vendredi 17 mars 2017

Le groupe


Sur la couverture, pris en gros plan, il y a des crayons de mine usagés, ligotés ensemble en une sorte de fagot posé à la verticale. L’image me rappelle instantanément une vieille histoire d’un camarade qui préparait avec moi l’ENA en 1980. Il avait fait auparavant un stage chez Michelin, à Clermont. Le célèbre patron était connu pour son austérité personnelle et son sens de l’économie, qui avaient imprimé leur marque dans toute l’entreprise. Dans les bureaux, quand votre crayon était usagé, tellement diminué à force d’être taillé qu’il en devenait inutilisable, il fallait le rapporter au magasin des fournitures. Mais au lieu de vous en fournir un autre, un neuf, le préposé vous tendait un petit tube en plastique qui allait servir de manche et vous permettre de prolonger l’usage de votre bout de bois, jusqu’à son extrême limite. Geste qu’on jugerait écolo aujourd’hui mais qui semblait être à l’époque l’effet d’une radinerie sans nom. Bon, revenons à mon fagot du début, celui de la couverture.

Le livre s’appelle Le groupe, il est de Jean-Philippe Blondel. Il raconte le déroulement d’un atelier d’écriture dans un lycée. Un enseignant-écrivain et une collègue prof de philo qui l’a sollicité avec insistance, décident de réunir dix élèves volontaires pendant cinq mois, à raison d’une heure par semaine. Le « pitch » comme disent les scénaristes d’Hollywood, n’a donc a priori rien de très folichon. Des mots sur des mots que vont s’arracher laborieusement quelques Terminales, garçons et filles et leurs professeurs. Le lien qui tient ensemble les crayons, sur la couverture, connote parfaitement les règles imposées aux douze membres de l’atelier. Chaque séance est un exercice nouveau : texte à trous, commentaire d’une photo de classe, description d’un objet et invention de son propriétaire, etc. Tout le monde se plie bon gré mal gré aux protocoles : avoir été volontaire crée des obligations, que les adultes sont là pour rappeler, d’autant plus aisément qu’ils s’y soumettent eux aussi.

On devine que le professeur du roman, nommé Roussel, qui est aussi écrivain à ses heures, est une sorte de double de l’auteur nommé Blondel qui est dans la même situation. Et si, comme beaucoup d’écrivains pour la jeunesse, M. Blondel se livre à ce sport qu’on nomme animation en milieu scolaire, nul doute qu’on lui posera l’incontournable question : « est-ce que c’est une histoire vraie ? » Ce qui est sûr, c’est que Jean-Philippe Blondel nous livre une vraie histoire, celle d’un groupe qui se constitue en marge du lycée, délivré pour un temps des stéréotypes de la vie scolaire qui pèsent autant sur les adultes que sur les adolescents. Le groupe est le récit de cette lente délivrance, de ce désarmement, pourrait-on, dire par « l’acte d’écrire », seule obligation qui subsiste. 

Parce que le groupe fonctionne selon d’autres règles, on se demande d’ailleurs si l’Éducation nationale ne gagnerait pas à les faire siennes dans toutes les matières : aucune évaluation du travail fourni, liberté de lire ou pas son texte devant les autres, aucune position de surplomb des enseignants par rapport aux élèves, au point que ce qui distinguait les uns des autres semble se diluer au fil des semaines. Et au final, c’est une grande vérité entre les êtres qui surgit, née paradoxalement au cœur d’une entreprise fictionnelle. Chacun aura reçu de l’autre une sorte de passeport pour quitter une adolescence dont tous les tourments et les désarrois auront été effleurés, avec le subtil mélange de délicatesse et de crudité propre à cet âge, seuil et passage vers le monde adulte.

Blondel, l’auteur, glisse un narrateur dans la peau de chaque personnage, ado, prof, garçon, fille, homme et femme, et lui fait dire « je » pour exprimer les sentiments éprouvés, le regard qu’il pose sur les autres ou qu’il reçoit d’eux. C’est donc un roman à focalisations multiples. Les textes partagés dans l’atelier trahissent d’une autre manière ce que les monologues intérieurs, qui se répondent de loin en loin, nous révèlent. Dans cette bulle de la rencontre hebdomadaire, c’est la vraie vie qui émerge peu à peu. Par une inversion progressive, celle du dehors, commune, quotidienne, s’éloigne peu à peu, pour devenir factice et sans intérêt, quasiment irréelle au regard de celle à qui la langue écrite a accordé sa généreuse hospitalité.


Dans une ultime mise en scène personnelle, Jean-Philippe Blondel boucle son atelier : comme s’il revenait au professeur de se laisser enfin subvertir par l’écrivain, il laisse à celui-ci le dernier mot. Et l’on se prend à rêver, en fermant le livre, d’une école enfin désarmée par l’écriture.

Le groupe - Jean-Philippe Blondel - Actes Sud junior (125 pages, 13 €)

En podcast sur RCF Loiret (écoutez un extrait à 3:54)

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