vendredi 23 février 2024

La cabane

 

couverture : Carine Brancowitz


« Deschooling Society ». Qui se souvient qu’en 1971, Ivan Illich allait lancer sous ce titre son premier pavé dans la mare, prévoyant autant que prônant « une société sans école », après avoir constaté combien les résultats de cette institution éducative divergeaient de ses buts affichés ? 

La fréquence croissante des enfants refusant d’aller à l’école ne serait-elle pas de nos jours la confirmation en creux des thèses d’Illich, qui après avoir démontré que l’école nuisait à l’éducation, poursuivit dans la même veine critique - l’automobile nuisait au transport et la médecine à la santé - dans des livres audacieux, paradoxaux, et qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de prophétiques. 

Allons plus loin. Les enfants qui se déscolarisent ne seraient-il pas les victimes de ce dysfonctionnement diagnostiqué depuis plus de cinquante ans et auquel on s’est refusé politiquement de remédier ? Leur mal, on lui donne désormais un nom : phobie scolaire mais n’est-ce pas l’institution qui est malade, maltraitante, comme bien d’autres ? Cette phobie est caractérisée par un repli général sur la sphère privée au point que les enfants concernés finissent par refuser purement et simplement de sortir de leur domicile, voire de leur chambre. 

Ceux auxquels on a donné au Japon le nom d’« hikikomoris », y seraient, jeunes et adultes, plus d’un million. Ce qu’on appelle chez nous le « syndrome de la cabane » s’est encore développé à la faveur des mesures de confinement imposées pendant l’épidémie de Covid. Pour certains, le monde extérieur et la perspective de sa fin prochaine, sont devenus tellement angoissants que rester chez soi est devenu, si l’on peut dire, la seule porte de sortie !

Avec son livre intitulé justement La cabane, Ludovic Lecomte nous met dans la tête d’un jeune narrateur de 16 ans, enfermé chez lui depuis 6 mois et qui s’apprête, dûment piloté à distance par sa psy, à effectuer sa première sortie.

C’est à une sorte de compte à rebours que l’auteur nous invite, ayant d’ailleurs numéroté ses chapitres à l’envers pour signaler qu’on s’achemine vers un dénouement et, qui sait, un nouveau départ.

Chemin faisant, notre ado, qui n’a même pas de prénom déclaré par son auteur, nous partage les six mois qu’il vient de vivre sans jamais passer la porte qui donne sur son jardin.

Le premier jour où il n’a pas pu partir au lycée, ses parents ont cru à un caprice, se sont fâchés, ont voulu le forcer à sortir. En vain. La cabane était déjà en place.

Bien que nous soyons en théorie dans sa tête et parce que nous n’en sortons pas plus qu’il ne sort de chez lui, nous ne comprenons pas mieux la situation que lui : son origine, son développement, ce qui la pérennise, rien n’est clair.

Mais c’est justement la qualité principale de ce petit livre de montrer sans jugement, avec empathie, ce qui se passe autour d’un ado, vu par lui, bloqué sur ce refus intime du monde, qui reste mystérieux. Tout le phénomène, rien que le phénomène.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:03) :



La cabane  - Ludovic Lecomte - Medium+ de l'école des loisirs (111 pages, 12,00 €)

vendredi 16 février 2024

Pleurer pour un rien, c'est déjà beaucoup



Lundi 5 février, j’ai reçu de chez l’éditeur Sarbacane un gros roman rose à la couverture pleurnicharde, à paraître le surlendemain. 

Mardi 6, j’ai vu le film de Stephen Frears, Philomena. Dans l’Irlande des années 50, Philomena n’avait guère eu le choix. Enceinte à 16 ans, mise à la porte par son père, elle accouche dans une institution catholique où elle trime durement pour finalement voir son fils partir à l’âge de 4 ans, vendu à de riches Américains. 50 ans plus tard, elle enquête avec un journaliste pour retrouver sa trace. Un long détour par l’Amérique la ramènera, enfin apaisée, au cimetière du couvent de Roscrea où Anthony était né…

Mercredi 7, j’ai terminé le premier roman de Chloé Lume, Pleurer pour un rien, c’est déjà beaucoup, un livre moins rose que sa couverture. Son héroïne, Adèle, est une lycéenne de dix-sept ans qui vit en France au XXIe siècle. Mais comme Philomena soixante-dix ans auparavant, elle vient de découvrir qu’elle est enceinte et pour l’heure, enfermée dans ses toilettes, il n’y a qu’elle et son test de grossesse qui le savent.

Commence alors pour elle un long itinéraire hanté d’abord par trois  questions : comment le dire ? À qui ? Et dans quel l’ordre ? Comment, Adèle, comprend vite qu’elle ne saura pas faire de périphrases et lâchera d’un coup « je suis enceinte » à 1°/ Nilo, l’amoureux co-responsable de son état 2°/ Olga sa meilleure amie.

Côté famille, ça va être plus compliqué. On approche du 13 février, date sur laquelle plane une « petite ombre », comme l’appelle Adèle en secret : Ambre, une toute petite sœur, morte à quatre mois de la mort subite du nourrisson. Cet ombre-là a fait taire un chagrin qui ne s’est jamais échangé entre père, mère, frère et sœur et qui a enfoui tous les autres : à côté, ils ne faisaient jamais le poids. Depuis la mort d’Ambre, toute la famille vit au Bois dormant, réduite au silence.

Alors comment lâcher cette bombe sur sa mère, sur Aurélien son frère aîné, sur son père : « je suis enceinte » ? Adèle ne sait pas. Et tant qu’elle ne sait pas, elle sera incapable de répondre à la question que faire de cette idée de bébé qui pourrait naître à son tour ?

Chloé Lume nous propulse dans la tête d’Adèle, sous la peau d’Adèle, dans son corps même, là où la mécanique de la vie s’est mise en route, imperturbable. À coups de courts chapitres, d’une page ou deux, écrits en vers libres, qui déversent certains mots comme des cailloux qu’on ne peut pas éviter, des pierres sur lesquelles Adèle achoppe, l’autrice nous conte le lent cheminement de la jeune fille, entourée de l’amour impuissant de Nilo, de l’amitié bouleversée d’Olga, vers le choix final qu’elle devra faire, seule mais pas solitaire. Heureusement, nous ne sommes pas dans l’Irlande de Philomena.

Le premier roman de Chloé Lume aurait pu s’appeler Tous les chagrins que l’on tait. Il s’en dégage à la lecture une force que la couverture quelconque et le titre un peu mièvre ne doivent surtout pas vous faire manquer. Un roman informé et utile qui laisse son héroïne cheminer en conscience entre pro-choix et pro-vie, sans rien esquiver.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:23) :


Pleurer pour un rien, c’est déjà beaucoupChloé Lume – Sarbacane – 7 février 2024 (331 pages, 17 €)


vendredi 9 février 2024

Qui a posé ses fesses sur le fromage du Roi ?



Il y a une haute tradition de l’album pour jeunes enfants un peu transgressif, ancré peu ou prou dans ces stades primitifs du développement de l’enfant que la psychanalyse a identifiés et nommés : phase orale, phase anale, phase génitale. Ces phases laissent des traces dans le psychisme, toujours réactivables plus tard, avec la distance qui permet alors à l’humour de se glisser et de donner des mots et des images à des pulsions qui en manquaient singulièrement à leurs débuts dans la vie.

Les éditions de L’Agrume publient ce 8 février un album des auteurs et illustrateurs norvégiens Erlend Loe et Kim Hiorthøy intitulé Qui a posé ses fesses sur le fromage du roi ? album qui paraît s’inscrire dans cette lignée. Cet album a obtenu une mention spéciale dans la catégorie Bande dessinée au salon de Bologne en 2022, salon de référence dans le monde du livre illustré pour la jeunesse.

Dès le titre, l’album met donc en avant une paire de fesses, d’autant plus coupable qu’il s’agit manifestement d’un crime de lèse-majesté.
Nous sommes en effet dans un royaume dont le roi raffole du fromage. Aussi quand il entend parler d’un fromage qui serait « le meilleur du monde », il fait convoquer dare-dare en son palais sa laitière vedette, Lisen von Laktum et son illustre fromage. Las, dans le train, la laitière qui s’était endormie, découvre à son réveil, oh, horreur, que le fromage placé à son côté a subi une grave violence : non seulement il a été sensiblement aplati, mais tout montre à croire, par l’empreinte qui y a été laissée, que celle-ci est due à un séant qui s’est appuyé dessus. Le fromage destiné au roi a été proprement « fessifié » (sic). Lisen pousse un hurlement qui réveille tout le wagon. Il y a six autres voyageurs, dont Frichti le contrôleur, qui tous s’indignent de cet odieux « fessifiage » (re-sic).

Un bon ami du roi, le détective Fluffenberg, est dépêché sur les lieux du crime et commence à interroger les voyageurs, non sans prélever auprès de chacun l’empreinte postérieure qui pourrait les confondre.
Evidemment, cette enquête qui se déroule dans le lieu clos qu’est un train fait un gros clin d’œil à celle du Crime de l’Orient-Express, le roman d’Agatha Christie. L’interrogatoire des coupables potentiels – tous – est désopilant, empreint de non-sense et le dénouement arrive même à être inattendu.

Entre album et BD, Qui a posé ses fesses sur le fromage du Roi ? est un livre joyeusement délirant, parfois surréaliste, parodie de roman policier à l’usage des enfants à partir de 5 ans, qu’il faudra toutefois accompagner dans la lecture et dans le décodage des situations. Le graphisme, heurté et naïf, devrait leur plaire, même si l’album ne met en scène aucun enfant.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:07) :


Qui a posé ses fesses sur le fromage du Roi ? Erlend Loe (auteur) Kim Hiorthiøy (illustrateur) L’Agrume (48 pages, 16,50 €)

vendredi 2 février 2024

Comment devenir un château fort

 


Quelle belle découverte que ce second roman ado de Catherine Verlaguet ! On l'a connue pour son adaptation théâtrale de Oh, boy ! le roman de Marie-Aude Murail, pièce qui remporta le Molière jeune public en 2010 et poursuit une carrière ininterrompue à ce jour.

Dans Comment devenir un château fort, l’autrice a imaginé trois hommes, un père et ses deux garçons, Guillaume et Pierre, dit Pierrot, brutalement privés d’une mère et d’une épouse qui choisit de vivre entre le ciel et l’eau, quelque part en Méditerranée. Pour Pierrot, bientôt 16 ans, le départ de « maman » est un véritable électrochoc, auquel s’ajoute un déménagement voulu par le père qui a préféré changer de décor quand sa femme a décidé de s’en retirer.

L’ordre maternel qu’imposait Isabelle avec sa tendre fermeté se dissout rapidement. Étienne, le père, n’a guère les moyens d’imposer le sien. La bière que maman interdisait au cadet, le Pierre en question se met à en boire et la renomme la « bière t’avais qu’à pas partir », première émancipation en forme de petite vengeance intime. Pierre entre en Seconde dans un nouveau lycée où il ne connaît personne et s’accroche inexplicablement à Anna, une fille aussi taiseuse que lui, dont il est incapable de dire si elle est laide ou jolie, gaie ou triste. Mais voilà, jusqu’ici, il ne s’était pas intéressé aux filles, et ça aussi, ça pourrait changer. 

Comme personne ne s’occupe d’eux au lycée, Anna et Pierre se retrouvent à devoir faire ensemble un exposé sur Oscar Wilde, ce qui va les rapprocher. Le jour où Anna vient travailler dans la chambre de Pierre, les choses se compliquent. Contre toute attente – l’attente de Pierre, bien sûr – Anna prend l’initiative et veut lui rouler un patin : fiasco pour Pierre qui, débordé, s’emmêle les pinceaux, se trouble et renvoie Anna chez elle, l’éconduisant avec une muflerie certaine. Mais Pierrot, à sa décharge, ne connaît pas encore ce mot.

Son frère Guillaume, lui, à 19 ans, sait ce qu'il veut dire pour une fille et c'est lui qui va ramasser la mise en consolant Anna, au grand dam de Pierrot. Petit jeu à trois douloureux pour Pierre, qui se met à détester cordialement son frère. Retrouvera-t-il Anna ? D'autant qu'il découvre un jour avec épouvante que la mère d’Anna le trouble bien davantage. La très attirante Mme Béron rejouera-t-elle le blé en herbe avec lui ? Désarroi.

Bref, sans maman, privé de mode d’emploi des filles, concurrencé fortement par son grand frère, avec un père qui ne voit rien car discrètement abîmé dans son chagrin, il se jette dans les bras consolants de Jen, que tout le lycée surnomme élégamment la « fille aux gros seins ». C'est avec elle qu'il aura sa première fois… en plusieurs fois ! Pour découvrir, quand Jen commence à lui parler littérature, qu’une fille peut ne pas se réduire à être une poitrine confortable et un con accueillant.

Catherine Verlaguet s’est glissée dans la peau de Pierre avec un mélange manifeste de délectation et de sensibilité. Son texte au je déploie un regard attendri sur ce trio masculin, plein de tact et d’empathie pour ces petites choses fragiles que sont les hommes, qu’elle secoue un peu au passage. Son roman d’apprentissage est parfois cru mais offre un contrefeu salutaire à des ados souvent chamboulés par le porno qui se déverse sur eux à longueur d’écran. En osant une scène où, pris d’une pulsion subite, Pierre décide un dimanche d’aller... à la messe, dont il ignore tout, Catherine Verlaguet s’est aussi aventurée là où peu d’auteurices contemporaines jugent utile de se risquer. Pierre va rater la messe, mais croise un prêtre dialoguant avec des futurs mariés, qui l’abordera, et Pierre, écrit l’autrice, quitte l’église « tout seul, léger, comme si je sortais de ma propre maison. »

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:42) :


Comment devenir un château fort - Catherine Verlaguet - Rouergue, collection doado - 2024 (186 pages, 13,90 €)

Sans crier gare

  Aimez-vous les livres qui simultanément ou dans un ordre quelconque vous font peur, vous font pleurer et vous font rire tant et tant que v...