vendredi 22 décembre 2023

La tempête



Au détour d’une allée du récent salon de Montreuil, une BD avait happé mon regard. Sur la couverture, une femme aux cheveux gris s’abandonnait tendrement sur l’épaule d’une autre, plus jeune. Toutes deux avaient fermé les yeux pour savourer cet instant – d’au revoir ou de retrouvailles, on ne pouvait le deviner - et il y avait dans l’immobilité de leur embrassement une rare intensité, renforcée par le trait du dessin, à la fois sûr et brouillé, par l’éclat décidé des couleurs et leur harmonie, et au-dessus de tout ça, un titre qui semblait démentir la sérénité de cette scène si simple : « La tempête ».

Mais me direz-vous, comment avais-je pu voir tout cela dans l’abondance d’un salon aux mille tentations dont on sort chaque année un peu hébété, à la vue d’une si riche littérature jeunesse, mais aussi comblé par la certitude d’un bonheur de lectures entrevu comme inépuisable ?

Eh bien, je crois que cela ressemble à ce qu’on nomme, en d’autres circonstances, un coup de foudre, un « love at first sight » comme on dit dans les comédies anglophones. Oui, je savais que j’allais lire cet album, que j’avais à peine pris le temps de feuilleter sur le stand de l’Agrume, sa maison d’édition, et qu’en l’ouvrant, en le découvrant, en le lisant, en le contemplant, une fois, deux fois, trois fois, il m’emporterait définitivement dans son univers familial, coloré, dramatique, dans l’ombre d’une maladie mortelle, et pourtant si vivant.

C’est l’histoire d’une famille, d’une fratrie, deux sœurs aînées, Violette et Colombe et un petit frère, César, qui affrontent la maladie au long cours de la mère. Vingt années d’alertes et de rémissions vécues entre le Maroc et la France, pendant lesquelles se succèdent embellies, traitements, rechutes, allers-retours auquel l’espoir lui-même semble s’être habitué.

Entre le présent qui annonce la couleur d’emblée avec une visite de contrôle chez le cancérologue à Paris et le passé d’une famille qui s’est expatriée au Maroc de bonne heure, quand les enfants étaient encore petits, Violette Vaïsse a multiplié les analepses et au bout de l’album nous avons vu cette famille grandir malgré tout, avec cette épée de Damoclès au-dessus de sa tête.

Lorsque les enfants sont jeunes, leur vie marocaine est rythmée par les voyages thérapeutiques de leur mère en France. Devenus grands, ils se sont installés tous les trois en colocation en France, et ce sont eux qui y accueillent leur mère venue du Maroc se faire soigner. Le mari, le papa, n’est jamais loin.

Sortie en 2013 de Saint-Luc, la célèbre école supérieure des arts de Bruxelles, Violette Vaïsse a éclos, éditorialement parlant, en 2022, année au cours de laquelle elle a fait publier cinq livres. Sa technique mêle le dessin à la main, sur papier, avec ce trait qui fait trembler les contours et la palette graphique qui lui permet de chercher longuement les couleurs et d’obtenir les beaux aplats et les harmonies souhaitées.

Si sa BD s’appelle La tempête, c’est en hommage à une lecture d’enfance homonyme de l’autrice-illustratrice : La tempête, de Florence Seyvos illustrée par Claude Ponti. Une belle et longue citation graphique de Ponti la conclut d’ailleurs, laissant toute la famille sur l’image d’un bateau, une sorte d’arche qui lui a permis de survivre et de prolonger encore le voyage indécis qu’est toute vie. Mais que pourrait-il nous arriver quand maman vient de nous lire une belle histoire et nous a quittés d’un « bonne nuit mes amours » ?

Violette Vaïsse a réussi un livre qui tire une partie de sa puissance évocatrice de son caractère autobiographique, tout à la fois un album, une BD et un roman graphique qu’on peut lire à tous les âges, car il s’offre à tous les niveaux de compréhension. 

Une lecture sans les images ne lui rendrait pas l’hommage nécessaire et je m’en abstiendrai donc pour une fois. Mais si vous ne savez pas quoi offrir à Noël, allez vite acheter La tempête de Violette Vaïsse paru en  2022 aux éditions de L’Agrume : 152 pages reliées, superbement imprimées, 23,50 €. 

Pour écouter cette chronique :



 

vendredi 15 décembre 2023

Cambouis



J’avais croisé à plusieurs reprises les albums de Geoffroy de Pennart et même leur auteur au gré de salons de littérature jeunesse. Mais je ne m’étais jamais attardé sur son œuvre graphique. Et l’autre jour, alors que j’avais accompagné mon épouse et ma fille au Salon du Livre Jeunesse en Val de Drôme, je suis tombé en arrêt devant Cambouis, un album de 2017. Cet album satisfaisait a priori une de mes pulsions enfantines premières : l’amour des voitures, des petites d’abord, avec lesquelles j’ai longuement fait « vroum, vroum » et des grandes, surtout des belles et des chères, des voitures de course aussi, que je ne pourrai jamais me payer mais qui m’ont toujours fait rêver. Mon ami Dominique, regretté, dont j’aime à convoquer le souvenir à cet instant, m’avait un jour fait remarquer que je me retournais sur les voitures comme d’autres hommes sur les belles filles. Mais je ne suis pas là pour vous raconter ma life...

Cambouis donc, est un jeune garagiste qui a hérité son surnom de deux méchants demi-frères, deux affreux jojos dont les parents, guère plus recommandables, ont recueilli au berceau le petit Tom – car en vrai, il se prénomme Tom même si tout le monde l’a oublié – Tom, qui venait de passer du statut de bébé adoré à celui moins enviable d’orphelin abandonné. Ses parents adoptifs, Ross et Gladys ont aussi récupéré le garage Beltruf qui est passé à leur nom et dans lequel ils vont faire travailler très tôt le petit Tom. Par chance, celui-ci se prend de passion pour la mécanique et il s’avère très doué. Cette passion l’empêche de voir qu’il se fait exploiter par la famille Nonosse – c’est le nom de ces indignes qui l’ont réduit quasiment à l’état d’esclave domestique.

Heureusement, Tom alias Cambouis, a une autre passion que la mécanique : le chant. Il chante tout le jour dans son atelier. Alors quand la célèbre Lady Wawa, de passage dans sa ville, annonce qu’elle recrute des choristes, Cambouis - euh je voulais dire Tom - décide de se présenter. Evidemment, la famille Nonosse, les deux frères Nasty et Stiky en tête, vont n’avoir de cesse que de faire capoter l’audition de Tom, occasion pour notre auteur-illustrateur de multiplier les péripéties et de prolonger le suspense. Dois-je vous rassurer sur le dénouement ? C’est inutile. 

Geoffroy de Pennart, amateur de contes, a peu ou prou calqué son récit sur celui de Cendrillon, transformant les filles en garçons et la fameuse pantoufle de verre en tatane de mec. Il y a même une marraine bonne fée, Madame Poildur, qui va s’intéresser au sort de Tom. Vous retrouverez sans peine la structure du conte ancien repris par Charles Perrault et les frères Grimm et revisité par le célèbre long-métrage d’animation de Disney sorti en 1950. Cambouis serait  donc un Cendrillon pour garçons…

Ah, je ne vous ai pas dit : tous les personnages de Geoffroy de Pennart sont des animaux en costard ou en robe, et marchent debout sur leurs pattes arrière. L’album est vif et coloré et les pages de garde permettent, au début et à la fin, de détailler la distribution des rôles, comme dans le générique d’une superproduction. Les méchants ont des têtes de méchants et les gentils des têtes de gentils : on ne peut pas les confondre, c’est essentiel quand on lit un album à voix haute à des petits enfants.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:05) :


Cambouis Geoffroy de Pennart – album de 5 à 7 ans - Kaléidoscope (37 pages, 13 €)


 

vendredi 8 décembre 2023

Les Magni-freaks

 


Un « freak », en anglais, ça peut être aussi bien un monstre humain qu’un jeune qui refuse les valeurs de la société bourgeoise. C’est du moins la définition qu’en donne Gaspard Flamant à la première page de son roman intitulé Les Magni-freaks, jeu de mots sur freak et magnifique qu’on doit à un de ses jeunes héros. 

Ils sont trois, une fille Cheyenne et deux garçons Liam et Squadro. Quoique pour Squadro, on n’est pas sûr que ce soit un garçon complet de partout. Disons qu’il sent le poisson en permanence et qu’il a des branchies à la place des côtes. Bref qu’il est plutôt dans la catégorie monstre marin humanoïde. Le récit expose d’ailleurs rapidement de quel accouplement tragique il est issu. Ses deux amis ont l’air un peu plus normaux, mais il ne faut pas s’y fier. Cheyenne, qui tient du passe-muraille de Marcel Aymé, traverse les murs avec un facilité déconcertante. Quant à Liam, c’est bien simple : il vole comme un oiseau. Comme Superman, Batman, Spiderman, etc. tous ces superhéros nés outre-Atlantique.

On comprend dès le premier chapitre que nos trois compères viennent de dévaliser un fourgon blindé à Lyon, sur les bords du Rhône et sous la pluie. Ne sont-ils que de petits truands dotés de pouvoirs anormaux ? Eh bien il faut lire la suite du roman pour comprendre. D’abord comment chacun a hérité ses dons.  Et ensuite à quel adversaire ils vont avoir à faire, dans la bonne ville de Montpellier, dont leur cité est la plaque tournante de tout un tas de trafics.

Au centre de cette plaque tournante et contrôlant tous ces trafics, il y a un boss, un parrain : Le Noble, qui tient tout d’une main de fer, je devrais dire plutôt de feu, mais vous le saurez bien assez tôt.

Pourquoi et comment notre trio d’Avengers à la française va s’attaquer à lui et au final, ont-ils une petite probabilité de le faire tomber ? Le Noble gouverne l’économie parallèle de ce quartier de Montpellier, à la tête d’une véritable armée de paumés et de petits malins à sa botte. La probabilité est donc faible. Pourtant, pourtant… je ne vous en dis pas plus.

Reprenant quelques codes des superhéros greffés sur la vie quotidienne d’une banlieue de province, Gaspard Flamant a écrit un roman policier et fantastique survitaminé. Les attributs hors normes de ses trois jeunes héros pimentent évidemment les scènes d’espionnage et d’affrontement, de discussions stratégique ou amicale. D’autant que leurs pouvoirs spéciaux sont encore un peu en rodage, ce qui nous vaut quelques gags qui évoquent l’univers du jeu vidéo. J’ajoute que ce livre de fiction ado a fait partie de la sélection des « Pépites » lors du salon de la presse et de la littérature jeunesse qui a fermé ses portes lundi dernier à Montreuil.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:31) :


Les Magni-freaks – Gaspard Flamant – Sarbacane – 2023 (308 pages, 17 €)


vendredi 1 décembre 2023

Marie-Aude Murail

 



Chers auditeurs et auditrices de RCF, exceptionnellement, je ne vous propose pas ce vendredi ma chronique habituelle.  Comme vous le savez peut-être, le monde de la littérature jeunesse se donne chaque année rendez-vous au salon de la littérature et de la presse jeunesse, le "SLPJ", qui tient cette année sa 39ème édition, du 29 novembre au 4 décembre à Montreuil en Seine-Saint-Denis. Pour cette occasion, j’ai préféré donner la parole à Marie-Aude Murail, l’une de ses plus éminentes représentantes, autrice prolifique, dont les œuvres comme Oh, boy ! Simple Miss Charity ou les séries comme Les mésaventures d’Emilien, les enquêtes de Nils Hazard et plus récemment Sauveur & fils, ce psychologue orléanais, ont assuré le succès en France comme à l’étranger, où elle est traduite en 27 langues à ce jour. Outre de nombreuses récompenses glanées au fil de sa carrière, c’est l’ensemble de son œuvre qui lui a valu de recevoir en 2022 le prix Hans-Christian Andersen, qui est la plus haute récompense internationale décernée à un écrivain pour la jeunesse, par un jury dont 83 pays sont parties prenantes.
Mardi, Marie-Aude Murail était rédactrice en chef du journal Libération pour le numéro spécial que celui-ci concocte chaque année à l’occasion de l’ouverture du salon ce mercredi… Bonjour Marie-Aude !

Bonjour Pierre-Michel, bonjour aux auditeurs et aux auditrices de RCF

Comment as-tu vécu mardi cette rencontre entre la littérature jeunesse et la presse quotidienne, entre la fiction et l’actualité ?



Nous étions 36 autour d’une table et le mot qui est revenu le plus souvent entre nous, c’était « intimidé e ». Donc c’est vrai que quand le rédacteur en chef nous a proposé les sujets du jour : les otages du Hamas, le raid de l’ultra-droite sur la ville de Romans-sur-Isère, le porno en deepfake dans les cours de récré, le procès de Monique Olivier… on s’est regardés en se demandant qui allait se dévouer parce que ce n’est pas a priori des sujets qu’on traite en littérature pour la jeunesse. Encore que… on ait l’habitude de parler de tout ! Et donc le challenge a été de garder notre spécificité d’écrivains et illustrateurs pour la jeunesse, tout en traitant de ces sujets-là, et donc en gardant notre humour, notre humanisme… et une petite lueur d’espoir, s’il vous plaît !

Après avoir écrit la 7ème saison de Sauveur & fils avec ta fille, Constance Robert-Murail, je sais que tu as un nouveau livre en cours ? Peux-tu en dire un mot au micro de RCF Loiret ?

Alors là, ça va être le scoop ! Bon, alors, ça devrait s’appeler - ça devrait parce que tout ça est encore fragile - ça devrait s’appeler Francoeur, et ça va parler d’une fratrie d’artistes au XIXe siècle, dans ce qu’on appelait « la vie de bohème », tous ces jeunes qui arrivaient de province et qui voulaient réussir, comme écrivain, comme peintre, comme poète, etc. Ils sont quatre, comme nous étions quatre, les Murail. Il y a une grande sœur, qui s’appelle Anna, qui va prendre le pseudo de « Francoeur » ; elle, elle est inspirée par George Sand ; viennent ensuite des jumeaux, Isidore et Marceau ; Isidore, lui, s’appuie sur un autre personnage, féminin, du XIXe, c’est une peintre, Rosa Bonheur ; Marceau, lui, va représenter tous les poètes maudits – vous pouvez faire la liste dans votre tête – et puis la petite dernière, Olympia, sera inspirée par Sarah Bernhardt.

Pourquoi crois-tu que ce récit de quatre vocations d’artistes au XIXe siècle pourrait intéresser des adolescents d’aujourd’hui ?

Parce qu’ils écrivent, parce qu’ils rêvent, parce qu’ils ont envie de créer et qu’ils ont peut-être besoin de savoir que d’autres avant eux ont osé. Le sous-titre de Francoeur sera peut-être – voilà encore un scoop – « Lettres à une jeune romancière », comme il y a eu les « Lettres à un jeune poète » [Rilke]. C’est un roman sous forme épistolaire et c’est une jeune fille qui s’adresse à Francoeur pour lui dire qu’elle a, elle aussi,  envie d’écrire ; et elle veut percer tous les secrets de « comment vous y êtes arrivée ? » et « d’où est-ce que vous venez ? ». Ce sont des questions qu’on me pose régulièrement. Oui, je crois que cela intéresse les enfants même et les ados, les adultes : « pourquoi vous êtes devenue écrivain ? Est-ce que vous écriviez quand vous étiez petite ? Est-ce que vous étiez bonne en rédaction à l’école », toutes ces questions reviennent très souvent. Ce sera une manière d’y répondre et puis ce sera aussi – comme je l’aurai écrit avec Constance – une manière de dialoguer avec cette jeune génération qui a tellement envie qu’on l’entende.

Dans ton article de Libération d’ailleurs, tu cites ta rencontre avec cette petite fille qui t’avait demandé « comment devient-on ‘écrivain célèbre’ ? »

Oui, un peu naïve, mais c’était une petite fille du CE2 et elle, elle voulait devenir « écrivain célèbre » et moi j’ai dû lui répondre que « non, ce n’était pas exactement comme ça que c’était vendu » et je lui ai un peu parlé des difficultés de ce métier, je ne les cache jamais à ceux qui ont cette vocation en eux, ce désir en eux. On n’écrit pas parce qu’on a envie de passer à la télé, on n’écrit pas pour se mettre plein de fric sur son compte en banque, on n’écrit pas pour avoir une bonne retraite, on écrit parce qu’on a des choses en soi et qu’on veut les donner aux autres.

En 2021, la lecture a été décrétée Grande cause nationale par le gouvernement. Les baromètres de la lecture des jeunes semblent tous virer au mauvais temps. Tu as écrit en 2016 Zapland, une dystopie qui met en scène Tanee, une fillette de 8 ans qui ne sait pas encore lire et dont les parents ne sont même pas inquiets. Que se passe-t-il selon toi ? Le monde de demain va-t-il ressembler à Zapland, un monde sans livres, voire sans lecteurs ? Et que faut-il faire ?

Si je le savais… D’abord, il faut donner l’exemple soi-même. Quand les parents viennent me dire « Comment faire pour que mon enfant lise ? », évidemment, je leur demande : « est-ce que vous lisez ? » et surtout « est-ce que vous êtes des lecteurs et lectrices heureux et heureuses ? ». Moi, c’est ça, ma première démarche, quand je vais dans les écoles, les médiathèques, je suis une lectrice heureuse, je suis le témoin de quelqu’un qui vit à travers les livres, qui a besoin de la lecture pour se construire et se constituer, parce que je continue de me construire grâce aux livres, je continue d’apprendre grâce aux livres. « Quand je pense à tous les livres qu’il me reste à lire, j’ai la certitude d’être encore heureux » disait Jules Renard. C’est de ça qu’il faut témoigner. Partout. Il faut faire envie, en fait. Faites-vous envie ? Il paraît qu’il faut avoir des gueules de ressuscités pour donner envie d’être chrétien, eh bien voilà, ayez des gueules de lecteurs et de lectrices qui sont heureux.

Merci Marie-Aude Murail !

Merci à vous de m’avoir écoutée !

Pour écouter l'interview de Marie-Aude Murail :

Sans crier gare

  Aimez-vous les livres qui simultanément ou dans un ordre quelconque vous font peur, vous font pleurer et vous font rire tant et tant que v...