Y a-t-il une recette pour fabriquer un bon roman pour adolescents ? Des ingrédients indispensables, équivalents littéraires de ces basiques que sont en pâtisserie la farine, les œufs, le beurre et le sucre ? Des proportions et des temps de cuisson à respecter ? Et au-delà de ces éléments tangibles, quantifiables, ce tour de main qui fait les grands chefs, donnée plus ou moins indéfinissable, mélange d’expérience et de savoir-faire, secret parfois jalousement gardé ou simplement singularité d’un homme ou d’une femme, qu’elle soit cuisinière ou autrice ?
Je ne sais pas pour vous mais, personnellement, j’ai un rapport un peu irrationnel à la mayonnaise, mélange de crainte et d’agacement. Je sais que si j’ai peur de la rater, je vais la rater presqu’immanquablement. Donc, ma méthode consiste à ne pas trop réfléchir à ce que je fais, à agir mécaniquement en pensant à autre chose. Qu’un seul doute me traverse et je suis à peu près sûr de me retrouver avec une mixture non répertoriée. On va me dire que tout cela tient à la température de l’œuf, au fait que j’ai mis trop de vinaigre ou pas assez de moutarde, ou encore que j’ai versé l’huile trop vite dans le bol. Il n’empêche que je garde l’impression que la réussite ou l’échec de ma mayonnaise dépend plus d’une bonne volonté des éléments que de moi. La matière commanderait, en quelque sorte. En littérature donc, l’équivalent de ce que je vous raconte à propos de la mayonnaise serait ce que prétendent certains auteurs ou autrices : une fois créés, les personnages vivent leur vie et échappent plus ou moins à celui ou celle qui les a conçus.
Bon, les secondes défilent dans le studio, je vois Wahid qui s’agite derrière la vitre et se demande s’il ne va pas devoir me couper le micro, me changer de rubrique ou m’exfiltrer chez Top Chef. Je passe donc à la recette du jour.
Prenez une adolescente, donnez lui le nom d’une « pâtisserie autrichienne bourrative », Strudel (Tiens, ça me rappelle le nom du mari de la présidente de la République et néanmoins père de Mireille dans Les petites reines, de Clémentine Beauvais…). Aggravez votre cas en l’appelant de ce qui pourrait être un charmant surnom russe, Vania, mais qui, dans notre culture présente, est hélas une marque de protège-slip. Affectez la dite Vania Strudel d’une légère disgrâce physique, une paupière tombante, par exemple, d’une absence de mère mystérieusement évaporée dans la nature et d’un père éploré par cette disparition. Ce père, malheureusement aimant, de surcroît taxidermiste, roule dans une ouafture – une voiture ce serait trop simple – entièrement recouverte d’une sorte de moumoute synthétique qui vous met la honte dès qu’on monte dedans surtout en pensant qu’elle va vous déposer devant le lycée. Vous aurez tous les ingrédients du drame qui va se dérouler sous vos yeux.
Bien sûr, vous allez plonger résolument votre héroïne dans le grand bain du vaste monde, un mélange de voisinage et de lycée que vous aurez soin de porter rapidement à ébullition, en veillant par exemple à ce que Vania fasse, dès son premier jour, une entrée fracassante en Seconde, aux dépens de celui qui va être son proviseur pendant au moins trois ans. Touillez rapidement avec des amours qui n’osent pas encore dire leur nom, j’ai nommé Pierre-Rachid dit Pirach, ajoutez en guise de piment la haine recuite de Charlotte Kramer, une vieille peau jalouse depuis le collège, malheureusement belle comme un astre contrairement à votre Vania qui se juge bien sûr moche comme un pou. Pour éviter que ne se développe trop l’amertume en fin de cuisson, pensez dès le début à l’amitié indéfectible de Victoire Morin, dont Vania est la seule à supporter l’odeur pestilentielle qu’elle émet jour et nuit pour une raison physiologique indépendante de sa volonté, Victoire qui a donc passé tout le collège assise en classe à côté de Vania, sommée de reléguer ses propres complexes au rang de futilité.
Vous obtiendrez le roman aussi vif que désopilant d’Émilie Chazerand, La fourmi rouge. C’est bien sûr Vania
qui nous raconte ses démêlées avec la vie. Son je en cherche le mode d’emploi
avec cet humour ravageur qui est la politesse de son désespoir intime. Je veux
parler bien sûr de l’ordinaire désespoir quotidien de tout·e adolescent·e qui
se respecte mais qui prend ici, sous la plume de notre autrice les proportions
d’une épopée hénaurme et hautement comique. Voyons par exemple comme se passe
la rentrée solennelle de Vania au lycée…
Pour écouter cette chronique (extrait lu à 3:15) :
La fourmi rouge - Emilie Chazerand – Sarbacane – 2017 (254 pages, 15,50 €)
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