vendredi 12 octobre 2018

Chaque chose en son temps

Critique de la déraison guerrière 



« Chaque chose en son temps » : le titre du nouveau roman de Lorris Murail sonne comme une sentence de l'Ecclėsiaste. Mais qu'arriverait-il justement si les choses se mettaient à traverser le temps, décidant de ne plus rester dans le leur et de communiquer entre elles ?

Avec ce livre, Lorris Murail, grand expert ès science fiction, commémore à sa façon le centenaire de la Grande Guerre. Nous sommes en 1915. Reine est une jeune femme dont le père est au front et dont la mère et le petit frère se sont repliés vers l'arrière du pays, devant l’avancée menaçante des troupes allemandes. Restée seule pour garder la maison familiale, elle s’est mise au service, pour gagner sa vie, d'un étrange personnage, un savant qui vit reclus à l’écart du village et la considère comme une simple domestique, tout juste bonne à l'approvisionner et à tenir son ménage. Louis Nikolic est serbe mais nul ne sait comment il a atterri là. Il couvre son tableau noir d’équations incompréhensibles pour Reine et vit en permanence dans un fourbi de papiers et de livres. Surtout il a interdit à Reine d'accéder dans une aile de la maison, celle où il se livre à ses expériences.

Un siècle plus tard - il avait suffi de tourner la page pour passer de 2015 en 1915 - nous avions découvert Blaise et Quentin, son frère cadet, aux prises avec les Klingons, « une des races les plus anciennes de l'univers mais probablement la plus impitoyable. » On l’aura deviné, les frères Vermeulen vivent chez leurs parents une vie imaginaire et parallèle que les heures de repas interrompent à peine. Projeté en permanence dans le futur, Blaise n’est donc pas étonné outre mesure le jour où, descendant dans le sous-sol de la maison  familiale pour y nourrir son chat, il découvre un « minitrou », comme il va l’appeler, dans la terre battue de la cave. Matou ne réapparaît pas, seule reste son écuelle. Expérimental, Blaise devine vite qu'il ne s'agit pas d'un puits comme les autres, à la force d’attraction effrayante que celui-ci exerce sur tout ce qui en frôle le bord. Il y lance une pièce qui est avalée sans un bruit par ce gouffre sans fond. S’agit-il d’un trou noir ? Les Klingons ont-ils creusé  un tunnel dans l'espace-temps pour envahir la Terre ?

En 1915, Reine vient de découvrir dans le laboratoire de Nikolic dévasté par une explosion, un étrange canon pointé vers le ciel, qui a découpé une trouée dans l'espace, plus noire que la nuit la plus noire. Est-ce un télescope, une arme secrète ?  Dans l'immédiat Reine n'a pas le temps de s'interroger. Elle fait évacuer le savant gravement commotionné vers le village, mais elle le cherche en vain le lendemain, après avoir passé la nuit dans la maison éventrée pour la protéger d'éventuels pillards. Nikolic se trouve-t-il au château que la marquise à transformé en hôpital ? Pour s'en assurer autant que pour occuper utilement ses journées puisqu'elle a provisoirement perdu son employeur, Reine s'engage comme infirmière…

Murail décrit la guerre de façon incidente mais non moins suggestive. Il n'a pas eu l'intention, il le dit dans une sorte de bref envoi à la fin de son roman, d’ajouter quoique ce soit aux récits des Dorgelès, Barbusse ou Remarque. Mais en donnant la parole aux blessés, aux estropiés, aux morts en sursis, à  ceux qui en sont revenus et appréhendent de repartir dans les tranchées en compagnie des poux et des rats, il fait voir, à l'arrière, presque à froid,  les effets les plus terribles de la guerre, plus saisissants encore que les assauts pris dans l'ivresse de la violence meurtrière.

Tandis que le sentiment qu'elle éprouvait sans le savoir pour Louis se dévoile  peu à peu, l’infirmière rencontre un autre blessé, le sergent Cathala, instituteur dans le civil et profondément pacifiste. C'est avec lui, et nous avec elle, que Reine va découvrir la tragédie de cette guerre, dont Cathala va être le guide, lors d’une expédition initiatique dans des tranchées provisoirement abandonnées et devenues décor de la mort qui est passée là.

La guerre et les hommes se révèlent en même temps pour Reine. C'est déjà beaucoup. Mais quand la machine infernale de Nikolic va s’avérer être une porte sur son propre destin, quels choix va-t-elle faire, contre toute vraisemblance, avec son jeune complice de l'an 2015 qui est entré en communication avec elle ?

On ne révélera pas tout mais Murail pousse à fond le paradoxe temporel. Il alterne et juxtapose les jeux de deux gamins du XXIe siècle ignorant tout de l’Histoire et les découvertes brutales et accélérées que fait la jeune femme sur le monde présent et à venir, sur les mouvements de son âme et de son corps. Reine, à l’aube de sa vie adulte, s’interroge, « sur les étonnants pouvoirs que, peut-être, on lui avait confiés. Pouvait-elle sauver ces deux hommes [ le savant et l’instituteur]. ? L’un du mal qui le dévorait, l’autre de la détresse qui le rongeait ? Et surtout en avait-elle le droit ? »

C’est une nouvelle fois un splendide portrait de femme, ni ange ni sorcière, que Lorris Murail propose dans ce livre, qu’on pourra lire aussi bien au collège qu’au lycée, à tous les âges à vrai dire.  Et l’auteur de révéler dans son envoi quel fut le sens véritable de son projet, à quelques mois des élections européennes : « Voilà ce que je voulais dire : après tant de sang et de larmes versés, cette Europe détestable, nous nous devons de l’aimer. Le reste, c’est la vie, avec ses mystères, ses amours et ses peurs. »

Écouter cette chronique :



Écouter un extrait (chapitre 14, pp. 259-263) :

Pour accomplir la promesse faite à un jeune soldat qu'il n'a pas su préserver de la mort, le sergent Cathala entraîne Reine dans une sorte de visite guidée des tranchées, d'où la guerre et les hommes se sont provisoirement absentés, en y laissant leurs marques toutes fraîches...


Cliquer ici.

Chaque chose en son temps – Lorris Murail – Gulf stream éditeur (341 pages, 16,50 €)

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