’exemple soi-même. Quand les parents viennent me dire « Comment faire pour que mon enfant lise ? », évidemment, je leur demande : « est-ce que vous lisez ? » et surtout « est-ce que vous êtes des lecteurs et lectrices heureux et heureuses ? ». Moi, c’est ça, ma première démarche, quand je vais dans les écoles, les médiathèques, je suis une lectrice heureuse, je suis le témoin de quelqu’un qui vit à travers les livres, qui a besoin de la lecture pour se construire et se constituer, parce que je continue de me construire grâce aux livres, je continue d’apprendre grâce aux livres. « Quand je pense à tous les livres qu’il me reste à lire, j’ai la certitude d’être encore heureux » disait Jules Renard. C’est de ça qu’il faut témoigner. Partout. Il faut faire envie, en fait. Faites-vous envie ? Il paraît qu’il faut avoir des gueules de ressuscités pour donner envie d’être chrétien, eh bien voilà, ayez des gueules de lecteurs et de lectrices qui sont heureux.

Merci Marie-Aude Murail !

Merci à vous de m’avoir écoutée !

Pour écouter l'interview de Marie-Aude Murail :

vendredi 24 novembre 2023

Tout va bien



 Ce n'était peut-être pas une bonne d’idée de se marier en Ukraine le jour du déclenchement de l’opération militaire spéciale de Vlad-le-Mauvais ! C’est pourtant ce qu’ont voulu Oksana et Oleksandr, deux officiers de l’armée ukrainienne. En guise de robe de mariée, Oksana porte un treillis, des Rangers boueuses et une Kalachnikov mais au dernier moment, tante Dascha a apporté une brassée de fleurs de prunier et a pu lui tresser une couronne de mariée. La petite Nastja est très fière de sa grande sœur quand le maire et le père Nikolaï, à peine descendus de leur 4X4, marient les jeunes militaires en deux formules et une bénédiction. La fête est malheureusement vite interrompue par les premiers bombardements qui forcent Oksana à troquer précipitamment sa couronne de fleurs contre un casque et à partir à toute vitesse vers le front, avec son mari à peine épousé.

Après ce prologue de fête-malgré-tout, Xavier-Laurent Petit a voulu retracer dans ce nouveau roman, intitulé ironiquement Tout va bien, les premiers jours  de la guerre russo-ukrainienne, subie par une famille d’artistes,  lui pianiste et elle contrebassiste. Leur fille Nastja a une dizaine d’années. Il y aussi la tante Dasha qui s’est mise immédiatement à confectionner des cocktails Molotov dans sa cuisine et surtout la grand-mère, Babusja qui a perdu la tête et chantonne à longueur de journée des comptines enfantines.

L’auteur nous fait vivre l’irruption brutale de la guerre, les premiers bombardements qui vont décider très vite le père à mettre sa famille à l’abri en lui faisant passer la frontière à l’Ouest du pays. Chacun entasse quelques affaires dans la Dacia, y compris la contrebasse de Polina, et c’est la route de l’exode, un voyage interminable dans les bouchons, le froid, avec la grand-mère qui, dans le fond de la voiture, chante imperturbablement ses comptines. Car il n’était pas question de l’abandonner sous les bombes. Pas plus qu’il ne sera question pour le pianiste d’abandonner la lutte.

Peut-on mettre la guerre en roman ? Xavier-Laurent Petit a choisi de raconter non la guerre mais ses dégâts collatéraux. Il explique dans un « dernier mot », à la fin du livre, comment ce récit est né, s’est imposé à lui après une rencontre en collège en mars 2022, du côté de Saint-Nazaire. Tout est faux et tout est vrai mais ses mots ont bien plus de poids que toutes les images que nous avons vues depuis vingt et un mois. Car c’est Nastja qui raconte la guerre à hauteur d’enfance. 

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:42) :


Tout va bienXavier-Laurent Petit – l’école des loisirs (252 pages - 12,50 €)


vendredi 17 novembre 2023

Quand j'étais soldate

édition 2002
édition 2015


Paru en 2002, ce livre était resté longtemps dans ma bibliothèque sans que je l’ouvre. Il arrive ainsi qu’un livre attende son heure sur une étagère et cette attente est parfois fort longue. La durée qui sépare son arrivée de sa lecture a toutes sortes de raisons qui appartiennent à notre histoire de lecteur et à celle du livre. Pourquoi l’avions-nous abandonné sur un rayonnage ? Est-ce lui qui nous appelle quand son heure est venue ? Et si oui, quel cri pousse-t-il pour que nous l’interprétions comme une soudaine injonction : « Lis-moi ! »

En l’occurrence, la réponse est assez simple. La réactivation brutale par le Hamas, le 7 octobre dernier, du conflit israélo-palestinien, réveil d’un volcan jamais éteint depuis 1948, m’a jeté comme beaucoup devant les chaînes d’information, sur les réseaux sociaux, devant cette guerre virtuelle des images, parallèle à celle bien réelle et cruelle que se livrent les combattants des deux camps. Au bout d’un mois, j’ai éprouvé le besoin de me brancher autrement sur cette actualité terrible : en lisant.

Je me suis alors rappelé les récits que Valérie Zenatti avait écrits pour l’école des loisirs, consacrés à sa vie en Israël : Quand j’étais soldate et Une bouteille dans la mer de Gaza, paru en 2005, l’un autobiographique et l’autre imaginé. 

En 1988, Valérie Zenatti vit en Israël depuis cinq ans. Née à Nice en 1970, elle a 18 ans et à 18 ans là-bas, les filles comme les garçons intègrent Tsahal, « l’armée du peuple », « la deuxième armée du monde » dit-on, pour faire leur service militaire pendant deux années, deux longues années. Quand j’étais soldate est le récit de cette intégration et des moments forts vécus par cette jeune fille, dont le service militaire va faire une femme et une pleine citoyenne de son pays d’adoption. 

Quand l’autrice est appelée sous les drapeaux, le premier soulèvement - en arabe « intifada » - des Palestiniens dans les territoires occupés vient de commencer, à Gaza puis en Cisjordanie. C’est la « guerre des pierres », frondes contre fusils, pierres contre balles qui, à l’époque, sont encore, parfois, en caoutchouc.

Valérie a deux amies, Yulia et Rahel, nées en URSS et quand le livre commence c’est cette amitié qui la porte et les emporte ensemble vers le bac. Dernier baroud scolaire avant que la conscription ne les sépare. Mais très vite le récit se centre sur le déroulement du service militaire et Valérie Zenatti nous en donne une vision intérieure très prenante, nous livrant toutes les étapes à franchir et tous les états d’âme, les rêves et les doutes qui travaillent la jeune fille qu’elle était, à travers des extraits du journal qu’elle a tenu à l’époque et qu’elle intègre dans son récit rédigé une douzaine d’années plus tard. Devenir un matricule. Porter un uniforme. Se réveiller à quatre heures et demie. Apprendre le maniement des armes. Tirer à balles réelles. Devoir se promener en ville, un pistolet-mitrailleur Uzi en bandoulière. Continuer à espérer la paix. Et au milieu de tout ça, tenter de retenir Jean-David qui, Valérie ne s’y résigne pas, s’éloigne d’elle.

L’autrice nous plonge au cœur de la vie quotidienne d’une jeune soldate à la fin du XXe siècle, nous révélant peu à peu ce que les Israéliens doivent à leur passage par l’armée. À l’heure où certains pays européens rétablissent un service militaire national – la Suède récemment – il peut interroger le choix qu’a fait la France en 1997 de le supprimer. Mais ce livre n’explique évidemment pas pourquoi ni comment Tsahal vient de faillir à son devoir de défendre le pays, ni pourquoi la paix semble s’être encore éloignée, 30 ans après les accords d’Oslo.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:35) :


Quand j’étais soldate – Valérie Zenatti – l’école des loisirs – 2002 (336 pages, 8,50 €) 


vendredi 10 novembre 2023

La saison des disparus



 Aimez-vous les romans de Jane Austen ? Appréciez-vous les romans policiers ? Si vous répondez oui à ces deux questions, vous devriez A-DO-RER La saison des disparus, un livre de Matthieu Sylvander qui conjugue admirablement ces deux atmosphères a priori si différentes.

Côté Austen, nous avons évidemment deux jeunes filles de la bonne – quoique provinciale – société anglaise, qui s’apprêtent avec fébrilité à entamer leur première Social Season à Londres. Cette saison particulière, qui s’ajoute aux quatre que nous connaissons bien est celle pendant laquelle l’Angleterre rassemble à Londres tout ce qu’elle compte de ladies et de gentlemen afin d’y renouer les liens tissés au cours des précédentes Seasons. C’est une succession de présentations à la cour royale, de réceptions, de bals et de sorties, destinées à faire se rencontrer des célibataires méritants et des jeunes filles à marier, sous l’œil exercé d’une parentèle vigilante.

Les sœurs Morwood, Eleanor et Eliza, deux brunes piquantes, qui vivent dans leur manoir d’Applefall Mansion, sont évidemment parées de toutes les grâces mais affichent aussi quelques petites différences. Si Eleanor, à peine 18 ans, a appris le français, le piano et lu tout Jane Austen, sa mère ayant décidé qu’elle devait lui ressembler en tout point, Eliza, d’un an et demi sa cadette, a été initiée par son père au calcul infinitésimal et fait preuve d’un débordement d’énergie que les mathématiques ne parviennent pas toujours à canaliser.

Tout est prêt pour que les sœurs Morwood débarquent à Londres accompagnées par leur mère, lorsqu’une série d’incidents vont les remettre entre les mains de Daisy Backburn, leur tante, une célibataire apparemment endurcie. Mais l’histoire va démontrer le contraire, pour la plus grande liberté de ses deux nièces qui vont être lâchées dans Londres.

Une fois à Londres, la Season semble répondre à tous les vœux des deux jeunes filles, et l’accueil des époux Petticoat va leur fournir une base confortable pour leurs raids sur le grand monde. Rapidement, des jeunes gens plus ou moins fortunés vont s’intéresser aux deux sœurs et tout serait allé de mieux en mieux si la curiosité d’Eliza ne s’était pas emparée d’un inquiétant fait divers : la disparition d’enfants dans plusieurs villes d’Europe. Y aurait-il sur le continent un ogre et si oui, pourquoi l’Angleterre serait-elle épargnée par lui ?

Lors d’une soirée donnée par la duchesse de Kenthumberland, qui est traditionnellement le clou de la Season, Éliza et Éléanor son confrontées à un mystérieux Valaque de Valachie,  le comte Munte, qui offre à l’assemblée un spectaculaire numéro de dressage d’abeilles. De mystérieux, ce comte doué de pouvoirs occultes va devenir inquiétant. Jusqu’au moment où il enlève Éléanor pour forcer sa sœur Éliza à le suivre dans une entreprise utopique et terrifiante issue de son cerveau délirant.

C’est alors que la saison se clôt brutalement pour les deux sœurs, l’une partant à la poursuite de l’autre, jusqu’en France et bientôt en Valachie, accompagné de trois fidèles, Victor le journaliste français du Daily Morning qui en pince pour Éliza, Mylord le costaud riche qui aime  Éléanor et dont la disparition lui est insupportable et Ben, son ami d’enfance et de collège qui se ferait tuer pour lui.

Matthieu Sylvander a retrouvé la douce ironie, souvent piquante, parfois toute en sous-entendus, qui caractérise l’univers de Jane Austen. Au point qu’on croirait parfois lire une traduction d’un roman anglais. En lui ajoutant une intrigue policière, l’auteur pimente singulièrement la deuxième partie de son livre d’une course poursuite haletante à travers la France et l’Europe centrale.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:50) :


La saison des disparus – Matthieu Sylvander – l’école des loisirs – 2023 (460 pages, 17,50 €)



vendredi 3 novembre 2023

La maison sous la maison



À RCF, vous le savez, « la joie se partage » ! J’aime beaucoup la devise de notre radio et je crois qu’elle correspond assez bien à l’idée que je me fais de la littérature jeunesse : une joie partagée. Certes, la lecture pourrait être assimilée à un plaisir solitaire. Valéry Larbaud parlait même à son propos de « vice impuni ». C’est qu’elle donne accès à la part la plus profonde de mon moi, à ce for intérieur où les mots de l’écrivain se mêlent à mes expériences, renouvelant la palette de mes émotions, de mes sentiments, enrichissant mes connaissances, nourrissant même mon inconscient. La lecture nous prouve à chaque instant que la vie ne suffit pas et que d’autres mondes sont possibles. C’est pourquoi, après m’avoir soustrait quelques heures à mon environnement, elle me renvoie vers lui avec une perception renouvelée sur celles et ceux qui m’entourent, faite de désirs neufs mais aussi d’insatisfactions à surmonter. Et c’est là que peut se jouer le partage que vante notre station bien-aimée.

Oui, la littérature jeunesse a beaucoup de joies à partager et par les temps qui courent, ce n’est pas le moindre de ses bienfaits. Prenez le dernier roman d’Émilie Chazerand, intitulé La maison sous la maison. Son héroïne, prénommée Albertine, est une jeune diabétique qui va se voir attribuer dans sa douzième année  les clés d’un royaume magique qu’il lui sera donné d’entrevoir, de découvrir et qui deviendra le trésor imprenable de son cœur.

Mais revenons au commencement de l’histoire : Vera Janvier, qui élève seule ses trois enfants, Pierrot, 14 ans, Albertine, 12 ans et Barnabé, dit aussi Barnabébé, 2 ans est logée très à l’étroit. Le jour où son employeur lui signale qu’une « vieille dame donne sa maisons à la famille qui saura l’aimer, l’écouter et en prendre soin », elle est tentée mais elle hésite à prendre au sérieux une annonce aussi bizarrement rédigée, où, de surcroît, le mot maison est écrit au pluriel. Un échange au téléphone avec Fiammetta, la vieille dame en question, la convainc cependant de visiter la maisons avec ses enfants. Au cours de la visite, Fiammetta révèle discrètement à Albertine qu’elle a le même don qu’elle : non seulement elle parle aux plantes, mais celles-ci lui répondent. Comment Fiammetta était-elle au courant de ce don d’Albertine ?! Quoiqu’il en soit, Vera accepte l’offre de Fiammetta, et la petite famille s’installe dans la maisons.

L’histoire commence réellement quand Albertine découvre qu’un congélateur resté dans la cave donne accès, par une trappe, à un escalier qui s’enfonce sous la maison vers une autre maison… qui est habitée. Une jeune fille de son âge, prénommée Merle, apparaît dans l’escalier avant qu’elle n’ait eu le temps de dire ouf. Lorsqu’Albertine tente de la rejoindre la nuit suivante, sans rien dire à personne, elle tombe dans un piège gluant qui va l’entraîner à la découverte d’un Sous-monde ignoré du monde d’en-haut ! 

Émilie Chazerand nous introduit progressivement dans ce Sous-monde. Son héroïne s’est vue transmettre à son insu par Fiammetta la responsabilité que celle-ci exerçait jusqu’alors : être le « Grand Intermédiaire » entre les deux mondes. Et garder tout cela secret même aux yeux de sa famille. Mais en faisant ses premiers pas dans le Sous-monde sans avoir assimilé toutes ses règles, Albertine va en transgresser plusieurs et les ennuis – Oh là là ! - vont commencer pour elle, pour sa famille et pour les habitants du Sous-monde.

Émilie Chazerand nous conte une fable écologique. Les habitants du Sous-monde ont créé une harmonie nouvelle avec la nature et ceux qu’ils appellent les « amimaux ». Marion Arbona, l’illustratrice, s’en est donné à cœur joie pour traduire graphiquement les inventions de l’autrice. Mais en dépit des apparences, tout n’est pas rose dans le Sous-monde qui a lui aussi sa part obscure. Les trois enfants Janvier vont le découvrir à leurs dépens...

Pour écouter cette chronique ( extrait lu  04:04) :


La maison sous la maisonÉmilie Chazerand – Sarbacane – 2023 (383 pages, 16,90 €)

PS : D'Émilie Chazerand, on peut lire aussi le désopilant opus La fourmi rouge chroniqué dans ce blog.


vendredi 27 octobre 2023

Manu et Nono chez Ursule


Catharina Valckx est une autrice-illustratrice de livres pour enfants. Née aux Pays-Bas, elle a passé une partie de son enfance en France et elle a écrit et illustré de nombreux livres, notamment pour les plus jeunes lecteurs. 

Une de ses séries les plus récentes, éditée à l’école des loisirs dans la collection Moucheron, met en scène deux copains, Manu et Nono, une oie blanche et une petite boule de plumes noires d’espèce indéterminée, qui vivent ensemble dans une maison au bord d’un lac. Six histoires ont déjà été publiées et cette semaine j’ai décidé de vous présenter Manu et Nono chez Ursule.

Il faut vous préciser d’emblée que Manu et Nono sont assez gourmands. Aussi, lorsqu’Ursule, qui est très chouette, les invite à venir prendre le thé chez elle, ils n’hésitent pas une seconde : elle aura sûrement fait un excellent gâteau, comme d’habitude.

Ils sont déjà en route quand ils s’aperçoivent qu’ils n’ont pas pensé à apporter un cadeau à Ursule. Ça ne se fait pas d’arriver les mains vides quand on est invité ! Heureusement, ils arrivent à hauteur d’un parterre de fleurs bleues splendides et Manu va les cueillir. Malheureusement les fleurs vont disparaître pour une raison que vous découvrirez dans l’histoire. Manu et Nono les remplacent avantageusement par un fer à cheval que leur a offert Charlot. Mais va-t-il vraiment, comme il en a la réputation, porter bonheur à Ursule ?

Vous le saurez en lisant Manu et Nono chez Ursule, une bonne lecture apaisante du soir, loin du bruit et de la fureur du monde. Les illustrations de l’autrice sont directes et touchantes comme l’est son petit tandem de volatiles qui parlent. Elle convient donc tout à fait à des enfants qui commencent à lire tout seuls  - la collection Moucheron est d’ailleurs sous-titrée « Je peux lire ! » -   ou des plus petits qui vous écouteront raconter cette histoire à voix haute, assis sur vos genoux, ou dans leur lit, les yeux déjà mi-clos…

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:12) :

Manu et Nono chez UrsuleCatharina Valckx – collection Moucheron de l’école des loisirs – 2021 (43 pages, 6,00 €)


vendredi 20 octobre 2023

Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne

 



Fermez les yeux et imaginez. Nous sommes en 2069. Rouen est la capitale française de la Fédération européenne depuis que Paris a dû être abandonnée. Au début de ce que tout le monde nomme désormais la Décennie terrible, la fièvre de Marburg a décimé le monde, tuant 15 % de la population et provoquant une refondation politique de l’Europe ravagée par le virus. Ce monde nouveau n’est pas parfait. Il est même profondément inégalitaire car la Fédération a laissé tout une partie de la population à l’extérieur, dans une zone misérable baptisée le Dehors, où vivent aussi beaucoup d’opposants à la fédération, qu’on nomme les « zops ».

L’héroïne de l’histoire, Ada Veen, a 17 ans. C’est elle « la fille qui ne voulait tuer personne », dont Jérôme Leroy conte l’histoire. De cet auteur, je vous avais présenté ici une trilogie, Lou après tout, parue en 2019-2020, une dystopie dont on retrouve ici certains éléments d’ambiance et de décor. 

Ada Veen est une « fille de », en l’occurrence de Clara Klein-Veen, vice-gouverneur de l’État français. On apprend rapidement qu’un référendum d’initiative populaire a provoqué le rétablissement de la peine de mort, largement contre l’avis de son actuelle présidente, Agnès Cœur, compagne de la Refondatrice, Vigdis Mendoza. Ce rétablissement a toutefois été assorti d’une condition terrible : que ce soit non pas un bourreau professionnel qui l’applique, mais un citoyen tiré au sort dans le pays. Loterie monstrueuse et écrasante responsabilité que celle d’appuyer sur un bouton et d’assister en direct à la mort du condamné, retransmise par la télévision.

L’histoire commence réellement quand Ada Veen est tirée au sort à son tour et se rebelle, refusant d’appliquer la sentence de mort. Elle, la Pionnière jusqu’ici modèle qui faisait la morale à tout le monde, elle qui, à l’âge de cinq ans, a dénoncé aux autorités son propre père qu’elle avait surpris en train de fumer, comportement absolument prohibé, n'a d'autre choix que de s’enfuir pour échapper à son devoir de citoyenne. Dans sa fuite, sa toute-puissante mère ne va pas être la dernière à lui mettre des bâtons dans les roues, car ses ambitions politiques pourraient être contrariées si le comportement hors-la-loi de sa fille éclatait au grand jour.

Ada doit d’abord s’enfuir dans le Dehors et elle va pouvoir le faire avec la complicité de Jason, un garçon dont elle est tombée amoureuse en dépit de l’infirmité dont il est affligé de naissance : il n’a qu’un œil dans un visage difforme. Mais il lit du Nerval, écrit de la poésie et fréquente un groupe qui s’est baptisé du nom du poète, le Gang Nerval.

Le récit à deux voix de Jérôme Leroy est celui de cette fuite, dramatique, vers la République libertaire du Portugal, dernier îlot de liberté et siège de la Douceur, une utopie déjà évoquée dans Lou après tout. Au passage, Ada retrouvera Boris, son grand-père, sorte de médecin sans frontières qui s’est mis au service des gens du Dehors. Elle aura aussi par lui des nouvelles de son père, dont elle ne savait qu’elle avait été le sort, après qu’elle l’avait dénoncé 12 ans auparavant. Les deux adolescents parviendront-ils au terme de leur périple ? C’est tout l’enjeu du roman, conduit par Jérôme Leroy avec le sens du suspense dramatique qu’on lui connaît.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:25) :


Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne - Jérôme Leroy - 2023 - Syros (363 pages - 17,95 €)

vendredi 13 octobre 2023

C'est beau de mentir

 


Dans la courte présentation que son éditeur fait d’elle, nous apprenons que notre autrice du jour, Catherine Grive, a écrit à l’âge de huit ans à la reine d’Angleterre pour lui souhaiter son anniversaire mais qu’elle n’a malheureusement jamais reçu de réponse. C’est ce silence qui serait à l’origine de sa vocation d’écrivaine, celle qui écrit en vain, en quelque sorte.

Son héroïne du jour, Lucile, est une sorte de menteuse pathologique qui y trouve provisoirement son compte. D’où le titre de son livre, à rebours des admonestations qui ont brimé notre enfance : C’est beau de mentir. C’est beau le mensonge puisque grâce à lui, Lucile s’apprête à squatter l’appartement des Walton, de riches voisins, pour y fêter ses 15 ans avec une vingtaine de potes et ainsi continuer à leur en mettre plein la vue. D’ailleurs elle a bien choisi le thème de sa soirée d’anniversaire : « Tout ce qui brille ». Grâce aussi à Nathalie, une voisine qui a toutes les clés de l’immeuble depuis que la gardienne, soi-disant trop chère pour tous ces gros richards de l’avenue Foch, a été renvoyée.

Nous sommes dans les beaux quartiers, mais depuis que son père les a quittées, Lucile et sa mère ont emménagé certes à Paris XVIe mais dans deux chambres de bonne réunies sous les toits, avec des toilettes sur le palier. Tout ce qui est arrivé à Lucile, à son père et à sa mère, nous allons en fait l’apprendre… dans l’ascenseur. Car au moment où Lucile veut remonter de la cave où elle est allée chercher des bouteilles de vin, l’ascenseur tombe en panne. S’engage alors un étrange dialogue, comique bien qu’il ne fasse pas toujours rire Lucile, entre un curieux dépanneur et la prisonnière. Et une course contre la montre car si par malheur ce fichu ascenseur ne se remet pas en route, les mensonges de Lucile vont s’effondrer comme un château de cartes. En attendant, Lucile nous fait revisiter sa vie passée et présente. 

Parmi la vingtaine de camarades de sa classe qu’elle a invités, il y a surtout Octave. Il ne s’est pas encore passé grand-chose entre eux mais Lucile pense bien frapper un grand coup et enfoncer les défenses du garçon au cours de la soirée.

Encore faudrait-il qu’il y eût une soirée… L’heure tourne et peu à peu nous nous énervons avec Lucile, nous nous angoissons avec Lucille, nous nous asphyxions avec elle. Bref, vous avez compris le principe. Catherine Grive nous montre quels effets cette retraite forcée dans un ascenseur en panne va produire sur son héroïne. Lucile pourra-t-elle enfin se sortir  de ses mensonges ? Et franchement, y a-t-elle intérêt… ?

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:28) :



C’est beau de mentirCatherine Grive – éditions Sarbacane (185 pages, 15 €)

vendredi 6 octobre 2023

Fantomatique Road Trip


Un premier roman est toujours un petit événement. Pour l’auteur ou l’autrice, évidemment, qui vient de franchir victorieusement les portes d’un éditeur, souvent après plusieurs tentatives infructueuses. Mais pour les lecteurs et lectrices aussi, curieux de découvrir une nouvelle plume et ce qu’elle ajoute dans le paysage éditorial et deviner ce qu’elle promet.

Cette semaine, Litté’Jeune accueille Mathilde Payen pour un premier roman jeunesse intitulé Fantomatique Road Trip. Son titre franglais dévoile une partie de son intrigue, car il y est bien question d’une aventure itinérante qui va croiser un jeune fantôme et passer par l’Angleterre.

Pour Ninon et June, c’est peut-être le dernier été d’insouciance qui s’offre à elles. A la rentrée prochaine, elles seront en Terminale. Et Ninon qui vient de découvrir un vieil atlas routier annoté n’a soudainement plus qu’une idée : partir par des petites routes jusqu’au bord de la mer, se baigner et revenir, le tout à l’insu des parents auxquels chacune aura fait croire qu’elle passe des vacances avec sa copine.

Moyen de locomotion : un vieux Solex et une remorque, à retaper dare-dare. Avec l’aide de Lewis, trop casanier pour se lancer dans l’aventure avec ses amies, Ninon et June vont réussir à faire redémarrer le Solex et à réparer la carriole. La grande évasion peut commencer. Leur première nuit en forêt, à la belle étoile, ne va pas être de tout repos. En route, le Solex va faire des siennes aussi. 

Mais ce qui les attend un peu plus loin, dans une maison abandonnée qu’elles vont explorer avec deux garçons du coin, va donner un tour nouveau à leur escapade. June met la main sur une correspondance vieille de 40 ans adressée un certain Louis, le fils de la maison, décédé dans un accident de voiture. Quand des bruits inexpliqués se font entendre dans la maison, les quatre ados sortent en panique. Plus de peur que de mal.

Mais le lendemain, quand June et Ninon reprennent la route, elles se retrouvent escortées par un garçon qui n’est autre que Louis, le destinataire de la correspondance, le garçon mort il y a si longtemps, en un mot : un fantôme. Comme tout bon ectoplasme, il n’est visible que des deux filles, auxquels il va confier que pour s’effacer définitivement de la Terre, il doit absolument retrouver Diane, la rédactrice des lettres. Et qu’alors seulement, il pourra disparaître de la vue des humains et reposer en paix.

Grâce à Internet, les filles vont retrouver la trace de Diane… en Angleterre, à Oxford exactement. Vont-elles être assez débrouillardes pour franchir le Channel, est-ce que les parents découvrant la supercherie et sans nouvelles de leurs filles ne vont pas lancer à leurs trousses toutes les polices de France et de Grande-Bretagne ?

Mathilde Payen nous entraîne à la suite du trio improbable des deux filles et du fantôme et nous les suivons volontiers au travers des multiples embuches qui jalonnent leur voyage. Ce roman, c’est un peu le journal de bord de June, qui nous conte tout par le menu, jour après jour et heure après heure.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:07) :



Fantomatique road tripMathilde Payen – Syros (325 pages, 17,95 €)


vendredi 29 septembre 2023

Le souffle du puma

 


En 1999, une équipe co-dirigée par l’archéologue américain Johan Reinhard gravit les pentes du Llullaillaco, un volcan de la Cordillère des Andes, situé à la frontière de l’Argentine et du Chili, et qui culmine à 6000 m d’altitude. Elle découvre sur son flanc, trois momies d’enfants, parfaitement conservées. Tout indique qu’ils appartiennent au peuple inca et qu’ils ont été conduits là 500 ans auparavant depuis Cuzco. L’un des enfants est en fait une jeune fille de 13 ans, que les archéologues baptisent la Doncella, aux côtés des deux autres, plus jeunes, la Niña del Rayo et el Niño.

Qui les a emmenés jusque-là, comment sont-ils morts, pourquoi ? L’enquête commence mais très vite les archéologues sont convaincus que les trois enfants ont été laissés là en offrande aux dieux, selon un rite sacrificiel inca. Les analyses montrent que la jeune fille avait bu de l’alcool de maïs et qu’elle mâchait des feuilles de coca que les Andins utilisent notamment pour combattre le mal d’altitude.

De cette découverte hors du commun, l’imagination de l'autrice Laurine Roux s’est emparée pour reconstituer l’itinéraire tragique de ces trois enfants. Comment avaient-ils été choisis et préparés pour cette destinée ? Pouvaient-ils y échapper si ce choix était un honneur sacré pour eux et pour leurs familles ? Patiemment, l’autrice invente le décor, les personnages et elle choisit d’emblée une jeune fille, Poma, que la vie appelle bien plus fort que la mort, comme s’il y avait eu un quatrième enfant élu, qui ne serait pas parvenu au terme de ce funeste voyage.

En contrepoint de cette reconstitution historique, Laurine Roux tisse un second récit, contemporain celui-ci. Astrid Blomberg, son autre héroïne, est une jeune scientifique suédoise, qui, à l’issue de ses études médecine, a atterri un peu par hasard dans le service de médecine légale du professeur Nyström. Le vieux professeur n’aurait pas donné cher de cette brindille confrontée à longueur de journée à des autopsies. Et pourtant. Astrid s’est prise de passion pour ses macchabées qu’elle dissèque en bavardant avec eux. Oui, en bavardant. Alors quand le musée d’archéologie de haute montagne de Salta invite le professeur Nyström à venir ausculter les trois momies, il n’hésite pas longtemps avant de proposer à sa jeune disciple de se projeter à l’autre bout du monde. Au Pérou.

Laurine Roux nous conte en alternance le destin des enfants inca et leur rencontre, cinq cents en plus tard, avec Astrid Blomberg, qui va tenter de pénétrer les secrets que recèlent les trois momies, en bavardant avec elles, bien sûr. Floresca Montalban, la directrice du musée pourrait bien lui mettre des bâtons dans les roues mais Carlos l’assistant, un grand géant timide, va se révéler être sympathique, très sympathique, même. Pendant que Poma marche vers son destin, marche ponctuée par les apparitions, réelles ou rêvées, d’un mystérieux puma, Astrid parle, observe, prélève, analyse et pourrait bien, de surcroît, tomber amoureuse...

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:59) :



Le souffle du puma - Laurine Roux - l'école des loisirs - 2023 (211 pages, 15 €)

vendredi 22 septembre 2023

Tous nos rêves ordinaires



 Les éditions Sarbacane n’étaient pas nées quand ce roman commence et la bande son qui l’accompagne est tout aussi datée. Mais c’est le ton de l’été, de tous les étés où l’adolescence explose. Le nouveau livre d’Élodie Chan nous raconte Tous nos rêves ordinaires – c’est son titre. 

Ces rêves, ce sont ceux de quelques ados qui se parlent ou se jaugent, qui s’attendent ou se défilent, qui s’espionnent ou qui s’aiment, de près ou de loin. C’est un prologue situé en 1994 qui nous présente Cyrus « - peau brune, buisson de cheveux crépus et des yeux en amande - » et ses potes du moment, Antonin et Mehdi. Pour une roue arrière réussie, Cyrus pourrait remporter un tome de « Chair de poule » et un mug Sony. Mais s’il rate, il va perdre sa collection de Pogs. Allez, c’est parti. Cy, comme tout le monde le surnomme, va perdre mais il va gagner bien plus : le sourire de Romane, sa petite voisine rousse qui sent si bon le savon au lait et la grenadine et qui est sortie de sa maison pour voir les exploits des garçons...

On pourrait croire que l’adolescence tue l’enfance, qui ne resurgira que bien plus tard. Mais Cyrus ne va pas oublier Romane. Oh, six ans plus tard, bien sûr, elle ne le « calcule » plus quand elle passe devant lui en rollers en compagnie de Lola. Romane et Lola, deux filles attrape-cœurs, nombrils à l’air et mini-shorts. Comment Cyrus pourrait-il espérer attirer l’attention de Romane, Romane qui pourtant vit chez l’Ogre, Serge, un père à la main leste, coincé entre une femme maladive qu’il maltraite et sa fille dont la beauté naissante lui tord l’estomac.

Peu à peu, Élodie Chan nous fait pénétrer dans le petit monde de la cité et dessine les contours mouvants de ses personnages. Le rêve de Lola, c’est un concours Futures stars qui la propulserait à Paris vers la grande finale. Chloé, elle, rêve déjà avec ses livres et Cyrus lui plait bien, qui n’a d’yeux que pour Romane. Un jour qu’elle vient lire sur un banc, se présente Ydriss. Un autre jour, sur le même banc mais sans livre, ils seront obligés de se rapprocher pour écouter les Sages poètes de la Rue, une paire d’écouteurs pour deux.

À Val-de-Seine, il y a un lac, une plage, des cabines. Gabriel, le beau gosse friqué, le fils à sa maman, séduit autant qu’il veut jusqu’à ce que Romane dérègle son jeu. Le voilà déstabilisé, amoureux à son tour, lui qui a toujours tenu les sentiments à distance. Il en deviendrait presque touchant, sympathique.

Cet été-là aussi, Colorizol, la grande usine de produits chimiques, flambe. Serge est au chômage du jour au lendemain, Serge qui essaie de se remémorer sa dernière journée au travail, dans les détails. Ne serait-ce pas lui le responsable de l’incendie ? À cette idée, la panique l’envahit tout entier.

Elodie Chan conduit avec tendresse et précision cette chronique douce-amère d’un été au cours duquel tous ses ados vont se découvrir, mûrir, jusqu’à prendre à la rentrée, pour certains, des décisions qui les libéreront. Ce roman d’apprentissage est l’un des dix livres sélectionnés pour le prix Vendredi 2023 qui sera proclamé le 13 novembre prochain.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:12) :


Tous nos rêves ordinairesÉlodie Chan – Sarbacane – 2023 (249 pages, 16,50 €)


vendredi 15 septembre 2023

Écrire comme une abeille



Tous autrices jeunesse ! Non, mon accroche n’est pas fautive. Clémentine Beauvais a choisi dans son nouveau livre de contourner la lourdeur de l’écriture inclusive en employant un féminin générique qui, une fois n’est pas coutume, invisibilise les lectrices de sexe masculin dont je suis. Elle s'en explique dans une note liminaire. Si j’ai pu malgré tout la lire en toute sérénité, c’est sans doute que j'ai accepté de lui ouvrir la part féminine de ma psyché...

Bref, Clémentine Beauvais est cette talentueuse autrice pour la jeunesse dont je vous ai proposé ici tous les ouvrages dès leur sortie. Son dernier-né s’intitule Écrire comme une abeille. Le titre est tiré d’une citation de Philip Pullman, l’auteur anglais du cycle À la croisée des mondes, citation rappelée en exergue : « Lire comme un papillon, écrire comme une abeille ».

Je vous préviens tout de suite : ce n’est pas un roman. Le sous-titre le signale d'emblée : « La littérature jeunesse de la lecture à l'écriture ». C’est un ouvrage didactique. Car Clémentine Beauvais, tel le dieu Janus, a deux visages : celui de l’aimable et souriante autrice de romans à succès pour la jeunesse tels que Comme des images, Les petites reines, Songe à la douceur, Brexit Romance, Âge tendre et celui de l’austère-qui-se-marre-enseignante-chercheuse à l’université de York, en Grande-Bretagne, où son amour immodéré d’Harry Potter l’a, hélas pour nous,  déportée précocement.

Comme elle reste tout aussi immodérément attachée au Mont-d’Or truffé de gousses d’ail et de vin du Jura, on peut heureusement la voir fréquemment en France où elle écume salons, collèges et plateaux radio-télé à la recherche de son fromage préféré. Dernière touche biographique, elle ne se contente pas de créer, comme son idole Simone de Beauvoir, mais procrée, à ce jour deux garçons sans doute promis à un parfait bilinguisme, gardés soigneusement sous clé, à l’abri de leur déjà vedette de mère.

À l'origine...



... en 2014, Clémentine Beauvais avait déjà publié, en anglais, un ouvrage du même jus intitulé Writing for children course qui était comme son nom l’indique un cours destiné à celles et ceux qui désirent écrire des livres pour enfants et recherchent des conseils à cet effet. Dans le but avoué ou non - qui sait ? - de trouver la martingale qui a si bien réussi à Miss Rowling, la mère d’Harry Potter (encore lui !). C’est forte de cette première expérience que Clémentine Beauvais s’est lancée dans Écrire comme une abeille, sous la férule exigeante d’un connaisseur en la matière, Jean-Philippe Arrou-Vignod, auteur jeunesse, certes, mais aussi éditeur tout aussi jeunesse chez Gallimard jeunesse.

Que pouvez-vous attendre de la lecture de ce livre ? C’est d’abord un passionnant voyage à l’intérieur d’une autrice jeunesse, qui nous confie ses débuts obstinés d’écrivaine en herbe  – c’est vers la fin du livre – ses expériences plus ou moins douloureuses d'édition, qui nous gratifie aussi de toutes ses lectures intelligentes de ses confrères et consœurs, vivants ou morts - mais plutôt vivants - et qui nous fait découvrir pas à pas les spécificités de la littérature jeunesse.

Le livre de Clémentine Beauvais, même dans ses parties les plus théoriques, se lit comme un roman. L’expression si abondamment utilisée pour attirer le chaland rétif aux ouvrages théoriques n’est pas usurpée. Ecrire comme une abeille est truffé de plaisanteries pas gratuites, de jeux de mots qui vous sautent à l'esprit, évoquant les brusques écarts, apparemment aléatoires, de l’insecte butineur. Ce parti-pris donne au texte une légèreté inhabituelle dans ce type d’ouvrage, qui n’entame en rien le sérieux et la rigueur du propos mais « booste » - pardonnez cet anglicisme – sa lecture.

Plus encore, Clémentine Beauvais nourrit l’ambition démesurée, après avoir décortiqué une à une toutes les étapes qui conduisent à l’écriture d’un texte destiné à la jeunesse, de nous apprendre à en écrire un : le dernier chapitre d’Écrire comme une abeille nous propose, après avoir savamment papillonné pendant plus de 400 pages, un « retour à la ruche ». Sous la forme d’un court atelier d’écriture, cet ultime chapitre permettra à chaque lecteur ou lectrice d’auto-évaluer ses capacités à suivre les consignes d'une Clémentine soudainement muée en pédagogue inflexible, pour parvenir à un premier texte bouclé.

Si ce livre-manifeste, soigneusement édité par Gallimard, a le succès qu’il mérite, on ne peut redouter qu’une chose : l’attaque des clones de Clémentine qu'il aura produits et qui envahiront salons, vitrines des librairies jeunesse et jusqu’à vos rayonnages de bibliothèque. Mais cette attaque n’a-t-elle pas déjà commencé ? Je vous propose,  plutôt que de la craindre, de nous en réjouir. Vivent les abeilles !

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 04:28) :


Écrire comme une abeille - la littérature jeunesse de la lecture à l'écriture - Clémentine Beauvais - Gallimard jeunesse - 2023 (447 pages, 27,90 €)


vendredi 28 juillet 2023

Patatras au royaume de Tralala


Prix du livre jeunesse Le Point 2023


C’est un album très malin et très gai que Mathieu Gargallo a écrit avec la complicité de la dessinatrice Lucie Bryon.

Très malin parce que les plus jeunes n’aiment rien tant que le gag récurrent, sonore et visuel, qui provoquera sûrement chez eux un rire croissant, si vous mettez un peu de conviction dans la lecture à voix haute de cette seule formule : « Patatras à Tralala ! », qui revient chaque fois que vous tournez une page… Je vous conseille de répéter un peu avant, pour assurer vos effets.

Très gai aussi car l’auteur, pour ce récit un peu fou-fou, a convoqué le ban et l’arrière-ban des personnages de contes de fée dont notre enfance a été – en principe – nourrie. C’est ainsi que, dans le décor d’un château-fort, l’illustratrice s’est amusée à dessiner un roi, une princesse, un chevalier en armure, un dragon rouge-feu, une sorcière volant sur son balai, un renard, un loup et trois petits cochons roses qui lui sont sûrement destinés, à moins qu’il ne commence par dévorer le Chaperon rouge. 

Bref, personne ne manque à l’appel, quand résonne la sentence traditionnelle qui inaugure tous les contes : « Il était une fois… ». C’est alors qu’il faut tourner la page, et c’est alors que : « Patatras à Tralala ! ». Une violente et mystérieuse secousse ébranle le château et tous ses hôtes, sans qu’on sache le pourquoi du comment de ce tremblement de terre qui n’a guère duré plus d’une seconde. 

Évidemment, vous êtes curieux de savoir ce qui a bien pu se passer au royaume de Tralala. Et donc vous tournez  la page et de nouveau : « Patatras à Tralala ! », une réplique du premier séisme. Le roi qui pensait se remettre de ses émotions dans un bon bain, est violemment projeté en dehors de sa baignoire, pendant que le Chaperon rouge, lui, est bien décidé à livrer ses galettes, envers et contre tout.

À ce stade, même si le petit lecteur qui est sur vos genoux, n’a pas encore saisi le principe de l’album, vous, vous êtes déjà prêt pour le prochain Patatras à Tralala ! Et vous vous demandez sûrement comment tout ça va se terminer.

Eh bien, si vous voulez le savoir, lisez l’album de Matthieu Gargallo et Lucie Bryon, jusqu'à la chute finale : "Patatras !"

Pour écouter cette chronique (3 mn) :


Patatras au royaume de Tralala – Matthieu Gargallo et Lucie Bryon – 2023 – éditions Sens Dessus Dessous (38 pages, 13,90 €)


samedi 22 juillet 2023

Thierry Magnier, « hardeur » malgré lui ?

 

Un livre pour la jeunesse jugé pornographique



Alors que l’opération Partir en livre, lancée comme tous les étés par le Centre national du livre (CNL) pour inciter la jeunesse à lire pendant les vacances, menaçait de s’assoupir sous la canicule, le ministre de l’Intérieur vient à lui seul de relancer l’intérêt pour la lecture en interdisant par arrêté en date du 17 juillet « de proposer, de donner ou de vendre à des mineurs, la publication intitulée Bien trop petit de Manu Causse éditée par la maison d'édition Thierry Magnier. » L’éditeur incriminé aurait fait d’une de ses collections pour la jeunesse un nouveau cheval de Troie, un petit poney rose qui dissimulerait le puissant étalon noir de la pornographie.

Depuis une loi de juillet 1949, modifiée notamment en 2011, le secteur de la littérature jeunesse, la « LJ », est soumis à une commission de surveillance et de contrôle des publications pour la jeunesse, englobant l’enfance et l’adolescence jusqu’à 18 ans. Les livres destinés à ce public doivent obéir à un cadre que fixe la loi. La commission peut aller jusqu’à demander au ministre de l’Intérieur d’interdire la vente d’une publication (art. 14 de la loi) qui outrepasserait ce cadre.

C’est sur la base d’un avis de cette commission que le ministre a pris son arrêté,  en « considérant que l'ouvrage « Bien trop petit » de Manu Causse, manifestement destiné à la jeunesse, contient, à travers le récit d'une fiction imaginée par le personnage principal - notamment en pages 61 et 62, 85 et 86, 90 à 94, 105 à 108, et 158 à 160 - la description complaisante de nombreuses scènes de sexe très explicites ; » et que « dès lors que ce récit constitue un contenu à caractère pornographique, présentant de ce fait un danger pour les mineurs qui pourraient l'acquérir ou le consulter », il convenait de l’interdire aux mineurs.

Qu’en est-il ? L’éditeur Thierry Magnier a développé une collection au titre bizarrement désuet (gaullien ?), « L’ardeur », qui abrite des livres que l’éditeur présente ainsi :

« LIRE, OSER, FANTASMER, trois mots qui résument l’ambition de la collection L’Ardeur. Depuis ses débuts, notre maison est fière de défendre une littérature courageuse qui s’intéresse à l’adolescence telle qu’elle est, avec ses zones d’ombres, ses excès, ses émotions exacerbées. Mais l’adolescence est aussi une période où le corps se métamorphose, où la vie sexuelle commence. Quoi de plus logique, alors, que d’ouvrir notre catalogue à des textes qui parlent de sexualité, de désir, de fantasme. L’Ardeur se pose résolument du côté du plaisir et de l’exploration libre et multiple que nous offrent nos corps. »

De nombreuxses auteurices jeunesse ont fait une incursion dans cette collection, dont la très respectée Susie Morgenstern. On peut évidemment s’interroger sur l’opportunité de créer une telle « spécialité », un peu racoleuse, au sein d’une maison d’édition jeunesse. Il existe en fait aujourd’hui assez peu d’ouvrages destinés aux adolescents qui fassent l’impasse sur le sexe et ses avatars, sexualité qui est quand même la grande affaire de cet âge, nonobstant les prophètes du No Sex à venir. Et les dits adolescents qui veulent « s’informer » peuvent piocher tout à loisir dans la littérature générale, que rien ne leur interdit. Mais enfin, au marketing, rien d’impossible…

Manu Causse, qui avait déjà publié dans la collection « L’Ardeur » Le point sublime, a donc récidivé avec Bien trop petit. La 4ème de couverture de son livre le présente ainsi :

Grégoire est à deux doigts de ne plus jamais sortir de sa chambre. Tout, plutôt que retourner au lycée où un camarade de vestiaires s’est moqué de la taille de son sexe.

L’adolescent en est à présent persuadé : sa vie est fichue, il finira seul – et sans doute puceau. Il se plonge dans le seul plaisir qu’il lui reste : l’écriture. Max Egrogire et Chloé Rembrandt, ses personnages de fanfiction, lui font oublier sa détresse.

Mais leurs aventures imaginaires attirent l’attention. À travers une étrange correspondance qui se tisse alors, Grégoire va découvrir que désir et plaisir sont peut-être moins liés à son anatomie qu’il ne le croyait…

Ma médiathèque a placé ce livre dans son « Fonds Jeunes Adultes » :



C’est un livre de 400 pages, publié le 21 septembre 2022, au sein duquel la commission a donc identifié 16 pages à caractère « pornographique », qui sont en fait les fanfictions que Grégoire, le héros malheureux de cette histoire, écrit pour se défouler. Je n'ai pas lu le roman de Manu Causse. Si je lis les extraits de Bien trop petit, publiés par ActuaLitté comme pièces à conviction (extraits fondant la décision du ministre de l'Intérieur), il s'agit de morceaux s'apparentant à de la romance glauque (« dark romance » en anglais) imaginés par le jeune héros, et nullement de scènes vécues par les personnages dans la réalité du roman. Il s’agit d’histoires dans l’histoire. Et on ne peut pas prendre des parties, si j’ose dire, pour le tout. D'une fantaisie sexuelle à sa réalisation, il y a certes une voie racoleuse (bis repetita), mais qu’une simple lecture n’oblige personne à emprunter.

Reste qu’à mon avis, il doit y avoir aussi en LJ, sur cette voie, un seuil, qui ressortit à la morale et au Code pénal, c'est-à-dire au souci de l'autre et à la connaissance des interdits. La LJ a sans doute quelque obligation d'aider ses lecteurices à identifier clairement ce seuil dans ses romans d'apprentissage ou ses contes d'avertissement. C'est me semble-t-il l'esprit de la loi de 49 qui encadre légitimement les publications destinées à la jeunesse. Dans le cas présent, il me semble toutefois évident que l'arrêté résulte d'une lecture « fondamentaliste », extractive, qui confond description et incitation (voire excitation, qui sait ?), incapable de restituer les extraits incriminés dans l'économie générale du roman.

Mais puisqu’il y a une commission et un ministre, il n’est peut-être pas mauvais qu’ils rappellent leur existence de temps à autre sur ce sujet, fût-ce à contretemps. On ne peut pas faire n’importe quoi dès lors qu’on prétend écrire « pour la jeunesse ».  C’est peut-être dommage que ce zèle institutionnel protecteur soit tombé sur Manu Causse, à moins que cela ne relance ses ventes, selon l'effet habituel de toute censure culturelle en France.

En tout cas, Julie Le Douarin, l'une des lectrices de la très sérieuse Revue des livres pour enfants de la BnF [1], qui, elle, a compris ce qu’elle lisait, contrairement à la commission et au ministre, n’a visiblement pas sauté au plafond avant d’écrire sa recension, gratifiant même l'ouvrage de Manu Causse, qu'on a déjà personnellement apprécié ici ou , de deux souriants (smileys en anglais) :




 



[1] RLPE n° 329, avril 2023, p. 49

Sans crier gare

  Aimez-vous les livres qui simultanément ou dans un ordre quelconque vous font peur, vous font pleurer et vous font rire tant et tant que v...