vendredi 14 décembre 2018

Je les entends nous suivre

Les désarrois de Léo



« Je ne chante pas pour passer le temps » : les plus anciens se souviennent peut-être de ce cri lancé par Jean Ferrat au milieu des années 60, réplique à Léo Ferré qui, lui, sur des mots d’Aragon, « chantait pour passer le temps ».  Ferrat revendiquait dans et par la chanson une forme d’engagement que d’autres, écrivains ou philosophes déployaient dans la pensée et la littérature, s’inscrivant résolument aux côtés des acteurs politiques ou syndicaux de leur époque. L’artiste engagé est une figure qui n’a jamais quitté la scène sociétale, en porte-voix recherché qu’il est.

Dans le paysage éditorial de la littérature pour la jeunesse, Le Muscadier se taille lui aussi peu à peu auprès des prescripteurs cette image d’éditeur engagé en direction des adolescents. Les causes à défendre ne manquent pas. Le droit d’aimer au grand jour une personne du même sexe en est une. Si le mariage pour tous a fait avancer ce droit en France avec les difficultés et les batailles que l’on sait, les mentalités ont-elles évolué aussi vite ?

Avec son court roman, Je les entends nous suivre, Florence Cadier apporte une réponse  nuancée à cette question. S’il débute brutalement par une agression violente au sortir d’un bal de campagne, qui pourrait faire croire que rien n’a changé, l’autrice nous offre dans les chapitres suivants le récit en plusieurs moments de la lente construction amoureuse de Léo au milieu de sa bande de copains et de copines. Léo aime peut-être Léonore, qui l’a pourtant cueilli d’une bonne droite dans l’œil dans le cours de boxe où ils se sont rencontrés. Mais Léo, le soir de sa fête d’anniversaire, pendant laquelle il réussit l’exploit d’embrasser Léonore pour la première fois, va aussi rencontrer Robin, Robin qui fait un malaise après deux verres de vodka, Robin qui se retrouve allongé dans le lit de Léo, Robin qui serre la main de Léo, Robin qui embrasse Léo et c’est une révélation pour lui.

Comment l’avouer aux autres, à ses copains, à ses parents, quand on a du mal à se l’avouer à soi-même ? Comment vivre la chose publiquement, s’embrasser, se tenir par la main ou par l’épaule comme des amoureux « normaux » ? Léo cale, Léo rougit, Léo fuit, devant ce secret qui s’évente peu à peu et semble faire fuir aussi  Léonore qu’il aime encore. Ballotté entre ses deux orientations à vrai dire toutes les deux naissantes, Léo hésite, brûle dans sa chair et dans son cœur, souffrant d’amours concurrentes encore mal définies, malgré la force de l’attirance qui l’entraîne irrésistiblement vers un garçon. En face Robin, plus assuré de ce qu’il est, comprend ou ironise, s’impatiente ou se fâche devant les hésitations et les petites lâchetés de Léo. Alentour, la bande semble accepter cette relation, en dehors de Léonore, déroutée par cette rivalité d’un autre type. Les parents de Léo, un moment interloqués, vont s’avérer beaucoup plus compréhensifs qu’il ne le redoutait et Florence Cadier décrit notamment avec tact les réactions du père, auquel Léo, contre toute attente, va confier en premier l’origine de ses tourments.

Je les entends nous suivre est un roman d’apprentissage à la fois pudique et direct. Florence Cadier n’élude aucune situation. On pourra regretter qu’elle n’ait donné à son texte davantage d’ampleur et  à ses jeunes héros davantage d’épaisseur. Mais tel quel, il offre aux adolescent·e·s - et pourquoi pas à leurs parents - un écho utile et empathique aux situations qu’ils peuvent avoir à affronter, parfois dans une extrême solitude, au mitan de l’adolescence.

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:24) :


Je les entends nous suivre – Florence Cadier – le muscadier collection Rester vivant (90 pages, 9,50 €)

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