vendredi 17 juillet 2020

Âge tendre

Les promesses de l'été 2020 (2)


 
Il en va sans doute des livres comme de certains gâteaux composites. Si des ingrédients nous rebutent a priori, la confiance dans la pâtissière doit nous inciter à mordre à pleines dents. Ce que je vous invite à faire avec Âge tendre, le nouveau mille-feuilles de Clémentine Beauvais paru le 19 août. Y compris dans les 21 premières pages. Je dois avouer que je fus intrigué par son incipit, une très officielle circulaire du ministère de l’Éducation nationale qui traçait en une page le cadre d’un Service civique de 10 mois (« serci » pour les intimes)  rendu obligatoire entre l’année de 3ème et celle de Seconde (quelle bonne idée ce serait dans la vie réelle !). Ma perplexité, voire mon inquiétude, allèrent croissant lorsque je me rendis compte que je tenais dans les mains le rapport de serci d’un dénommé Valentin Lemonnier qui m’expliquait pendant une vingtaine de pages pourquoi et comment il s’était retrouvé, lui le jeune Albigeois, à faire son service civique dans un établissement de Boulogne-sur-Mer « spécialisé dans la fin de vie des personnes atteintes de démence », choix qui ne semblait pas avoir sa faveur. Le dit Valentin semblait aussi inquiet que son lecteur. Et puis…

Et puis Clémentine Beauvais m’a emballé une fois de plus et j’ai mangé le gâteau avidement, jusqu’à la dernière miette. En croquant les dernières feuilles, le 4 juillet à 1 h 56, je n’ai pu que m’incliner une nouvelle fois : chapeau l’artiste ! Il fallait être sacrément culotté pour croire qu’on pouvait situer impunément le cœur d’un roman jeunesse dans une unité Alzheimer des Hauts-de-France où l’on a reconstitué minutieusement le décor et l’ambiance des années… 60. C’est pourtant là que l’autrice nous entraîne dans ce qui aurait pu être une dystopie tragique et qui est une utopie joyeuse : il est clair que le service civique obligatoire selon Beauvais pourrait exister, que sa Présidente qui œuvre à « une France encore plus juste, encore plus redistributive et à des services publics renforcés » mériterait d’être réélue pour la troisième fois (sic) : tout dans ce roman d’aujourd’hui semble aussi vrai et nécessaire que ces années 60 réinventées pour le bonheur mémoriel de quelques vieilles et vieux « déments ».

La première mission qu’on confie à Valentin lorsqu’il arrive dans l’unité Mnémosyne (du nom de la déesse grecque de la mémoire) est d’écrire à madame Laurel une lettre signée « Françoise Hardy » lui annonçant que non, la chanteuse est désolée, mais elle ne pourra pas venir chanter à son anniversaire. Pourquoi écrit-il le contraire – tout aussi faux - que, oui, Françoise Hardy, sera très heureuse de venir ? Désormais, il va devoir mettre la main sur une jeune femme capable de chanter La maison où j’ai grandi, une Françoise Hardy plausible de 22 ans…

Le personnage de Valentin est coincé à souhait, d’une rigidité morale très « vintage », mais dans sa candeur généreuse et obstinée, c’est bien lui le « tendre » qui va emporter l’adhésion de tous : ses camarades de serci, le personnel et les pensionnaires. Et le lecteur. C’est ce que lui fait remarquer le Dr Sola Perré, qui va jouer un grand rôle auprès de Valentin (et réciproquement) :

« Sola : Tu sais, tu as une grande capacité à animer le monde autour de toi de tes pensées et de tes peurs. Je crois que c’est pour ça que tu y lis souvent des signes. »

L’autrice a doté aussi son jeune héros d’une hypermnésie qui transparaît dans son rapport : ce qui devait faire 30 pages se transforme donc en une sorte de journal de plus de 300 pages, truffé de détails dont l’accumulation et la précision – Valentin a quelques traits autistiques, de prime abord... - participent grandement au comique du récit. Des NOTES RÉTROSPECTIVES, censément ajoutées après la fin du « serci », permettent aussi de mesurer l’évolution de Valentin, de son point de vue sur ses contemporains et sur ses parents, sur les personnes âgées et sur Françoise Hardy et ses robes Courrèges, dont il ignorait tout, évidemment. Dans ces notes, Valentin se fait exégète de lui-même, tantôt en retard sur le lecteur qui a déjà compris bien des choses, tantôt en avance quand il lui fait de nouvelles révélations sur lui. Ce va-et-vient entre le Valentin d’avant et le Valentin d’après est le cœur battant de ce roman d’apprentissage au long duquel l’artiste naissant va déborder et envelopper peu à peu le simili autiste. Surtout, au milieu de ce mille-feuilles, il y a une histoire d’amour cachée, intense et dramatique, dont Valentin va être l’accoucheur obstiné, naïf et roué, tantôt admiratif tantôt choqué, histoire qui va le libérer et avec lui, celle qui la lui confie : Sola, le docteur Sola Perré, la seconde héroïne cachée du roman. Mais chut…

L’écriture polymorphe de Clémentine Beauvais épouse au plus près l’univers saturé de signes dans lequel Valentin vit intérieurement et qu’il objective dans son rapport. Pour autant, ce n’est jamais un exercice de style gratuit. Si l’autrice passe du régime de la circulaire officielle aux dialogues surréalistes entre pensionnaires, parfois pimentés en disputes absurdes, utilise les dialogues théâtraux avec didascalies, des mises en page hachées et syncopées, des encarts et des tableaux (comme dans un vrai rapport de stage), c’est pour composer avec ces matériaux en apparence disparates et chaotiques - la Vie, en somme ! - une symphonie puissante et intergénérationnelle des sentiments humains, au final aussi harmonieuse que cacophonique, aussi audacieuse que pudique. 


Écouter cette chronique sur RCF Loiret :


Âge tendre - Clémentine Beauvais - Sarbacane (378 pages, 17 €) - parution le 19 août 2020.


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