lundi 27 octobre 2025

L'appel de la brume


1920, Belle-Île-en-Mer

Une petite fille sort de chez elle en pleine nuit, une lampe à pétrole à la main. Elle doit marcher un bon kilomètre pour aller débloquer la sirène de brume qui prend le relai du phare aveuglé par le brouillard.

C'est la première fois. Alice a huit ans. D'habitude, c'est Pierre son grand frère qui dépannait leur père, le gardien perché 52 m plus haut. Mais Pierre est parti à la guerre en 1918 et n'est pas encore revenu, porté disparu après la fin des combats. Alice doit donc affronter seule la brume, la nuit et ses fantômes qui vont l'accompagner jusqu'à la sirène.

Le chemin que suit Alice lui vaut parcours initiatique, comme toutes les premières fois menées jusqu'au bout. Alice donne la main à sa peur, alimentée par les légendes de l'île autant que par les gueules cassées revenues du front. Images et imagination s'entre-nourrissent tandis que la brume a dérobé ses formes à la nature environnante.

Restent les sons ouatés de l'océan qui se rapproche, seul repère qui guide la petite Lili. Alice grandit à chaque pas qu'elle fait et lorsqu'au retour, elle aura rejoint son père en haut du phare, elle aura décidé avec lui qu'il n'est plus temps d'attendre Pierre, mais de le rechercher.

Chapitre après chapitre, Marie Boulic nous fait cheminer avec son Alice, qui égrène ses peurs et les surmonte les unes après les autres. Au bout de la nuit, n'est-ce pas une autre Alice qui est née ?

 L'appel de la brume - Marie Boulic - Thierry Magnier (106 pages, 12,90 €)

lundi 6 octobre 2025

Le baiser du soir

 ... ou l'attente engloutie.


C'est sans doute l'incipit le plus célèbre de la littérature française, ce fameux "Longtemps je me suis couché de bonne heure" qui vante les plaisirs prolongés du lit, du rêve, de l'insomnie, de ces bonheurs éphémères qui naissent de l'impuissance d'être couché, livré lié à sa seule imagination. Il faut lire plus avant quelques pages de La Recherche pour que Proust en retrouve la source dans le petit Marcel qui se consolait, à attendre le baiser du soir, d'avoir été envoyé au lit avant tout le monde. "Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m'embrasser quand je serais dans mon lit".*

Clémentine Beauvais, qui venait de relire Proust, a décidé de proposer un album qui recréerait cette scène emblématique, avec le concours, à l'image, de Camille Romanetto.

Peu de mots pour cette séquence du baiser du soir, étirée comme une attente qui pourrait se suffire à elle-même. Maman va-t-elle penser à s'arracher à la soirée, aux amis qui la retiennent, en bas, dans la lumière et le "tintement des verres", pour venir livrer son fils au silence d'une nuit qui ne peut commencer sans qu'elle ait déposé sur sa joue ce doux passeport pour le sommeil et les rêves ?

Est-ce le baiser qui est attendu ou bien maman, le message - quitus pour la journée écoulée - ou sa messagère ? Le baiser, au fil des pages, se personnifie, se fétichise dans sa répétition journalière mais aussi s'amenuise jusqu'à n'être plus qu'un point de bascule entre l'attente, l'espoir du baiser et l'après-baiser où tout se dissout immédiatement dans le devoir de la nuit qui vient : "Je dois dormir".
Au final, le baiser n'est rien, au regard de ce qui le précède et de ce qui le suit. Mais n'est-ce rien que ce rien qui délivre de tout ?

Camille Romanetto a baigné la voix intérieure du petit garçon dans une succession de halos lumineux où glissent, à la rencontre et comme ignorés l'une de l'autre, le "bruit léger" (Proust) de la robe de maman et l'attente inquiète et fidèle de son petit garçon, moment répété que le père du petit Marcel qualifiait de "rite absurde", moment pourtant fondateur de toute La Recherche. 

Le baiser du soir - Clémentine Beauvais - album illustré par Camille Romanetto - Sarbacane - 2025 (40 pages, 15,50 €)

* Du côté de chez Swann, in À la recherche du temps perdu, Marcel Proust, bibliothèque de la Pléiade, tome 1, p. 13

L'appel de la brume

1920, Belle-Île-en-Mer Une petite fille sort de chez elle en pleine nuit, une lampe à pétrole à la main. Elle doit marcher un bon kilomètre ...