vendredi 21 décembre 2018

Les nouvelles vies de Flora et Max

"Je suis contre les rapports humains réels"




Il y a trois ans naissaient en librairie Flora et Max, dont Martin Page et Coline Pierré avaient inventé la folle rencontre, celle de deux ados qui étaient parvenus l’un par l’autre à se libérer à distance de leurs enfermements respectifs, Flora de sa prison bien réelle et Max de sa chambre d’où il ne voulait plus sortir. 

On avait un peu envie de savoir ce qu’ils deviendraient une fois revenus dans la vie dite normale. C’est chose faite avec Les nouvelles vies de Flora et Max publiées à l’école des loisirs en ce début novembre. Flora tente l’aventure de l’université, choisissant l’anthropologie parce que c’est une discipline qui semble parfaitement inutile et sans débouchés. Max opte sans plus de conviction pour un CAP cuisine et commence parallèlement son apprentissage des autres êtres humains qu’il s’était bien gardé jusqu’ici de fréquenter. « Je suis contre les rapports humains réels » affirme-t-il d’emblée.

Evidemment, ils se retrouvent et ça leur fait tout drôle de se découvrir, eux qui n’avaient fait que correspondre. Comme ils ne savent pas encore bien faire, Max, qui attend Flora à sa sortie de prison, lui tend une lettre où il a écrit : « Je crois qu’on va faire des économies de timbres ». Flora éclate de rire, se demande si elle va prendre Max dans ses bras, ne le fait pas et rejoint ses parents qui l’attendent eux aussi.

La suite, c’est l’histoire de ce nouvel apprivoisement mutuel à l’air libre. Chacun suit la voie fragile qu’il a commencé d’emprunter et croise de temps en temps celle de l’autre. Ils continuent à s’écrire. Flora a pris un petit boulot dans une maison de retraite autogérée. Leur histoire va s’accélérer et basculer quand la survie de cet établissement est soudainement menacée par un projet de centre commercial.  La résistance s’organise. Nos deux handicapés de la vie s’y engagent. Devant les bulldozers, pour la première fois, Flora et Max se donneront la main.

Les nouvelles vies de Flora et Max sont écrites à quatre mains et à deux voix. Chacun raconte sa vie et, de son point de vue, les événements vécus ensemble. Les chapitres de longueur variable alternent donc le récit de Flora et celui de Max, incluant quelques messages car ni l’un ni l’autre n’ont perdu le goût de cette correspondance qui a vu naître et grandir leur relation. Simplement, la messagerie électronique a remplacé la Poste.

Coline Pierré et Martin Page ont dédié Flora et Max à Cyrus, leur jeune fils, plaçant tout leur petit monde sous le patronage encourageant d’Anaïs Nin : « L’imagination nous apprend qu’il y a toujours une issue ».

J’ajoute, comme supplément à cette chronique, et avant de vous laisser en compagnie de Flora et Max, que Coline Pierré et Martin Page viennent d’avoir la bonne idée de recueillir les témoignages d’artistes sur leurs conditions actuelles de vie et de les éditer via leur propre maison d’édition, baptisée Monstrograph. Ça s’appelle Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Il y 31 réponses en 342 pages et c’est passionnant de plonger dans la vie de ces étonnants mammifères.




Écouter cette chronique (extrait lu à 3:03) :


Les nouvelles vies de Flora et Max – Martin Page & Coline Pierré – l’école des loisirs, 2018 (251 pages, 14,50 €)

vendredi 14 décembre 2018

Je les entends nous suivre

Les désarrois de Léo



« Je ne chante pas pour passer le temps » : les plus anciens se souviennent peut-être de ce cri lancé par Jean Ferrat au milieu des années 60, réplique à Léo Ferré qui, lui, sur des mots d’Aragon, « chantait pour passer le temps ».  Ferrat revendiquait dans et par la chanson une forme d’engagement que d’autres, écrivains ou philosophes déployaient dans la pensée et la littérature, s’inscrivant résolument aux côtés des acteurs politiques ou syndicaux de leur époque. L’artiste engagé est une figure qui n’a jamais quitté la scène sociétale, en porte-voix recherché qu’il est.

Dans le paysage éditorial de la littérature pour la jeunesse, Le Muscadier se taille lui aussi peu à peu auprès des prescripteurs cette image d’éditeur engagé en direction des adolescents. Les causes à défendre ne manquent pas. Le droit d’aimer au grand jour une personne du même sexe en est une. Si le mariage pour tous a fait avancer ce droit en France avec les difficultés et les batailles que l’on sait, les mentalités ont-elles évolué aussi vite ?

Avec son court roman, Je les entends nous suivre, Florence Cadier apporte une réponse  nuancée à cette question. S’il débute brutalement par une agression violente au sortir d’un bal de campagne, qui pourrait faire croire que rien n’a changé, l’autrice nous offre dans les chapitres suivants le récit en plusieurs moments de la lente construction amoureuse de Léo au milieu de sa bande de copains et de copines. Léo aime peut-être Léonore, qui l’a pourtant cueilli d’une bonne droite dans l’œil dans le cours de boxe où ils se sont rencontrés. Mais Léo, le soir de sa fête d’anniversaire, pendant laquelle il réussit l’exploit d’embrasser Léonore pour la première fois, va aussi rencontrer Robin, Robin qui fait un malaise après deux verres de vodka, Robin qui se retrouve allongé dans le lit de Léo, Robin qui serre la main de Léo, Robin qui embrasse Léo et c’est une révélation pour lui.

Comment l’avouer aux autres, à ses copains, à ses parents, quand on a du mal à se l’avouer à soi-même ? Comment vivre la chose publiquement, s’embrasser, se tenir par la main ou par l’épaule comme des amoureux « normaux » ? Léo cale, Léo rougit, Léo fuit, devant ce secret qui s’évente peu à peu et semble faire fuir aussi  Léonore qu’il aime encore. Ballotté entre ses deux orientations à vrai dire toutes les deux naissantes, Léo hésite, brûle dans sa chair et dans son cœur, souffrant d’amours concurrentes encore mal définies, malgré la force de l’attirance qui l’entraîne irrésistiblement vers un garçon. En face Robin, plus assuré de ce qu’il est, comprend ou ironise, s’impatiente ou se fâche devant les hésitations et les petites lâchetés de Léo. Alentour, la bande semble accepter cette relation, en dehors de Léonore, déroutée par cette rivalité d’un autre type. Les parents de Léo, un moment interloqués, vont s’avérer beaucoup plus compréhensifs qu’il ne le redoutait et Florence Cadier décrit notamment avec tact les réactions du père, auquel Léo, contre toute attente, va confier en premier l’origine de ses tourments.

Je les entends nous suivre est un roman d’apprentissage à la fois pudique et direct. Florence Cadier n’élude aucune situation. On pourra regretter qu’elle n’ait donné à son texte davantage d’ampleur et  à ses jeunes héros davantage d’épaisseur. Mais tel quel, il offre aux adolescent·e·s - et pourquoi pas à leurs parents - un écho utile et empathique aux situations qu’ils peuvent avoir à affronter, parfois dans une extrême solitude, au mitan de l’adolescence.

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:24) :


Je les entends nous suivre – Florence Cadier – le muscadier collection Rester vivant (90 pages, 9,50 €)

vendredi 7 décembre 2018

Cœur battant

Suicide, modes d'en rire




« Peut-être que le ciel réalise les rêves que la terre assassine ». La mère d’Alex avait bien réussi sa sortie laissant à son fils le soin de la découvrir, pendue dans sa chambre à un fil électrique, avec cette phrase tracée sur le mur, pour tout viatique. Il avait huit ans. Neuf ans après, il rate de peu son suicide en se tirant une balle dans le cœur qui finit dans l’épaule. Et c’est comme ça qu’il se retrouve dans la clinique de la Citadelle, le cœur en écharpe, affecté au sympathique groupe des Suicidants, qui ne dépare ni celui des Alcooliques ni celui des Anorexiques. Un groupe de ratés de la mort, dont les cinq membres semblent n’avoir que ce puissant dénominateur en commun.

Axl Cendres aime les portraits de groupe. Elle l’avait montré avec son précédent roman, Dysfonctionnelle, dont je vous ai parlé ici. Sa verve tragi-comique s’employait à faire vivre devant nous une incroyable famille, pour le moins bigarrée et agitée, qui nous emportait dans son tourbillon.

Avec Cœur battant, elle nous transporte directement dans une clinique psychiatrique, chargeant Alex, 17 ans, de nous conter cette aventure très particulière. La première séance du Doc – c’est le petit nom du psychiatre de service – nous permet de faire brièvement connaissance avec nos cinq suicidants, deux adultes et trois ados : Colette et Jacopo, Victor, Axel et puis Alice, arrivée en retard mais « belle comme la nuit », c’est la première remarque que se fait Axel dans son for intérieur. A peine l’a-t-il vue, on comprend qu’il est frit, grillé, qu’il est perdu pour la mort et sera progressivement gagné par l’amour. Du côté de la demoiselle, ce sera peut-être un peu moins simple, mais Axel a 188 pages pour la convaincre.

Grâce aux séances du Doc, aux repas pris ensemble, aux activités proposées aux résidents de la Clinique, chacun a amplement l’occasion d’exposer aux autres les bonnes raisons qu’il avait de mourir et aussi ses conceptions plus ou moins tordues de la vie en général et de l’amour en particulier. Ça nous vaut des dialogues tantôt surréalistes, tantôt cocasses ou complètement déjantés, avec toujours un doigt de métaphysique, à laquelle nos revenants ont tous un peu goûté.

Il fallait être assez culottée pour aborder le suicide aussi frontalement. Evidemment, l’idée de faire parler des gens qui se sont ratés est plus vraisemblable que d’essayer d’écouter des gens qui se sont réussis.  La deuxième bonne idée était bien sûr d’en faire un portrait de groupe avec des personnages aux âges et aux motivations bien différentes. La troisième bonne idée est de les avoir sortis de la clinique, quand leur huis-clos menaçait de s’essouffler, pour les lancer sur la route, dans la Rolls de Jacopo conduite par son chauffeur.  L’aventure de notre club des cinq se termine dans le manoir de Jacopo, au cours d’une soirée très spéciale en forme d’apothéose, manigancée par Victor.

Cœur battant est un livre sur la mort où des cœurs battus nous font découvrir qu’il y a parfois une certaine médiocrité dans le fait d’accepter l’existence telle qu’elle s’impose à nous. Ce n’est pas le moindre paradoxe pour le lecteur que de se dire, en refermant ce livre, que ces cinq trompe-la-mort, perchés sur un fil, nous ont finalement donné une leçon de vie.

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:07) :



 Cœur battant – Axl Cendres – Sarbacane, 2018 (188 pages, 15,50 €)

vendredi 30 novembre 2018

Summer kids

Un été sans Hannah




Ils étaient quatre depuis le CM1, un bail ! Au seuil de l’été, deux mois avant d’entrer à l’université, ils ne sont plus que trois. Hannah a pris la tangente, Hannah, qui était depuis 423 jours avec Antoine, a rompu avec lui, brisant de fait l’harmonie du quatuor. L’été va être long.

Mathieu Pierloot a mis Antoine aux commandes d’un récit que celui-ci ne maîtrise plus. Notre narrateur, dépité, voudrait bien comprendre pourquoi Hannah ne veut plus de lui. Que lui a-t-il fait (ou oublié de lui faire) ? Il interroge ses potes, Mehdi et Alice, qui connaissent Hannah aussi bien que lui, mais il renonce vite à en tirer quoi que ce soit : ils ne savent rien ou ne veulent rien dire, au nom d’une omerta amicale qui essaie de sauver ce qui reste de leur histoire commune.

Côté famille, ça ne va pas fort non plus. Si Antoine a eu 14 ans pour admettre l’existence de son frère Louis, il a plus de mal avec un certain Jean-Do, le nouveau compagnon de sa mère, « version veggie du vieux beau » qui, non content de s’être mis à tripoter tous les appareils électroniques de la maison, semble avoir suggéré d’inopportunes remises à l’heure éducatives qu’Antoine juge totalement déplacées. Ce qu’il finira par asséner à Jean-Do  : « pour les leçons de morale bidon, j’ai déjà un père qui s’en occupe ».

Antoine passe donc son mois de juillet à essayer d’oublier Hannah sans y parvenir. La seule vision de Mehdi ou d’Alice, qu’il retrouve dans des fêtes privées, le renvoie de toute façon au membre de la bande qui lui manque et qui a tout dépeuplé. D’autant que sa mère, elle aussi, disparaît peu ou prou de la circulation, se contentant de remplir le frigo et de faire une apparition de temps en temps, essentiellement pour rappeler à Antoine qu’il ne s’est toujours pas inscrit en fac. 

Antoine va faire diversion en se trouvant un job d’été dans une maison de retraite, qui va occuper son mois d’août et, accessoirement, élargir sa perception du monde. Élargissement auquel va contribuer une certaine Noémie qu’Antoine a croisée à 3 h du matin, alors qu’il commençait à comater chez un pote et n’était plus bon qu’à vomir sur les pieds de l’intéressée, qui ne lui en a pas tenu rigueur. Antoine, bien sûr, n’a aucun souvenir de ce lamentable épisode.

Et Hannah, dans tout ça, me direz-vous ? Eh bien, moi, je ne vous en dirai rien. Lisez Summer kids et vous saurez comment se clôturent cet été et la fin d’une époque. En attendant la suite ? Mathieu Pierloot n’a rien promis, à ma connaissance.

Écouter cette chronique (extrait lu à 2:42) :



Summer kids – Mathieu Pierloot – l’école des loisirs, 2018 (154 pages, 14 €)

vendredi 23 novembre 2018

Comment maman a tué le chef des pamplemousses



Comment parler aux enfants de la grave maladie qui s'est invitée dans la famille, en l'occurrence le cancer de maman ? Pascale Bougeault, autrice-illustratrice a relevé ce défi, dans un album à la fois précis et délicat, grâce à Camille Genié qui lui a raconté son parcours.


Pascale Bougeault a choisi de se mettre à hauteur d'enfant, un petit garçon qui raconte ce qui arrive à sa maman, et incidemment à son papa, sous le regard attentif de la grenouille Gilles, une peluche verte qui ne le quitte pas.

L'album n'esquive pas les moments difficiles de la maladie : le départ spectaculaire aux urgences, dans le bruit des sirènes, les étapes d'un traitement au long cours, les chambres d'hôpital, la perte des cheveux masquée par une jolie collection de foulards, etc.

Le "pamplemousse", c'est le lymphome qui s'est installé dans les poumons de maman. C'est le docteur qui invente cette métaphore pour le petit garçon, qui a besoin d'explications simples. Celui-ci va s'en emparer avec son imagination et Pascale Bougeault avec ses pinceaux.

Il y a des scènes très bien vues comme celle du papa  et du fils mangeant ensemble une pizza et des chips, affalés sur le canapé du salon. Le papa essaie de rassurer son garçon mais celui-ci n'est pas dupe : "Ne t'inquiète pas, m'a dit Papa avec un air plutôt inquiet", air qui n'a pas échappé au fils.

Grave et léger, cet album permet d'aborder ce thème délicat avec un enfant qui y est confronté directement ou indirectement. C'est aussi un discret hommage au personnel soignant, qui prend la pose sur la couverture. A la fin, un petit glossaire donne le sens de mots techniques supplémentaires, qui ne sont pas utilisés dans le corps du texte mais sur lesquels un enfant peut s'interroger car il les entend nécessairement prononcer, avec leur charge menaçante, dès lors qu'il vit dans l'entourage d'une personne atteinte d'un cancer et qui se fait soigner.

Écouter cette chronique (extrait lu à 2:02) :



Comment maman a tué le chef des pamplemousses - Pascale Bougeault, avec Camille Genié - Rue de l'Échiquier jeunesse - 2018 (40 pages, 15 €)

vendredi 16 novembre 2018

Milly Vodović



Dans Tous les héros s’appellent Phénix, paru à l’école des loisirs en 2016, Nastasia Rugani décrivait le lent enfermement d’une adolescente, Phénix, harcelée et battue par son beau-père. Une forme de salut pointait pourtant à la fin du roman, parce qu’un lien indestructible existait entre Phénix et sa petite sœur Sacha, dont on ne savait plus dire au terme de l'histoire laquelle avait protégé l’autre.

Avec Milly Vodović, notre autrice s’est résolue à sacrifier son héroïne sur l’autel de la littérature. Elle s’en explique dans le n° 2 des Nouvelles de Polynie, bulletin de la collection dirigée par Chloé Mary. Nastasia Rugani y récuse par avance le roman qui fait du bien et les fins heureuses. Le bonheur existe au quotidien, c’est celui-là qu’il faut montrer, même si – ou parce que - il est enserré entre des extrémités nécessairement tragiques : pour la plupart des humains, le néant d'où nous venons et la mort qui nous attend. D'où ces quelques fleurs candides ou inquiétantes sur le fond noir de la vie, comme l’illustre bien la couverture dessinée par Jeanne Macaigne. Car pour Nastasia, les fictions qui se terminent en apothéose ne promettent au lecteur qu’une chose : un retour bien morne dans une réalité déprimante, aussi difficile que la redescente après un shoot.

Ce plaidoyer pour une fiction réaliste, mieux vaut sans doute  l’avoir lu avant de découvrir et de suivre Milly Vodović, « cette étrange petite personne âgée d’une douzaine d’années », si l’on veut cueillir en route les quelques fleurs semées par sa créatrice. Il y en a, heureusement, dans ce roman noir français dépaysé lui aussi en Amérique.

Milly est en effet née américaine dans une famille bosniaque, amputée du père mort à Sarajevo. Cette famille étrangère, blessée et transplantée en Géorgie, est en butte à une hostilité sourde de tout ce que le pays compte comme beaufs racistes et islamophobes de tous âges. Dans la scène inaugurale du roman, c’est une frêle Milly qui se révèle soudain en justicière de son frère Almaz, persécuté et humilié par Swan Cooper et son ami Douglas.
On espère qu'avec ce prologue, le personnage de Milly, au seuil de l'adolescence, va imposer sa fragilité et devenir la petite femme puissante de sa tribu d'immigrés. Mais, après cette courte victoire, c'est le versant tragique de la vie qui s'affirme très vite avec l'assassinat d'Almaz. Milly enquête, Milly se débat dans Birdtown, tantôt accueillante, tantôt hostile, croisant parfois le fantôme de "Mamaz", le frère chéri. 

La mort d'Almaz la fait grandir brutalement au milieu d'une ville qui s'insinue et se rêve en elle comme ces cauchemars poisseux dont on voudrait se défaire sans s'obliger à se réveiller. C'est dans ses séquences quasi-oniriques que la nouvelle écriture de Nastasia Rugani se révèle, bien plus riche et chargée que celle qui tendait son précédent roman, comme si une autre voix que la sienne - américaine ? -  s'était levée en elle, à l'appel des grand·e·s écrivain·e·s du Sud.

A la fin, la scène initiale sera rejouée, pour un autre dénouement, celui par lequel une vie s'échappe en laissant à ceux qui restent les traces ineffaçables de son passage. Et d'un roman à ses lecteurs.

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:09) :



Errata : Pour les auditeurs et auditrices de RCF Loiret, je signale deux erreurs que j'ai commises dans ma chronique et que Nastasia Rugani a bien voulu me faire remarquer : 1°/ l'héroïne de Tous les héros s'appellent Phénix se nomme bien entendu... Phénix, et non Érika (qui est sa mère dans le roman) ; 2°/ Milly vit en Géorgie, et non en Alabama. J'ai corrigé le texte.

Milly Vodović – Nastasia Rugani – éditions MeMo, collection grande polynie (220 pages, 16 €)



vendredi 9 novembre 2018

Le visiteur de minuit

L'idée du Diable




A force de reclasser le mal dans l’abstraction des idées morales ou des forces obscures, nous avions peut-être oublié qu’il pouvait prendre, au moins dans nos cauchemars, la figure familière du diable. Le plus effrayant aspect de ce fidèle serviteur est sans doute son efficacité, quand il se met au service de nos désirs caressés en secret.

Marie-Aude Murail a écrit cette histoire en 1986 à une période chahutée de sa vie. Pour cette raison, s’y reflètent sans doute ses tourments de l’époque mais aussi leur résolution progressive. Ce texte était destinée à J’aime Lire et elle avait proposé comme titre L’idée du Diable mais la rédaction de Bayard tiqua et Le visiteur de minuit paru plus conforme à l’esprit de la maison, même si le Diable y gardait sa place. Comme elle a pris l’habitude de le faire avec toutes ses rééditions, l’autrice a retravaillé, n’étant plus contrainte par le strict gabarit du magazine.

Le récit tient en quelques mots même si son déroulement est plus complexe qu’il n’y paraît. Nous sommes à Londres, en 1854, où vit Jason Anderson un homme riche et puissant mais qui est le plus malheureux du monde car sa femme est morte et Beatrix, sa fille unique, qui a neuf ans, se meurt à son tour. Son argent n’y peut rien et il enrage de voir que le vieux Mac Neil, son jardinier, a quinze enfants tous bien portants, et notamment le jeune Fergus, son petit dernier, qui a l’âge de Beatrix et vit avec son père. 

Une nuit, Jason reçoit une étrange visite, dont il ne voudra pas savoir s’il l’a appelée ou non de ses vœux. Toujours est-il qu’à la suite de cette rencontre, une succession d’événements semble indiquer que la promesse faite par ce mystérieux personnage est en voie d’exaucement. A quel prix monstrueux ? C’est bien ce qui finit par tourmenter Jason qui, sous prétexte d’avoir des affaires à régler, part en voyage jusqu’au printemps fatidique, fuyant autant le terme fixé par les médecins à la vie de Beatrix que les effets annoncés de la promesse diabolique…

En donnant aux magnifiques acryliques de Christel Espié l’écrin d’un album de très grand format 29 X 36 cm, l’éditeur Albin Michel jeunesse a permis que ce récit, qui se joue des codes du conte traditionnel, souffle intensément le chaud et le froid, la neige et les feux de cheminée, la misère impuissante des riches et la gaieté désarmante des pauvres et par-dessus tout, l’enfance et l’amour rédempteurs.

Écouter cette chronique (extrait lu à 2:31) :



Le visiteur de minuit - Marie-Aude Murail & Christel Espié - album - Albin Michel jeunesse (32 pages, 18 €)

vendredi 2 novembre 2018

Méto



Une île entre le ciel et l’eau. C’est dans cette sorte d’indétermination géographique,  isolée de tout qu’Yves Grevet a planté il y a dix ans sa trilogie, rééditée par Syros dans un volume unique de 885 pages, richement illustré par Thomas Ehretsmann. A dire vrai, L’île était le titre du second volet. C’est tout un univers qu’a construit l’auteur, de toutes pièces, et qui commence par La maison et se termine par Le monde.

Yves Grevet a expliqué qu’il n’avait aucun projet précis quand il a entamé ce qui allait être une trilogie, juste une scène inaugurale : un dortoir, la nuit, où le seul craquement d’un lit réveille soixante-quatre garçons, immédiatement tétanisés par la peur. C’est de ce commencement ténu qu’il a progressivement créé son univers romanesque et déployé son récit, en cercles concentriques, telle une onde se propageant à la surface d’un lac sombre, toujours menaçant.

Que font ces adolescents dans cette maison ? Pourquoi portent-ils tous des prénoms latins, Rémus, Octavius, Claudius… ? Qui sont ces « Césars » numérotés qui font régner une discipline implacable sur toutes les activités de cet étrange pensionnat qui semble tombé de nulle part ? Que leur apprend-on et que leur cache-t-on ? Quel est le projet exact du mystérieux Jove, maître des lieux ?

Pour les plus jeunes, le confort et la sécurité de la maison semblent remédier aux désordres de leur petite enfance, dont ils n’ont pourtant guère de souvenirs. Mais pour les plus grands, Méto en tête, l’adolescence ouvre les questions fondamentales : qui suis-je, d’où viens-je et où nous conduit-on ? Ils sont plusieurs à vouloir secouer les œillères qu’on leur a posées pour les faire grandir sans discussion vers un avenir pourtant opaque.

L’éducation reçue les laisse dans l’ignorance de pans entiers de la connaissance de la vie et du monde, jusqu’aux mots de père, mère, frère ou sœur. Ils sont même inconscients qu’il existe un autre sexe que le leur dans l’espèce humaine, et de la façon dont ils ont été conçus. Ici, il faut sans doute prévenir le lecteur et la lectrice : le féminin n'est introduit dans cette histoire virile qu'à dose homéopathique. Au point que la première femme que rencontrera Méto sur l'île, en sortant de la Maison, ne doit sa survie qu'à son travestissement en homme et que Méto échappera de peu à la mort en découvrant, sous le voile, sa véritable identité. Voir une femme et mourir...

Méto, 14 ans, est le narrateur unique et omniprésent de cette trilogie, son véritable et unique héros. Raison pour laquelle il devait lui donner son nom. Son goût croissant pour la liberté pourrait lui coûter cher, à lui et aux quelques amis sûrs qu’il va parvenir à rassembler autour de lui. Il va ouvrir les portes interdites, découvrir un à un les secrets de la Maison, jusqu’à provoquer une révolte qui l’en fera sortir, en guerrier vainqueur. Mais le chemin sera long et difficile pour transformer cette première victoire en triomphe définitif.

Méto est une dystopie qui finit bien. « Il faut parfois désobéir » conclut notre héros, quand il se rappelle le moment où il a ouvert les yeux alors qu’on lui ordonnait de les garder fermés. Et qu’il peut désormais entrevoir l’amour.

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:12) :

Méto – Yves Grevet – Syros (885 pages, 26,95 €)

vendredi 26 octobre 2018

Ueno Park



L’année dernière, Antoine Dole nous avait donné le sombre Naissance des cœurs de pierre. En cette rentrée, il nous offre une sorte de carnet de voyage au Japon :  huit portraits saisissants d'adolescent•e•s japonais•e•s au temps d'hanami, la floraison des cerisiers.

Il y a Ayumi, la jeune hikikomori qui, cloîtrée dans sa chambre depuis deux ans, se décide à sortir de chez elle lorsqu’une fleur séchée de cerisier, qu’elle avait glissée dans un cahier à la mort de son grand-père, s’en échappe, comme une invitation.

Sora, lui, s’est maquillé pour disparaître derrière une apparence qu’on dirait féminine mais qui retrouve une tradition des grands acteurs du théâtre japonais d’autrefois. Son ami Shigeru l’attend pour le photographier, photos qui rejoindront le compte Instagram de Sora, où celui-ci s’offre à ses admirateurs.

Et il y a Fuko la jeune leucémique qui glisse dans son fauteuil roulant poussée par sa grande sœur. Elle vit peut-être, elle, son dernier printemps mais voudrait justement laisser à sa sœur le souvenir d’un sourire parmi les fleurs.

Et puis encore Natsuki, qui a vendu sa culotte 4000 yens à un homme d'une cinquantaine d'années qui l'a abordée dans un petit chemin près de son école et qui, depuis, pratique le Enjo kōsai avec quelques amies, à l'insu de ses parents. 

Et Haruto, Daïsuké, Aïri, Nozomu, comme autant de monades solitaires propulsées dans la foule tokyoïte.
  
Antoine Dole nous propose un échantillon total de la jeunesse japonaise confrontée au carcan d’une société aux apparences modernes et pourtant secrètement figée.

Sans se connaître, ces jeunes gens, qui, écrit l’auteur, "survivent dans le silence des choses", s'acheminent tous vers les arbres en fleurs d'Ueno Park, au cœur de Tokyo, chacun coincé dans son histoire et ses tourments. Que viennent-ils y chercher ? Se rencontreront-ils ? Vont-ils trouver une forme d'apaisement en honorant, bon gré mal gré, cette tradition printanière de la société japonaise ? Ce rituel va-t-il les configurer à une société qui, sinon, ne leur fera aucun cadeau ? Ou ce moment rose pâle va-t-il mettre à nu leurs révoltes intimes et jusqu'ici muettes, comme autant de pétales écarlates ? 

Chacun de ces personnages, en apparence si éloignés de notre monde, prend vie devant nous et nous saisit dans une sorte d’urgence qui nous touche. Le temps des cerisiers en fleur pourrait-il suspendre nos détresses intimes en nous renvoyant nous aussi vers la vie et son obstinée renaissance ? 

Écouter cette chronique (extrait lu à 2:28)

Ueno Park – Antoine Dole – Actes Sud junior (119 pages – 13,50 €)

vendredi 19 octobre 2018

POV

Addict au cybersexe à 16 ans



C’est le deuxième roman pour adolescents de Patrick Bard que je vous présente. Vous vous souvenez peut-être de ce récit très documenté, Et mes yeux se sont fermés, où l’auteur racontait l’embrigadement d’une jeune fille, son départ en Syrie comme djihadiste et son retour en France. Avec POV, acronyme de l’anglais Point Of View, qui désigne une méthode de tournage en caméra subjective, Patrick Bard aborde un tout autre genre d’arraisonnement par internet, qui va conduire un jeune adolescent au seuil de la mort, lui aussi.

C’est en essayant de télécharger un film de Spiderman en streaming que, Lucas, 16 ans, tombe pour la première fois, de fenêtres de pub en liens parasites et sans qu’il l’ait vraiment voulu, sur une vidéo porno qui s’incruste sur l’écran de son ordinateur. La scène le fascine, comme une brutale initiation. Ce frisson initial, inédit, il va désormais chercher à le répéter à l’infini, plaisir solitaire à la clé. Progressivement, le cybersexe envahit ses nuits, puis ses jours, sature son corps et son esprit. Il dort en classe, ses résultats scolaires dégringolent  et ses parents ne comprennent pas ce qui arrive à leur fils de plus en plus renfermé, ou  agressif quand ils essayent de discuter avec lui.

Sébastien, le père, va découvrir le pot aux roses le jour où son fils doit lui avouer que son portable et son ordinateur, sans lesquels il ne peut plus vivre, semblent définitivement « plantés ». Sébastien, qui travaille dans une société d’informatique, confie à un collègue le soin de ressusciter les deux appareils. Ce collègue va lui faire découvrir à quoi son fils passe ses nuits en lui dévoilant l’historique de ses consultations, et les films et les images stockées sur le disque dur.

Choqués, les parents croiront néanmoins qu’une confrontation avec leur fils, dont ils obtiendront la « promesse d’arrêter », peut suffire. Mais ce qu’ils n’ont pas compris, c’est que pour Lucas, il s’agit d’une véritable addiction. Le chemin va donc être long, jalonné d’un épisode tragique : la première partie du livre s’appelle « Disparaître ».  C’est pendant un séjour dans une clinique de rééducation et de sevrage que Lucas réapprendra à « faire battre le cœur », titre de la seconde partie.

Visiblement documenté, Patrick Bard a réussi à bâtir un roman qui est un conte d’avertissement âpre. « Il ne faut qu’une demi-seconde à Google pour rechercher et proposer à l’internaute qui en fait la demande 1 250 000 vidéos de pénétration anales. » Le milieu qui produit ces films, les conditions de vie des hommes et des femmes qui se plient à ces séquences pornographiques, sont brièvement décrits, sans fards mais sans complaisance non plus. « Le porno, c’est 68 millions de requêtes par jour ». 

La tâche des parents face à une telle situation n’est pas aisée. Il y a des signaux d’alarmes, comme la fatigue excessive, la difficulté à se lever le matin, la baisse des résultats scolaires, le mutisme et l’agressivité croissants. Face à ses parents, père ou mère, l’adolescent est toujours dans le déni. Il leur avouera à la rigueur qu’il « joue » un peu trop sur son ordinateur, mais tant que le diagnostic précis n’est pas posé, rien ne peut être entrepris. 

POV est un livre dur mais utile. On suit l’itinéraire de Lucas comme on lirait un thriller. La tempête intime qui a failli le détruire va s’apaiser au bord de la mer, dans cet établissement de soins où Lucas devra accepter la rencontre et l’échange pour se retrouver enfin, blessé à jamais mais vivant.

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:36) :

POV, Point Of View – Patrick Bard – Syros (236 pages, 15,95 €)

vendredi 12 octobre 2018

Chaque chose en son temps

Critique de la déraison guerrière 



« Chaque chose en son temps » : le titre du nouveau roman de Lorris Murail sonne comme une sentence de l'Ecclėsiaste. Mais qu'arriverait-il justement si les choses se mettaient à traverser le temps, décidant de ne plus rester dans le leur et de communiquer entre elles ?

Avec ce livre, Lorris Murail, grand expert ès science fiction, commémore à sa façon le centenaire de la Grande Guerre. Nous sommes en 1915. Reine est une jeune femme dont le père est au front et dont la mère et le petit frère se sont repliés vers l'arrière du pays, devant l’avancée menaçante des troupes allemandes. Restée seule pour garder la maison familiale, elle s’est mise au service, pour gagner sa vie, d'un étrange personnage, un savant qui vit reclus à l’écart du village et la considère comme une simple domestique, tout juste bonne à l'approvisionner et à tenir son ménage. Louis Nikolic est serbe mais nul ne sait comment il a atterri là. Il couvre son tableau noir d’équations incompréhensibles pour Reine et vit en permanence dans un fourbi de papiers et de livres. Surtout il a interdit à Reine d'accéder dans une aile de la maison, celle où il se livre à ses expériences.

Un siècle plus tard - il avait suffi de tourner la page pour passer de 2015 en 1915 - nous avions découvert Blaise et Quentin, son frère cadet, aux prises avec les Klingons, « une des races les plus anciennes de l'univers mais probablement la plus impitoyable. » On l’aura deviné, les frères Vermeulen vivent chez leurs parents une vie imaginaire et parallèle que les heures de repas interrompent à peine. Projeté en permanence dans le futur, Blaise n’est donc pas étonné outre mesure le jour où, descendant dans le sous-sol de la maison  familiale pour y nourrir son chat, il découvre un « minitrou », comme il va l’appeler, dans la terre battue de la cave. Matou ne réapparaît pas, seule reste son écuelle. Expérimental, Blaise devine vite qu'il ne s'agit pas d'un puits comme les autres, à la force d’attraction effrayante que celui-ci exerce sur tout ce qui en frôle le bord. Il y lance une pièce qui est avalée sans un bruit par ce gouffre sans fond. S’agit-il d’un trou noir ? Les Klingons ont-ils creusé  un tunnel dans l'espace-temps pour envahir la Terre ?

En 1915, Reine vient de découvrir dans le laboratoire de Nikolic dévasté par une explosion, un étrange canon pointé vers le ciel, qui a découpé une trouée dans l'espace, plus noire que la nuit la plus noire. Est-ce un télescope, une arme secrète ?  Dans l'immédiat Reine n'a pas le temps de s'interroger. Elle fait évacuer le savant gravement commotionné vers le village, mais elle le cherche en vain le lendemain, après avoir passé la nuit dans la maison éventrée pour la protéger d'éventuels pillards. Nikolic se trouve-t-il au château que la marquise à transformé en hôpital ? Pour s'en assurer autant que pour occuper utilement ses journées puisqu'elle a provisoirement perdu son employeur, Reine s'engage comme infirmière…

Murail décrit la guerre de façon incidente mais non moins suggestive. Il n'a pas eu l'intention, il le dit dans une sorte de bref envoi à la fin de son roman, d’ajouter quoique ce soit aux récits des Dorgelès, Barbusse ou Remarque. Mais en donnant la parole aux blessés, aux estropiés, aux morts en sursis, à  ceux qui en sont revenus et appréhendent de repartir dans les tranchées en compagnie des poux et des rats, il fait voir, à l'arrière, presque à froid,  les effets les plus terribles de la guerre, plus saisissants encore que les assauts pris dans l'ivresse de la violence meurtrière.

Tandis que le sentiment qu'elle éprouvait sans le savoir pour Louis se dévoile  peu à peu, l’infirmière rencontre un autre blessé, le sergent Cathala, instituteur dans le civil et profondément pacifiste. C'est avec lui, et nous avec elle, que Reine va découvrir la tragédie de cette guerre, dont Cathala va être le guide, lors d’une expédition initiatique dans des tranchées provisoirement abandonnées et devenues décor de la mort qui est passée là.

La guerre et les hommes se révèlent en même temps pour Reine. C'est déjà beaucoup. Mais quand la machine infernale de Nikolic va s’avérer être une porte sur son propre destin, quels choix va-t-elle faire, contre toute vraisemblance, avec son jeune complice de l'an 2015 qui est entré en communication avec elle ?

On ne révélera pas tout mais Murail pousse à fond le paradoxe temporel. Il alterne et juxtapose les jeux de deux gamins du XXIe siècle ignorant tout de l’Histoire et les découvertes brutales et accélérées que fait la jeune femme sur le monde présent et à venir, sur les mouvements de son âme et de son corps. Reine, à l’aube de sa vie adulte, s’interroge, « sur les étonnants pouvoirs que, peut-être, on lui avait confiés. Pouvait-elle sauver ces deux hommes [ le savant et l’instituteur]. ? L’un du mal qui le dévorait, l’autre de la détresse qui le rongeait ? Et surtout en avait-elle le droit ? »

C’est une nouvelle fois un splendide portrait de femme, ni ange ni sorcière, que Lorris Murail propose dans ce livre, qu’on pourra lire aussi bien au collège qu’au lycée, à tous les âges à vrai dire.  Et l’auteur de révéler dans son envoi quel fut le sens véritable de son projet, à quelques mois des élections européennes : « Voilà ce que je voulais dire : après tant de sang et de larmes versés, cette Europe détestable, nous nous devons de l’aimer. Le reste, c’est la vie, avec ses mystères, ses amours et ses peurs. »

Écouter cette chronique :



Écouter un extrait (chapitre 14, pp. 259-263) :

Pour accomplir la promesse faite à un jeune soldat qu'il n'a pas su préserver de la mort, le sergent Cathala entraîne Reine dans une sorte de visite guidée des tranchées, d'où la guerre et les hommes se sont provisoirement absentés, en y laissant leurs marques toutes fraîches...


Cliquer ici.

Chaque chose en son temps – Lorris Murail – Gulf stream éditeur (341 pages, 16,50 €)

vendredi 5 octobre 2018

Io - pour l'amour de Zeus



Clémentine Beauvais, qui vient de publier Brexit romance, nous offre quasi-simultanément chez l’éditeur Nathan, dans une collection qui revisite les « histoires noires de la mythologie », un autre petit bijou littéraire, Io, sous-titré « pour l’amour de Zeus ».

C’est l’histoire épouvantable d’une jolie mineure de 16 ans, séduite par Zeus, le maître volage et transformiste de l’Olympe, qui n’en est pas à son coup d’essai, et châtiée par Héra, l’épouse éternellement bafouée du susdit, qui condamne la pauvre Io à être changée en vache, puis poursuivie par un taon qui ne cesse de la piquer cruellement. Dans sa fuite éperdue, Io doit abandonner sa terre natale en franchissant le Bosphore. Elle fait le tour de la Méditerranée en galopant et aboutit, pauvre immigrante harassée, en Égypte. La vengeance d’Héra cessera-t-elle un jour de s’exercer ?

En s’emparant du mythe d’Io pour le réécrire, Clémentine Beauvais réussit un livre étonnamment moderne, coulant son écriture directe et précise dans la chaleur de l’été grec pour en rapporter un splendide portrait de jeune fille devenant femme. Ce  « devenir femme » c’est un destin qui pourrait accabler Io mais dont elle transforme chaque moment, chaque étape, en manifestation de sa liberté d’aimer et de vivre. Clémentine Beauvais nous raconte cette histoire incroyable avec le naturel et l’allant d’un Giraudoux juvénile.

D’avoir fait Io la narratrice de sa propre histoire nous vaut de saisissantes scènes, vécues de l’intérieur, comme par exemple celle où Io se transforme en vache. Elle va s’éprouver au quotidien dans ce corps animal qu’elle fait sien, dans une forme de jouissance ruminante qui l’étonne à peine et qui ne rebutera pas Zeus, toujours amoureux d’elle. Lequel Zeus se sent malgré tout un peu responsable, sinon coupable, de ses ennuis. Ce Dieu jouisseur et cynique, ce mâle blanc occidental hétéronormé qui a fait d’Io une femme, n’est peut-être pas entièrement mauvais. En tout cas, Io ne peut s'empêcher de continuer à l'aimer.

Quant à Héra, elle n’est pas tant jalouse de sa jolie et jeune prêtresse qu’envieuse de la liberté que Io s’invente et affermit à chaque épreuve que la femme de Zeus lui inflige. Prise dans le casse-noix pervers du couple divin, Io va s’épanouir, contre toute attente, au fil d’un formidable roman d’apprentissage.

Clémentine Beauvais a révélé sur son blog qu’elle avait écrit ce petit livre de commande parallèlement à son Brexit romance. Dans les riches annexes qui présentent les sources multiples du mythe d’Io, elle nous apprend aussi qu’elle « baigne dans la mythologie grecque depuis son plus jeune âge car son père, à qui ce roman est dédié, lui racontait chaque soir une histoire avant d’aller dormir ». C’est donc bien avant de séduire Io que Zeus, le roi des dieux, avait enlevé le petite Clémentine sous les apparences de son papa, pour la conduire bien loin dans son Olympe anglais où elle séjourne désormais.

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:08) :

Io, pour l’amour de Zeus – Clémentine Beauvais – Nathan, collection ‘Histoires noires de la mythologie’ (125 pages, dont 26 pages de dossier sur le mythe d’Io, 5,95 €)


vendredi 28 septembre 2018

Dancers



Il y a, on le sait, parmi les écrivains pour la jeunesse, une proportion non négligeable et naturelle d’enseignants. Côtoyer à longueur d’année des enfants ou des adolescents ne leur donne pas d’emblée une supériorité littéraire sur leurs confrères et consœurs, mais elle leur procure sûrement une familiarité et une empathie particulières avec leur public. J’en vois la preuve administrée une nouvelle fois par Jean-Philippe Blondel, qui écrit aussi pour les adultes, et qui est professeur d’anglais dans un lycée près de Troyes. Je vous avais présenté son précédent roman, Le groupe, qui nous proposait de vivre de l’intérieur un atelier d’écriture dans un lycée.
 

Il revient en cette rentrée littéraire avec Dancers qui raconte de mars à juin la vie d’un trio d’adolescents, une fille et deux garçons, Anaïs, Adrien et Sanjeewa. Les itinéraires de chacun, bien différents, les conduisent tous les trois au même cours de danse, leur passion commune. Ils vont s’y mesurer les uns aux autres, s’aimer, se confronter, se séparer pour se retrouver dans une ultime synthèse, quand la danse aura su transcender, par la perfection et l’authenticité du seul mouvement, les balbutiements et les conventions de leurs premiers émois amicaux et amoureux. 

Si Adrien, Anaïs et Sanjeewa dansent et s’ils se retrouvent un beau jour dans le même cours, c’est sûrement pour guérir. Et s’ils ne savent pas exactement de quoi, ils vont l’apprendre au fil des mois, l’un par l’autre, Anaïs par Adrien puis par Sanjeewa, Adrien par Sanjeewa pour parvenir à ce miracle d’équilibre, un amour équilatéral, quand la danse aura su effacer tous les malentendus, loin de ces « mots [qui, le constatera Anaïs] sont parfois des bombes qui brisent les relations, les amitiés, les amours. »

Le trio formé par les trois adolescents m'a rappelé irrésistiblement Chloé, Bastien et Neville de 3000 façons de dire je t’aime, le roman de Marie-Aude Murail. Sauf qu'ici c’est la danse et non le théâtre, les corps avant les mots. Dans le théâtre, il s’agit de mettre les corps, leur forme et leur énergie, au service des mots. La danse, c’est le régime du muet, qui s’affranchit des mots pour dire autrement, avec d’autres signes, des choses qui vont d’ailleurs bien au-delà des possibilités de la langue. Du coup, aussi, c'est un peu plus compliqué à (d)écrire. Là où Murail pouvait laisser son narrateur dans l'ombre d'un "nous" au service d'un répertoire théâtral chargé à la fois de déguiser et de révéler les sentiments adolescents, Jean-Philippe Blondel opte pour un récit à focalisation multiple, très intérieur à des corps dont il faut épouser tantôt les mouvements tantôt les émois. C’est donc à tour de rôle qu’Adrien, Anaïs et Sanjeewa racontent leur histoire personnelle et commune.

Blondel fait vibrer intensément ces jeunes gens, « animés de sentiments contradictoires » comme parviendra à l’exprimer le mutique Adrien, mais ayant tous les trois trouvé dans la danse une certaine façon d’affronter la douleur d’exister, découverte propre à ce moment de la vie. En refermant ce livre, j’ai repensé aux mots de Claude Nougaro chantant La danse, mots qui valent aussi pour l'adolescence : « la danse est une cage où l’on apprend l’oiseau. »

Écouter cette chronique (extrait lu à 2: 52) :


Dancers - Jean-Philippe Blondel - Actes Sud junior - 163 pages, 13,90 €.

vendredi 21 septembre 2018

Ma vie a changé



En 1996, Marie-Aude Murail, qui venait de passer 37 des premières années de sa vie à Paris, arrivait à Bordeaux, découvrait les charmes de la province et l’Océan à trois quarts d’heure de chez elle. Elle ne prit pas immédiatement conscience du bouleversement que ce changement d’horizon allait imprimer dans son existence de femme, de mère et d’écrivain mais le premier livre qu’elle écrivit et publia  un an après son arrivée s’appela naturellement Ma vie a changé.

Toujours au catalogue depuis vingt ans, ce livre vient d’être réédité par l’école des loisirs après que l’autrice l’a soigneusement relu et retravaillé, comme elle a pris l’habitude de le faire avec tous ces long-sellers que sont beaucoup de livres pour la jeunesse.

Ce roman entraîne une certaine Madeleine Bouquet, documentaliste de collège, dans une aventure tout à fait fantastique puisqu’elle va être confrontée au monde astral, en la personne d’un elfe de 22 centimètres qui s’est échappé de chez son voisin du dessous.
Tout l’art de notre autrice est d’imprimer aux éléments surnaturels de son récit une forme d’évidence qui désarme l’incrédulité de Madeleine, pourtant affichée dès les premières lignes, et celle du lecteur qui entre dans cette histoire hautement invraisemblable comme on pénétrerait dans un roman naturaliste écrit par Marcel Aymé.

Madeleine va être aidée à faire ses premiers pas chez les elfes par son fils Constantin, élève de cinquième dans son collège, qui est à un âge où l’on n’a pas encore renoncé à croire ce qu’on voit tant que cela reste imaginable. C’est ainsi que Timothée, ce petit être vert aux ailes diaphanes que l’on devine sur la couverture, va imposer rapidement sa présence à la mère et au fils.

Tout juste sortie d’une douloureuse séparation, Madeleine ne va pas être insensible, en parallèle à cette aventure, à la cour assidue et un peu désuète d’un professeur de français, Jean-François Logé-Dangerre. Son collègue n’a certes pas tous les charmes de Timothée, mais il affiche une taille tout à fait normale pour un être humain. C’est finalement assez reposant pour notre héroïne, confrontée à domicile aux inquiétants mais néanmoins irrésistibles attraits et pouvoirs de l’elfe.

Embarquez-vous avec Madeleine, Constantin, Timothée et Jean-François, dans cette « fable malicieuse » qui est aussi un « petit chef-d’œuvre d’humour », comme l’annonce la quatrième de couverture qui, pour une fois, ne survend pas son contenu. Votre vie va changer.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 2:32) :

Ma vie a changé - Marie-Aude Murail – l’école des loisirs - 185 pages, 6,80 €.


vendredi 14 septembre 2018

François




La couverture est à la fois émouvante et impressionnante. Barrée de ce simple prénom, François, la coupole de Saint-Pierre de Rome, bleutée,  fait ressortir le nom que s’est choisi le cardinal Bergoglio en devenant pape, après la démission inattendue de Benoît XVI. Au premier plan, le dessinateur a tracé la silhouette puissante et solitaire du pape dans sa soutane blanche, le visage grave, le regard tourné vers le sol comme s’il y cherchait un appui. Le vent fait voler un pan de son étole, rappelant celui qui souffle sur l’Église aujourd’hui et singulièrement sur l’homme qui est en charge de la guider depuis le 13 mars 2013, jour de son élection.

C’est une biographie complète et passionnante de François que propose en cette rentrée l’éditeur Les Arènes, sous la forme d’une bande dessinée qui nous fait vivre de l’intérieur, par épisodes, le conclave qui a conduit à désigner le cardinal argentin comme le premier pape issu du continent américain. Entre chaque étape du conclave, la vie de Jorge Bergoglio est racontée en détail, sans omettre les années noires de la dictature argentine que le futur pape dut traverser comme provincial des Jésuites, au milieu d’une Église dont le clergé et les principaux dignitaires étaient largement compromis avec le pouvoir militaire du général Videla. Tous les membres de l’Église argentine qui étaient engagés au côté des pauvres furent persécutés, parfois torturés et tués, au nom de la lutte contre l’idéologie marxiste. Entre autres destinées tragiques, sont rappelées celles des deux religieuses françaises, Alice Domon et Léonie Duquet, assassinées en décembre 1977.

Confiant la narration à celui qui est son secrétaire particulier depuis de longues années, Guillermo Karcher, la bande dessinée entrelace habilement la vie passée et l’action présente de François, montrant leur cohérence dans le temps. Elle relate comment le nonce apostolique à Buenos Aires, en partance pour Rome, annonce à celui qui est loin de s’imaginer en pape qu’il va être nommé évêque auxiliaire de la capitale argentine. C’est en mai 1992, dans l’aéroport de Cordoba. Le scénariste met ces mots prémonitoires dans la bouche du nonce : « Je ne sais pas comment vous faites, Bergoglio… Mais vous êtes toujours élu sans rien demander. » Ce qui sera encore le cas lors du conclave de 2013.

En lisant cette BD, d’aucuns trouveront peut-être le marié trop beau, et ce biopic trop hagiographique. Nulle zone d’ombre dans ce parcours d’un petit-fils d’immigrés italiens. C’est en effet son grand-père, Angelo, qui, en 1929, vendit sa confiserie de Turin  et s’embarqua avec ses six enfants pour rejoindre ses frères déjà émigrés en Argentine. Il ne pouvait pas se douter qu’un de ses petits-fils reviendrait un jour en Italie pour y être élu successeur de Pierre. Mais en lisant le récit de cette vie, on acquiert la certitude que celui qui a su traverser les épreuves de la dictature argentine sans y laisser ni sa vie ni son âme, a sans doute toutes les qualités humaines pour être aujourd’hui à la barre du navire Église et le guider entre les écueils de ce temps.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 3:13) :



François, Arnaud Delalande (scénario), Laurent Bidot (dessin), avec la collaboration d’Yvon Bertorello, Les Arènes BD, 95 pages, 20 €.

mercredi 22 août 2018

Brexit romance

Le roman existentialiste et transmanche de la génération Y





A force de loger des intervalles de sa vie dans des Eurostars, il était fatal qu’elle y commençât un jour un de ses romans pour emmener ses lecteurices outre-Manche : c’est chose faite. Après Comme des images, où elle soldait ses comptes d’adolescente avec un grand lycée parisien, après Les petites reines qui faisaient pédaler trois boudins et un soleil dans la campagne française, après Songe à la douceur qui nous introduisit aux amours étudiantes différées, voici Brexit Romance. Clémentine Beauvais, qui monte en gamme et en volume, nous fait traverser le Channel et nous livre à la jeunesse cosmopolite de Londres, celle des presque trentenaires – ça va si vite - qui se débat dans ses charmes contrastés – je parle des charmes de la capitale britannique – non sans un petit détour très piquant par l’aristocratie locale la plus réactionnaire.

Nous sommes en juillet 2017, un an après le vote en faveur du Brexit qui a plongé dans l’affliction toute cette génération, née sans frontières et livrée toute numérisée dans ses langes. A la perspective de perdre leur passeport européen, les jeunes Angliches s’affolent et dans cet affolement, Justine Dodgson, angliche elle aussi, glisse opportunément Mariage Pluvieux, la start up qui doit calmer tout le monde : soit une application qui, en quelques clics, permettra aux insulaires de se marier avec des continentaux  - ou tales – du moins ceux ou celles décidé·e·s à sortir avec leur parapluie et venir les rejoindre pour consommer un mariage blanc et cinq années de cohabitation tout aussi continente. Un certain nombre sont déjà sur place, ce qui devrait faciliter le matching, je veux dire : les rapprochements pertinents.

Si j’étais une blogueuse, je dirais que ce roman est un « bonbon fondant » (plutôt acidulé) ou une « perle précieuse » (trop grosse pour être tout à fait lisse). Si j’étais critique à Télérama, j’écrirais « jubilatoire », avec trois points d’exclamation. Dégusté pendant un aller-retour en autocar dont les quatre heures ne m’ont jamais paru aussi courtes, je fus une publicité vivante pour les éditions Sarbacane, régulièrement secoué d’un rire inextinguible. Car ce roman est certes fondant et précieux, même pour un quidam comme moi au stade de la jubilación ( « retraite » en espagnol) mais il est aussi et surtout hautement comique.

Clémentine Beauvais y a encore densifié sa plume et prend son lecteur au collet pour ne plus le lâcher. Plutôt que d’écrire un précis de sociologie comparée anglo-française,  ce dont elle eût été tout à fait capable, elle distille mille anecdotes soigneusement serties dans son récit, qui nous font saisir comme de l’intérieur la vie quotidienne au temps du Brexit, de WhatsApp et d’Instagram. Et donc, je l’ai déjà dit, font exploser périodiquement de rire son lecteur, au point que je me suis pris à conserver un léger sourire, ma lecture durant, pour éviter un claquage des zygomatiques.

La question pourtant très sérieuse du mariage et de l’amour est, on l’a compris, au cœur de cette intrigue politico-romanesque. Ce n’est pas pour rien que Jane Austen est citée en exergue, aux côtés de Theresa May. Avec ce double patronage, ça ne rigole pas. D’ailleurs Brexit Romance, sous ses airs subtilement loufoques, est, une fois admis le fait que l’existence précède l’essence, un traité essentiel de la rencontre amoureuse à l’ère des réseaux sociaux, de la messagerie instantanée et du CDD – pardon pour ce sigle galliciste totalement déplacé.  Non, en fait, je voulais dire que c’est une comédie virevoltante, énervée, éblouissante, où des Français « défaitistes » et néanmoins « conflictuels », à l’exemple de Pierre Kamenev, lecteur de l’Huma et pianiste blessé, mentor de Marguerite, croisent des Anglaises auxquelles la dite Marguerite, la soprano colorature de 17 ans, finira pas s’identifier, jusqu’à devenir, dans son expression, « absolument indirecte et totalement peu claire, et pourtant d’une grande précision dans son vague absolu », en bref, « tout à fait britannique », ainsi que la félicitera sa professeure à son retour à Grenoble.

Le livre de Clémentine Beauvais est un feu d’artifices de références culturelles et de jeu comparatif sur les langues anglaise et française, qui passeront au-dessus de la tête de beaucoup d’adolescents, mal armés par les fables de La Fontaine que vient de distribuer M. Blanquer en cette rentrée. D’ailleurs ce livre – je parle de Brexit Romance - leur est-il destiné, pour que j’y aie pris tant de plaisir, moi un vieux croûton ? Quand je parlais en introduction de « montée en gamme », j’entendais qu’à mon sens Clémentine Beauvais avait écrit LE roman existentialiste de sa génération. Mais d’un existentialisme qui aurait appris à rire. J’y ai même retrouvé des traces du bookclub que Constance, ma propre fille, vient de lancer à Paris et même une des autrices qu’elle fit lire naguère à ses ami·e·s et que je dois à chaque fois qwanter pour pouvoir orthographier correctement son nom… voilà, c’est ça, hop, copié/collé : la nigériane Chimamanda Ngozi Adichie.

Je gage que Brexit Romance va se faire rapidement une place de choix parmi cette génération Y. Le bleu pastel de sa couverture m’a irrésistiblement évoqué, je ne sais pourquoi, mon dernier high tea chez Fortnum and Mason à Londres. Je l’ai donc refermée avec un grand désir écœurant de petits fours et de scones sur des plateaux à étages, arrosés d’un thé fumé fumant bien noir.




Brexit Romance – Clémentine Beauvais – Sarbacane (449 pages, 17 €) – Sortie le 22 août.

vendredi 6 juillet 2018

L'enfant et la rivière

Une aventure interdite.




C’est bientôt les vacances pour beaucoup. C’est en tout cas l’été. Comme l’an dernier à la même époque, je vais vous laisser pour deux mois sur une superbe BD tirée du livre d’Henri Bosco, L’enfant et la rivière, un grand classique paru en 1945.

Pascalet est un jeune garçon qui vit dans une métairie provençale isolée de tout, enfant unique, entre des parents occupés et une tante qui régente la maison. C’est dire qu’il n’a pas grand-chose à faire, sinon nourrir son imaginaire. Or justement, cet imaginaire est empli par l’existence d’une rivière qui coule non loin du domaine mais qu’il n’a jamais eu le droit d’aller voir : il y a, prévient la tante sévère, « des trous noirs où l’on se noie,  des serpents parmi les roseaux et des Bohémiens sur les rives ». 

Cette description inquiétante et l’interdit qui frappe la rivière ne peuvent qu’enflammer l’esprit vacant de Pascalet.  D’autant que Bargabot, un braconnier qui vend son poisson aux métayers, semble bien connaître cette rivière. Sa personnalité, étrange et farouche, tout à la fois attire et effraie le jeune garçon.

A la première absence de ses parents, Pascalet échappe à la vigilance de sa tante et court à la rencontre de la rivière. Dès lors, celle-ci devient le personnage principal du récit, et Xavier Coste déploie les aventures du jeune garçon avec celle qui est devenue « sa » rivière à lui.

Cette BD pourrait constituer une bonne introduction à la lecture d’Henri Bosco. Mais elle est aussi, par le talent de l’illustrateur, une œuvre à part entière. Dessin et couleurs semblent s’être nourris de la prose de Bosco pour restituer, graphiquement, la force imageante de ses descriptions. L’escapade de Pascalet vers la rivière interdite le jette de plain-pied dans une vie intemporelle où rêve et réalité ne sont plus démêlables, ce que les images de Xavier Coste retranscrivent, au plus près des émotions éprouvées par son jeune héros. Si je ne craignais de vexer les bédéistes, je serais tenté de dire que cette BD est belle comme un album…


En tout cas, au seuil de l’été, sa lecture fera s’évader à coup sûr ceux qui ne sont pas partis.

Écouter cette chronique (extrait lu à 2:15) :



L’enfant et la rivière – Henri Bosco, Xavier Coste – Sarbacane (108 pages, 19,50 €)

vendredi 29 juin 2018

Thésée



Il y a une dizaine d’années déjà, Yvan Pommaux s’est attaqué à l’Olympe et à Homère. Avec tout le talent d’illustrateur qu’on lui connaît, il a produit une merveilleuse série d’albums aux titres aussi évocateurs qu’Œdipe, Orphée, Ulysse, Troie, Thésée.

L’école des loisirs a eu la bonne idée de publier – et de republier aujourd’hui – ces magnifiques albums dans un petit format plus économique. Thésée vient de ressortir et Yvan Pommaux nous raconte son histoire dont le clou est, bien sûr, son combat avec le Minotaure, celui qui dévorait chaque année sept  filles et sept  garçons tirés au sort dans la jeunesse athénienne.

On sait que l’illustrateur est adepte de la ligne claire, à laquelle il n’a jamais dérogé. Ce qu’on sait moins, c’est que son écriture est aussi claire que son trait, et il fallait bien cela pour raconter la légende de Thésée et démêler les traditions mythologiques qui ont construit son personnage.
Il en résulte un livre aussi agréable à regarder qu’à lire. Un court index des noms cités permet de se repérer et… de s’instruire. 

Yvan Pommaux a sous-titré son livre : « comment naissent les légendes ? ». Est-ce d’une part de vérité historique ? Car la force de la ligne claire, texte et images ici puissamment réunies, c’est de faire croire au lecteur par une habile mise en scène de départ, que l’histoire racontée est une « histoire vraie », comme on dit. En choisissant un narrateur archéologue, qui commence son récit par « en ce temps-là », Pommaux se décale du « il était une fois » des contes et plonge – c’est le cas de le dire – directement son lecteur, par le dessin, dans un univers plus vrai que nature. Il naturalise le merveilleux, en quelque sorte. Coup de crayon et coup de force : c’est tout l’art des conteurs de faire d’une « vraie histoire » une « histoire vraie ».

Écouter cette chronique (extrait lu à 1:60) :



Thésée – Yvan Pommaux – l’école des loisirs (64 pages, 7,80 €)

Un dossier pédagogique au format pdf est consultable sur le site de l'école des loisirs.

vendredi 22 juin 2018

Ma gorille et moi



L'amour est-il une cage ?

Jeanne, fille unique, a été quasiment élevée avec « une » gorille, Mona, arrivée en même temps qu’elle au zoo que gèrent son père et sa mère, avec tout l'amour et le dévouement qu’on peut imaginer chez des passionnés des bêtes. Jeanne et Mona vivent quasiment comme deux sœurs jusqu’au jour où, sur dénonciation, une inspection de la Protection de l’enfance envoie Mona dans un grand enclos d’où elle ne doit plus sortir.

La complicité de Jeanne avec Mona ne faiblit pas. La fillette de 12 ans rend souvent visite à sa grande copine, se colle contre elle « en cuiller » et lui raconte sa vie, pendant que Mona fait semblant de lui chercher des poux dans la tête. 35 kg contre 105. Pour que Mona ne déprime pas dans ce qui reste malgré tout une cage, une autre gorille, Lali, est envoyée par le zoo de Stuttgart.

Mais voici qu’une nouvelle séparation se profile : Mona doit partir dans un zoo en Italie, dans le cadre d’un programme international qui veille à la protection des espèces en voie de disparition et s’efforce d’assurer leur reproduction en captivité.

Tout est prêt lorsque le chauffeur italien du camion qui doit emporter Mona est arraisonné, pneus crevés, à l’entrée du zoo, par des militants de la cause animale. Le père de Jeanne va au contact, se fait traiter de tous les noms, fait le coup de poing et finit par se faire tabasser, sauvé in extremis par la carrure du chauffeur. Les militants organisent un blocus du zoo.

Devant tous ces événements, Jeanne, qui va nouer des relations avec les militants à l’insu de ses parents, développe une nouvelle conscience. En discutant avec eux, sa vision des choses se modifie. Mona ne serait-elle pas mieux dans son habitat naturel, dans les grandes forêts du Gabon par exemple ? Prise dans un conflit de loyauté, elle va mûrir en quelques jours et repenser son lien avec Mona.

Confiant le récit à sa jeune narratrice, Myriam Gallot livre une vraie histoire, simple et sensible, qui frôle le drame. C’est aussi, chemin faisant, une réflexion sur notre rapport au monde animal, sur les vertus et les excès du militantisme, que Jeanne découvre, à la fois candide et décidée, fragile et impulsive, au seuil de l’adolescence. 

Écouter cette chronique (extrait lu à 2:16) :

Ma gorille et moi – Myriam Gallot – Syros tempo (152 pages, 6,95 €)

vendredi 15 juin 2018

13 Reasons Why

Le monde sans Hannah



« Des femmes descendant de leur miroir ancien
T’apportent leur jeunesse et leur foi en la tienne
Et l’une sa clarté la voile qui t’entraîne
Te fait secrètement voir le monde sans toi. »*

Pourrait-il m’être donné un jour de voir réellement, et pas seulement par la licence poétique d’un Paul Éluard, le monde sans moi ? Un monde que j’aurais quitté mais que je pourrais encore voir sans en être, et la place que j’y tenais aux yeux des autres ?

C’est peut-être à ce monde-là que Hannah Baker a voulu s’adresser, un monde sans elle qu’elle a imaginé par avance. Juste avant de lui dire adieu, elle a enregistré sept cassettes, sept faces A et six faces B, soit treize raisons laissées derrière elle à autant de camarades  de son lycée, filles et garçons, sommés de découvrir l’un après l’autre quelle part ils avaient pris chacun·e à son geste ultime.

Cette acte d’accusation post mortem, c’est Clay Jensen qui le reçoit, l’écoute et le commente pour nous, au long d’une longue nuit d’errance. D’abord dans le garage de sa maison, où son père a sauvegardé un vieux lecteur de cassettes, puis à l’aide d’un aussi vieux Walkman que Clay pique en douce dans la Mustang du père de Tony.

Au fur et à mesure de son écoute, Clay appréhende le moment où son tour va venir, où Hannah va parler de lui et porter l’accusation qu’il redoute, tant sa mort l’a plongé dans une culpabilité sans fond. Il sait qu’il pourrait rembobiner la K7 en cours pour la réécouter mais qu’il ne rembobinera pas la vie d’Hannah. Il n’a désormais le choix qu’entre PLAY, PAUSE ou STOP, dans ce monde sans elle. Hannah a aussi imaginé une carte, une sorte de jeu de piste, qui, au cours de cette nuit spéciale, va conduire Clay dans tous les lieux de la ville où des micro-drames se sont noués pour Hannah, sans que rien ni personne ne puisse au final les dénouer.

Le récit de Jay Asher est un piège diabolique, pour Clay le narrateur et pour nous, les lecteurs. Qui oserait faire taire une voix d’outre-tombe ? On écoute Hannah jusqu’au bout, et les commentaires impuissants de Clay. De révélation en révélation, on assiste à la destruction progressive d’une vie par les ordinaires moyens du mensonge, du ragot et de la calomnie,  rumeurs colportées par l’envie, la jalousie ou la simple cruauté.

En terminant le livre, ce n’est plus au poème d’Éluard que je pensais, mais à celui d’Aragon, mis en musique par Léo Ferré : « Il n’aurait fallu qu’un moment de plus pour que la mort vienne, mais une main nue alors est venue qui a pris la mienne ».  Aucune main ne s’est tendue et Hannah s’est avancée au-devant de la mort sans que nul ne la retienne.

Reste le mystère d’une décision qui ne peut se réduire à une somme de raisons, fussent-elles au nombre de treize. En quoi le suicide manifeste peut-être la pointe extrême de la liberté humaine face à la vie. La plus incompréhensible aussi pour ceux qui restent.

Ce récit parle particulièrement aux adolescents confrontés aujourd’hui à de nouvelles formes de harcèlements. D’où le succès de la série télévisée qui a été tirée du livre et diffusée par Netflix. Un bon sujet de discussion familiale en perspective...

Extrait de Nous sommes, poème de Paul Éluard, in Chanson complète (1939)


Écouter cette chronique (extrait lu à 3:13) :



Treize raisons ou 13 reasons why – Jay Asher - traduit de l’anglais (américain) par Nathalie Peronny – Le livre de poche jeunesse (318 pages – 6,90 €)

Un zoo à soi

  Vous connaissez peut-être Thomas Lavachery, l'écrivain belge dont l'école des loisirs a publié les aventures en huit tomes de Bjor...