Un livre pour la jeunesse jugé pornographique
Alors que l’opération Partir
en livre, lancée comme tous les étés par le Centre national du livre (CNL) pour inciter
la jeunesse à lire pendant les vacances, menaçait de s’assoupir sous la
canicule, le ministre de l’Intérieur vient à lui seul de relancer l’intérêt pour
la lecture en interdisant par arrêté en
date du 17 juillet « de
proposer, de donner ou de vendre à des mineurs, la publication intitulée Bien
trop petit de Manu Causse éditée par la maison d'édition Thierry Magnier. »
L’éditeur incriminé aurait fait d’une de ses collections pour la jeunesse un nouveau
cheval de Troie, un petit poney rose qui dissimulerait le puissant étalon noir de la
pornographie.
Depuis une loi de juillet 1949, modifiée notamment en 2011,
le secteur de la littérature jeunesse, la « LJ », est soumis à une commission
de surveillance et de contrôle des publications pour la jeunesse, englobant
l’enfance et l’adolescence jusqu’à 18 ans. Les livres destinés à ce public
doivent obéir à un cadre que fixe la loi. La commission peut aller jusqu’à
demander au ministre de l’Intérieur d’interdire la vente d’une publication
(art. 14 de la loi) qui outrepasserait ce cadre.
C’est sur la base d’un avis de cette commission que le
ministre a pris son arrêté, en « considérant que l'ouvrage « Bien trop
petit » de Manu Causse, manifestement destiné à la jeunesse, contient, à
travers le récit d'une fiction imaginée par le personnage principal - notamment
en pages 61 et 62, 85 et 86, 90 à 94, 105 à 108, et 158 à 160 - la description
complaisante de nombreuses scènes de sexe très explicites ; » et que
« dès lors que ce récit constitue un
contenu à caractère pornographique, présentant de ce fait un danger pour les
mineurs qui pourraient l'acquérir ou le consulter », il convenait de
l’interdire aux mineurs.
Qu’en est-il ? L’éditeur Thierry Magnier a développé
une collection au titre bizarrement désuet (gaullien ?),
« L’ardeur », qui abrite des livres que l’éditeur présente
ainsi :
« LIRE, OSER,
FANTASMER, trois mots qui résument l’ambition de la collection L’Ardeur. Depuis
ses débuts, notre maison est fière de défendre une littérature courageuse qui
s’intéresse à l’adolescence telle qu’elle est, avec ses zones d’ombres, ses
excès, ses émotions exacerbées. Mais l’adolescence est aussi une période où le
corps se métamorphose, où la vie sexuelle commence. Quoi de plus logique,
alors, que d’ouvrir notre catalogue à des textes qui parlent de sexualité, de
désir, de fantasme. L’Ardeur se pose résolument du côté du plaisir et de
l’exploration libre et multiple que nous offrent nos corps. »
De nombreuxses auteurices jeunesse ont fait une incursion dans
cette collection, dont la très respectée Susie Morgenstern. On peut évidemment s’interroger sur
l’opportunité de créer une telle « spécialité », un peu racoleuse, au
sein d’une maison d’édition jeunesse. Il existe en fait aujourd’hui assez peu
d’ouvrages destinés aux adolescents qui fassent l’impasse sur le sexe et ses
avatars, sexualité qui est quand même la grande affaire de cet âge, nonobstant
les prophètes du No Sex à venir. Et les dits adolescents qui veulent
« s’informer » peuvent piocher tout à loisir dans la littérature
générale, que rien ne leur interdit. Mais enfin, au marketing, rien
d’impossible…
Manu Causse, qui avait déjà publié dans la collection « L’Ardeur » Le point sublime, a donc récidivé avec Bien trop petit. La 4ème de
couverture de son livre le présente ainsi :
Grégoire est à deux
doigts de ne plus jamais sortir de sa chambre. Tout, plutôt que retourner au
lycée où un camarade de vestiaires s’est moqué de la taille de son sexe.
L’adolescent en est à
présent persuadé : sa vie est fichue, il finira seul – et sans doute puceau. Il
se plonge dans le seul plaisir qu’il lui reste : l’écriture. Max Egrogire et
Chloé Rembrandt, ses personnages de fanfiction, lui font oublier sa détresse.
Mais leurs aventures
imaginaires attirent l’attention. À travers une étrange correspondance qui se
tisse alors, Grégoire va découvrir que désir et plaisir sont peut-être moins liés
à son anatomie qu’il ne le croyait…
Ma médiathèque a placé ce livre dans son « Fonds Jeunes
Adultes » :
C’est un livre de 400 pages, publié le 21 septembre 2022, au
sein duquel la commission a donc identifié 16 pages à caractère « pornographique »,
qui sont en fait les fanfictions que Grégoire, le héros malheureux de cette
histoire, écrit pour se défouler. Je n'ai pas lu le roman de Manu Causse. Si je
lis les extraits de Bien trop petit,
publiés par ActuaLitté
comme pièces à conviction (extraits fondant la décision du ministre de
l'Intérieur), il s'agit de morceaux s'apparentant à de la romance glauque (« dark
romance » en anglais) imaginés par le jeune héros, et nullement de scènes
vécues par les personnages dans la réalité du roman. Il s’agit d’histoires dans
l’histoire. Et on ne peut pas prendre des parties, si j’ose dire, pour le tout.
D'une fantaisie sexuelle à sa réalisation, il y a certes une voie racoleuse (bis repetita), mais qu’une
simple lecture n’oblige personne à emprunter.
Reste qu’à mon avis, il doit y avoir aussi en LJ, sur cette
voie, un seuil, qui ressortit à la morale et au Code pénal, c'est-à-dire au
souci de l'autre et à la connaissance des interdits. La LJ a sans doute quelque
obligation d'aider ses lecteurices à identifier clairement ce seuil dans ses
romans d'apprentissage ou ses contes d'avertissement. C'est me semble-t-il
l'esprit de la loi de 49 qui encadre légitimement les publications destinées à
la jeunesse. Dans le cas présent, il me semble toutefois évident que l'arrêté
résulte d'une lecture « fondamentaliste », extractive, qui confond
description et incitation (voire excitation, qui sait ?), incapable de restituer les extraits incriminés dans
l'économie générale du roman.
Mais puisqu’il y a une commission et un ministre, il n’est
peut-être pas mauvais qu’ils rappellent leur existence de temps à autre sur ce
sujet, fût-ce à contretemps. On ne peut pas faire n’importe quoi dès lors qu’on
prétend écrire « pour la jeunesse ».
C’est peut-être dommage que ce zèle institutionnel protecteur soit tombé
sur Manu Causse, à moins que cela ne relance ses ventes, selon l'effet habituel de toute censure culturelle en France.
En tout cas, Julie Le Douarin, l'une des lectrices de la très
sérieuse Revue des livres pour enfants de la BnF ,
qui, elle, a compris ce qu’elle lisait, contrairement à la commission et au
ministre, n’a visiblement pas sauté au plafond avant d’écrire sa recension,
gratifiant même l'ouvrage de Manu Causse, qu'on a déjà personnellement apprécié ici ou là, de deux souriants (smileys en anglais) :