vendredi 29 mars 2019

Longtemps, j'ai rêvé de mon île



À douze ans, Corneille prend conscience qu’il y a de sérieux trous dans sa biographie. Ce genre de trous, curieusement, pèsent lourd. Ils ont constitué progressivement un fardeau pour la fillette, bien résolue à l’alléger en menant l’enquête sur ses origines.

Ce qu’elle sait d’elle se résume à peu de choses. Osh, l’homme qui l’élève seul l’a recueillie dans une barque venant d’on ne sait où, où elle avait été placée encore nourrisson par on ne sait qui. La vie de Corneille a donc commencé comme celle de Moïse : sauvée des eaux. Ceci dit, nous ne sommes pas en Égypte au temps des pharaons mais dans une des îles de l’archipel des Elizabeth Islands, au large du Massachusetts, en 1925.

À côté de la petite île où Osh a construit sa cabane et vit avec Corneille, Cuttyhunk abrite quelques maisons et commerces, et surtout Miss Maggie, l’amie d’Osh qui veille aussi sur la fillette. En dehors de Miss Maggie, le comportement des insulaires à l’égard de Corneille est insolite : ils se tiennent à l’écart d’elle comme si elle avait une maladie contagieuse.

Peu à peu, Corneille, obstinée, va reconstituer le puzzle de sa vie d’avant en découvrant un à un les mystères qui l’entourent. Elle est aidée bien sûr par Osh et Miss Maggie, même si on comprend vite qu’Osh est pour le moins ambivalent au regard de la quête de Corneille, qui pourrait un jour la séparer définitivement de lui.

On ne dévoilera pas ici toutes les péripéties qui attendent  Corneille. Ce roman d’apprentissage est aussi un roman d'aventures, à l'échelle d'une fillette qui va trouver en elle-même les ressources nécessaires pour surmonter au fur et à mesure chaque difficulté  et chaque énigme qui se présente à elle. Tous les ingrédients d’une histoire prenante sont réunis : l’insularité, synonyme d'autarcie mais aussi de fragilité face aux hommes et aux éléments naturels, une chasse au trésor sous la menace d'un repris de justice prêt à tout, une léproserie abandonnée et son cimetière, le vent et l'océan…

Corneille, ainsi nommée par Osh car la voix du nourrisson abandonné s’était cassée à force de pleurs, va-t-elle retrouver son identité véritable ? Embarquez-vous avec elle pour le savoir…

A la fin du livre, une note de l’autrice, Lauren Wolk, expose en cinq pages la genèse de son roman, complétée par ces remerciements détaillés qu’affectionnent la plupart des écrivains anglo-saxons.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 2:27) :

Longtemps, j’ai rêvé de mon île – Lauren Wolk - traduit de l’anglais (américain) par Marie-Anne de Béru – 2018 – l’école des loisirs (349 pages, 16,50 €)

vendredi 22 mars 2019

Vive la République !



Le 22 mars 2006, dans le cadre du salon du livre de Paris, François Busnel, alors directeur de la revue littéraire mensuelle Lire, remettait à Marie-Aude Murail le prix Lire-SNCF pour son livre Vive la République ! publié un an auparavant. En le relisant en 2017, les éditrices de PKJ l'ont trouvé d'une brûlante actualité et ont proposé à Marie-Aude Murail de le rééditer. L'autrice l'a relu, à 13 ans d'écart, et l'a toiletté comme elle a pris l'habitude de le faire avec tous ses romans, chaque fois qu'une réédition se profile. 

Quelle République Marie-Aude Murail a-t-elle voulu célébrer ? Celle qui se forge à l'école primaire. L'autrice raconte en effet la première année d'une jeune institutrice, Cécile, et de manière progressive et inattendue, elle transforme ses débuts dans la vie professionnelle en une aventure complètement romanesque, aussi romantique que politique.

Marie-Aude Murail a raconté pourquoi elle avait choisi d’écrire Vive la République ! Ses raisons puisent dans son histoire familiale et dans son autobiographie. Je la cite :

« L’héroïne, Cécile Barrois, porte le nom au complet de ma grand-mère. Mon héroïne est la fille d’une veuve. Ma mère est la fille posthume de Raoul Barrois, elle a dû grandir avec cet absent, à la fois idolâtré et écrasant. Et surtout, elle devint à l’âge tendre de seize ans institutrice à Lillebonne. Pour tout à fait l’inscrire dans ma lignée féminine, j’ai doté Cécile d’un caractère apparemment insignifiant, d’une discrétion liée à une extrême sensibilité, et d’un très fort désir d’aimer un homme. C’est moi à dix-sept ans.

L’autre raison qui lui fait écrire ce roman, c’est sa rencontre avec Christine Thiéblemont, la maîtresse des CP de l’école Guillaume Apollinaire à Orléans. Cette rencontre aura d’ailleurs un double fruit : ce roman mais aussi un travail de plus longue haleine étalé sur cinq ans, une méthode d’apprentissage de la lecture à l’usage des Cours préparatoires, la méthode Bulle publiée chez Bordas en 2008. Mais ceci est une autre histoire.

Vive la République ! commence donc doucement avec la rentrée, intimidante pour une toute jeune femme confrontée à son premier poste d’enseignante. Très vite pourtant, Cécile va s’enhardir, trouvant dans les questionnements et l’énergie des enfants la force d’inventer son propre chemin pédagogique, sous le regard mi-paternel mi-amoureux de Georges Montoriol, son directeur d’école, d’abord inquiet puis vite admiratif devant les progrès de la débutante. Oui, Cécile a la vocation pour faire ce métier.

Mais l’école n’est pas un sanctuaire et elle va être traversée par différents événements. Menacée par une décision de fermeture en raison de la baisse de ses effectifs, l’arrivée d’une famille africaine sans papiers pourrait la sauver in extremis. Dans le même temps, des promoteurs rôdent autour du potentiel immobilier que représentent les bâtiments…

L’autre personnage emblématique de Vive la République ! c’est Éloi de Saint-André, un jeune militant politique, catégorie sous-représentée dans la littérature pour la jeunesse. Il est fondateur du GAP, le groupement anti-pub, nourri comme Marie-Aude Murail à l’époque de la prose de Naomi Klein, l’autrice de No logo. Éloi est également engagé dans l’association « Mes amis, au secours ! » qui conseille juridiquement les sans-papiers. Éloi de Saint-André, militant qui se met hors-la-loi, est un héros complexe, non dépourvu d’ambiguïté, extraverti, provocateur, fragile, qui s’amuse à faire souffrir Cécile. Pour alimenter sa haine du système, Éloi travaille dans un fast-food dénommé Tchip Burger qui ressemble comme un frère jumeau à McDo. Faut-il préciser à ce stade que Cécile et Éloi, que tout oppose en apparence, finiront par se trouver ?

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:30) :



Vive la République ! - Marie-Aude Murail - Pocket Jeunesse (PKJ) (334 pages, 11,90 €)



vendredi 15 mars 2019

Avant la télé


Il y a plus de trente ans maintenant, un instituteur de mon fils aîné avait demandé un jour aux parents et grands-parents de ses élèves de raconter "comment c'était l'école, de leur temps". Beaucoup s'étaient pliés volontiers à l'exercice et avaient rendu une copie savoureuse, qui fleurait bon cette époque des plumes Sergent-Major, des blouses grises et des poêles à charbon. Avec l'album Avant la télé, qui reparaît ces jours-ci au format poche, c'est un désormais classique de la littérature pour la jeunesse que l'école des loisirs nous propose, dix-sept ans après sa première parution en album grand format. Et c'est un grand-père de grand talent, Yvan Pommaux, qui raconte en images l'école mais aussi la vie de son temps, ce temps d'avant la télévision.

L'histoire d'Alain commence en 1945. Alain est le premier fruit du baby-boom, cette explosion pacifique d'après-guerre,  guerre que l'illustrateur brosse d'entrée de jeu en deux grandes doubles pages saisissantes, tragiques, comme pour en conjurer le souvenir et passer à la vie renaissante.

Nous suivons Alain dans l'année de ses huit ans, et comme dans un documentaire d'époque, Yvan Pommaux retrace avec la précision qu'on lui connaît tous les éléments du décor dans lequel évolue le jeune garçon en 1953. Décor intime de la maison, des extérieurs de la rue et des commerces. Une quinzaine de pages (sur 80) est consacrée à la vie scolaire, et à ce maître qui sera à l'origine de la vocation d'Alain. Les loisirs de cette année-là sont abondamment évoqués. 1953, c'est par exemple l'année où Jacques Tati nous offre Les vacances de Monsieur Hulot.

Ce livre se feuillette à l'endroit à l'envers, le regard revient sur chaque page pour découvrir un détail qui lui a échappé à la première lecture. Il parlera sans doute autant à la génération d'après-guerre qu'aux enfants d'aujourd'hui. Il peut devenir l'objet d'un échange cordial entre générations : les plus jeunes découvriront quelle forme avait un téléphone, cet objet encore rare, et pourquoi et comment la vie était précieuse et valait la peine d'être vécue comme aujourd'hui.

Ecouter cette chronique (extrait lu à 2:18) :


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Avant la télé - Yvan Pommaux  (illustré par l'auteur) - l'école des loisirs, collection Neuf - 2002, réédition 2019 (80 pages, 7,80 €)

vendredi 8 mars 2019

Appelez-moi Nathan



Appelez-moi Nathan, c’est le parcours transgenre d’un jeune garçon né dans un corps de fille, à moins qu’il ne s’agisse d’une fille née dans la tête d’un garçon. Il est raconté par une journaliste, Catherine Castro et délicatement aquarellisé par Quentin Zuitton, dans la forme d’une BD, qui tire parfois vers le roman graphique. Il s’agit bien d’une histoire vraie, dont les personnages ont voulu rester anonymes. Leurs noms ont donc été changés. Mais le héros principal, qui s’appelle Lucas s’est présenté lui-même lors de l’émission de Yann Barthès, le Quotidien (ici). Et Lucas m'est apparu à l'écran comme un garçon tout à fait convaincu et convaincant.

Au commencement est donc Lila, qui a un petit frère Théo. La sœur et le frère ont un papa et une maman. Famille on ne peut plus normale et aimante. Jusqu’ici, tout va bien. Mais bientôt, Lila capte des signaux de son environnement et de son corps qui ne correspondent plus à ce qu’elle a dans la tête. C’est une robe que sa mère a voulu lui acheter, un moniteur de water-polo qui lui fait une remarque sexiste, une grand-mère qui lui offre un sac Hello Kitty… Puis quand Lila s’aperçoit que des seins commencent à lui pousser, c’est un été très pénible qu’elle passe au bord de la plage. Peu à peu, par petites touches, sa féminité naissance la déborde, bien qu’elle fasse tout pour la contenir. Lila se déteste en fille, ne se sent pas normale. Une coupe de cheveux à la garçonne va être son premier acte de refus avant d’entamer sa « transition », de la façon la plus résolue qui soit, accompagnée médicalement : prise de testostérone, et plus tard mastectomie.

Lila a heureusement des parents aimants et compréhensifs. Sa mère, après un temps où elle s’inquiète et résiste à la démarche que veut entreprendre Lila, apprend peu à peu à dire « il » au lieu de « elle »,  Nathan au lieu de Lila, prénom bientôt inscrit à l’état civil et au lycée de Nathan.

Lecteurs et lectrices, adolescentes et adultes, trouveront dans ce roman la description fidèle de l'un des parcours que peuvent accomplir celles et ceux qui découvrent et éprouvent à un certain stade de leur croissance ce qu’on appelle une dysphorie de genre. Ce terme est employé notamment par les psys qui ont à traiter la détresse de jeunes patient•e•s ne se sentant plus en accord avec leur sexe de naissance ni avec ce que leur environnement projette sur eux. Ce désaccord peut être plus ou moins profond. Il ne conduit pas toujours à des choix aussi radicaux que ceux que fait Lila pour devenir Nathan. Mais l’itinéraire de Lila-Nathan tel qu’il nous est conté et montré, si précisément, dans sa singularité, avec une grande empathie, par l’autrice et l’illustrateur, donne à penser. Peut-être même changera-t-il bien des regards trop sommaires sur la question du genre, qui ne se résume évidemment pas à celle de la transition présentée ici.

Écouter cette chronique (extrait lu à 2:47) :




Appelez-moi Nathan – Catherine Castro et Quentin Zuitton – Payot Graphic – 2018 (142 pages, 16,50 €)

vendredi 1 mars 2019

La proie




Périodiquement, les médias se font l’écho d’affaires que l’on a pris l’habitude – pour autant que cette chose puisse devenir habituelle – de ranger dans la rubrique « esclavage moderne ». Les protagonistes en sont généralement une famille bourgeoise bien sous tous rapports et une jeune femme d’origine étrangère réduite plus ou moins brutalement du statut d’employée de maison à celui de prisonnière enchaînée jour et nuit au service de patrons impitoyables, exploiteurs et parfois prédateurs.

C’est une histoire semblable que Philippe Arnaud a choisi de raconter dans son nouveau livre, La proie, au nom, écrit-il, de cette « Afrique [qui] a donné sens à mes combats d’homme, de citoyen puis d’auteur ».

Au commencement, Anthéa est une fillette heureuse, qui partage ses jeux avec sa cousine Diane dans un petit village camerounais. Difficile d’imaginer deux êtres aussi dissemblables, Anthéa tranquille et obéissante, Diane indisciplinée têtue et tête en l’air. Sous son air sage, Anthéa est plus tourmentée qu’elle n’en a l’air. Elle est en difficulté à l’école et, en cours moyen, elle va tomber sur un maître sévère qui va lui faire perdre tous ses moyens. Elle peut partager ses déboires avec Diane qui, elle, doit faire face à un père qui a la main leste. Heureusement, elle va aussi découvrir incidemment qu’elle a un vrai talent de conteuse, en rassemblant les enfants de son village sous l’ombre d’un kolatier. Et sous le regard de Samuel.

L’enfance se poursuit. Anthéa a dix ans quand une femme blanche entre progressivement dans la vie de sa famille. D’abord avec sa mère, à qui elle achète tantôt des fruits, tantôt des avocats. Puis un jour, elle confie son fils François à la garde de la maman, et c’est Anthéa, naturellement, qui s’occupe de ce petit Blanc qui a presque son âge. La dame blanche est contente.

Le temps passe. A douze ans, Diane et Anthéa perçoivent un changement dans l’attitude des garçons à leur égard. Anthéa a grandi et sa beauté s’affirme. C’est alors que la Française, qui s’appelle Christine, va proposer d’emmener Anthéa en France avec elle, pour l’aider à s’occuper de ses enfants, tout en lui promettant qu’elle pourra poursuivre ses études. Son mari Stéphane est en fin de contrat et toute la famille doit rentrer. Les parents d’Anthéa reçoivent cette proposition comme une chance pour eux et pour leur fille et acceptent. Ils ne savent pas, en quittant leur fille à l’aéroport de Douala, que celle-ci s’embarque pour l’enfer, sous le regard aimant de Samuel, dissimulé derrière un pilier.

La suite raconte « la chute » d’Anthéa. Comment elle est successivement privée d’école, puis enfermée, séquestrée et finalement violée régulièrement par le mari, avec la complicité silencieuse de son épouse au bord de la folie. C’est toute la famille qui se déglingue, le père maintenant femme et enfants, et bien sûr Anthéa, sous son emprise perverse.

C’est peu de dire qu’à ce stade le récit de Philippe Arnaud est aussi éprouvant que maîtrisé. Le lecteur ressent jusque dans sa chair le martyre d’Anthéa. On en réservera la lecture à de « jeunes adultes », qui sont d’ailleurs devenus l’une des cibles privilégiées des éditions Sarbacane. Les livres de la collection X’PRIM, faut-il le préciser, ne sont pas placés sous la loi de 1949 qui encadre les publications destinées à la jeunesse.


Peut-on rassurer le lecteur sans dévoiler la fin du livre ? Anthéa va parvenir à fuir cet enfer. La dernière partie du livre est intitulée « Sans se retourner ». Pourtant, livrée à elle-même, sans argent, sans vêtements et sans papiers, car son passeport lui a été confisqué, Anthéa, épuisée par sa captivité, n’est pas au bout de ses peines, et va découvrir le monde marginal et souterrain de Paris. Pourra-t-elle revoir sa famille, son cher Cameroun, dont le souvenir l’a toujours soutenue dans les pires moments ?

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:35) :




La proie - Philippe Arnaud - Sarbacane (293 pages, 16 €)



Les étincelles invisibles

  Nous sommes à Juniper, un petit village écossais proche d’Edimbourg. Adeline, dite Addie, a 11 ans et deux sœurs jumelles plus grandes, Ni...