Dans Tous les héros s’appellent Phénix, paru à l’école des loisirs en 2016, Nastasia Rugani décrivait le lent enfermement d’une adolescente, Phénix, harcelée et battue par son beau-père. Une forme de salut pointait pourtant à la fin du roman, parce qu’un lien indestructible existait entre Phénix et sa petite sœur Sacha, dont on ne savait plus dire au terme de l'histoire laquelle avait protégé l’autre.
Avec Milly Vodović, notre autrice s’est résolue à sacrifier son héroïne sur l’autel de la littérature. Elle s’en explique dans le n° 2 des Nouvelles de Polynie, bulletin de la collection dirigée par Chloé Mary. Nastasia Rugani y récuse par avance le roman qui fait du bien et les fins heureuses. Le bonheur existe au quotidien, c’est celui-là qu’il faut montrer, même si – ou parce que - il est enserré entre des extrémités nécessairement tragiques : pour la plupart des humains, le néant d'où nous venons et la mort qui nous attend. D'où ces quelques fleurs candides ou inquiétantes sur le fond noir de la vie, comme l’illustre bien la couverture dessinée par Jeanne Macaigne. Car pour Nastasia, les fictions qui se terminent en apothéose ne promettent au lecteur qu’une chose : un retour bien morne dans une réalité déprimante, aussi difficile que la redescente après un shoot.
Ce plaidoyer pour une fiction réaliste, mieux vaut sans doute l’avoir lu avant de découvrir et de suivre Milly Vodović, « cette étrange petite personne âgée d’une douzaine d’années », si l’on veut cueillir en route les quelques fleurs semées par sa créatrice. Il y en a, heureusement, dans ce roman noir français dépaysé lui aussi en Amérique.
Milly est en effet née américaine dans une famille bosniaque, amputée du père mort à Sarajevo. Cette famille étrangère, blessée et transplantée en Géorgie, est en butte à une hostilité sourde de tout ce que le pays compte comme beaufs racistes et islamophobes de tous âges. Dans la scène inaugurale du roman, c’est une frêle Milly qui se révèle soudain en justicière de son frère Almaz, persécuté et humilié par Swan Cooper et son ami Douglas.
On espère qu'avec ce prologue, le personnage de Milly, au seuil de l'adolescence, va imposer sa fragilité et devenir la petite femme puissante de sa tribu d'immigrés. Mais, après cette courte victoire, c'est le versant tragique de la vie qui s'affirme très vite avec l'assassinat d'Almaz. Milly enquête, Milly se débat dans Birdtown, tantôt accueillante, tantôt hostile, croisant parfois le fantôme de "Mamaz", le frère chéri.
La mort d'Almaz la fait grandir brutalement au milieu d'une ville qui s'insinue et se rêve en elle comme ces cauchemars poisseux dont on voudrait se défaire sans s'obliger à se réveiller. C'est dans ses séquences quasi-oniriques que la nouvelle écriture de Nastasia Rugani se révèle, bien plus riche et chargée que celle qui tendait son précédent roman, comme si une autre voix que la sienne - américaine ? - s'était levée en elle, à l'appel des grand·e·s écrivain·e·s du Sud.
A la fin, la scène initiale sera rejouée, pour un autre dénouement, celui par lequel une vie s'échappe en laissant à ceux qui restent les traces ineffaçables de son passage. Et d'un roman à ses lecteurs.
Écouter cette chronique (extrait lu à 3:09) :
Errata : Pour les auditeurs et auditrices de RCF Loiret, je signale deux erreurs que j'ai commises dans ma chronique et que Nastasia Rugani a bien voulu me faire remarquer : 1°/ l'héroïne de Tous les héros s'appellent Phénix se nomme bien entendu... Phénix, et non Érika (qui est sa mère dans le roman) ; 2°/ Milly vit en Géorgie, et non en Alabama. J'ai corrigé le texte.
Milly Vodović – Nastasia Rugani – éditions MeMo, collection grande polynie (220 pages, 16 €)
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