vendredi 23 février 2024
La cabane
vendredi 16 février 2024
Pleurer pour un rien, c'est déjà beaucoup
Lundi 5 février, j’ai reçu de chez l’éditeur Sarbacane un gros roman rose à la couverture pleurnicharde, à paraître le surlendemain.
Mardi 6, j’ai vu le film de Stephen Frears, Philomena. Dans l’Irlande des années 50, Philomena n’avait guère eu le choix. Enceinte à 16 ans, mise à la porte par son père, elle accouche dans une institution catholique où elle trime durement pour finalement voir son fils partir à l’âge de 4 ans, vendu à de riches Américains. 50 ans plus tard, elle enquête avec un journaliste pour retrouver sa trace. Un long détour par l’Amérique la ramènera, enfin apaisée, au cimetière du couvent de Roscrea où Anthony était né…
Mercredi 7, j’ai terminé le premier roman de Chloé Lume, Pleurer pour un rien, c’est déjà beaucoup, un livre moins rose que sa couverture. Son héroïne, Adèle, est une lycéenne de dix-sept ans qui vit en France au XXIe siècle. Mais comme Philomena soixante-dix ans auparavant, elle vient de découvrir qu’elle est enceinte et pour l’heure, enfermée dans ses toilettes, il n’y a qu’elle et son test de grossesse qui le savent.
Commence alors pour elle un long itinéraire hanté d’abord par trois questions : comment le dire ? À qui ? Et dans quel l’ordre ? Comment, Adèle, comprend vite qu’elle ne saura pas faire de périphrases et lâchera d’un coup « je suis enceinte » à 1°/ Nilo, l’amoureux co-responsable de son état 2°/ Olga sa meilleure amie.
Côté famille, ça va être plus compliqué. On approche du 13 février, date sur laquelle plane une « petite ombre », comme l’appelle Adèle en secret : Ambre, une toute petite sœur, morte à quatre mois de la mort subite du nourrisson. Cet ombre-là a fait taire un chagrin qui ne s’est jamais échangé entre père, mère, frère et sœur et qui a enfoui tous les autres : à côté, ils ne faisaient jamais le poids. Depuis la mort d’Ambre, toute la famille vit au Bois dormant, réduite au silence.
Alors comment lâcher cette bombe sur sa mère, sur Aurélien son frère aîné, sur son père : « je suis enceinte » ? Adèle ne sait pas. Et tant qu’elle ne sait pas, elle sera incapable de répondre à la question que faire de cette idée de bébé qui pourrait naître à son tour ?
Chloé Lume nous propulse dans la tête d’Adèle, sous la peau d’Adèle, dans son corps même, là où la mécanique de la vie s’est mise en route, imperturbable. À coups de courts chapitres, d’une page ou deux, écrits en vers libres, qui déversent certains mots comme des cailloux qu’on ne peut pas éviter, des pierres sur lesquelles Adèle achoppe, l’autrice nous conte le lent cheminement de la jeune fille, entourée de l’amour impuissant de Nilo, de l’amitié bouleversée d’Olga, vers le choix final qu’elle devra faire, seule mais pas solitaire. Heureusement, nous ne sommes pas dans l’Irlande de Philomena.
Le premier roman de Chloé Lume aurait pu s’appeler Tous les chagrins que l’on tait. Il s’en dégage à la lecture une force que la couverture quelconque et le titre un peu mièvre ne doivent surtout pas vous faire manquer. Un roman informé et utile qui laisse son héroïne cheminer en conscience entre pro-choix et pro-vie, sans rien esquiver.
Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:23) :
Pleurer pour un rien, c’est déjà beaucoup – Chloé Lume – Sarbacane – 7 février 2024 (331 pages, 17 €)
vendredi 9 février 2024
Qui a posé ses fesses sur le fromage du Roi ?
Il y a une haute tradition de l’album pour jeunes enfants un peu transgressif, ancré peu ou prou dans ces stades primitifs du développement de l’enfant que la psychanalyse a identifiés et nommés : phase orale, phase anale, phase génitale. Ces phases laissent des traces dans le psychisme, toujours réactivables plus tard, avec la distance qui permet alors à l’humour de se glisser et de donner des mots et des images à des pulsions qui en manquaient singulièrement à leurs débuts dans la vie.
vendredi 2 février 2024
Comment devenir un château fort
Quelle belle découverte que ce second roman ado de Catherine Verlaguet ! On l'a connue pour son adaptation théâtrale de Oh, boy ! le roman de Marie-Aude Murail, pièce qui remporta le Molière jeune public en 2010 et poursuit une carrière ininterrompue à ce jour.
Dans Comment devenir un château fort, l’autrice a imaginé trois hommes, un père et ses deux garçons, Guillaume et Pierre, dit Pierrot, brutalement privés d’une mère et d’une épouse qui choisit de vivre entre le ciel et l’eau, quelque part en Méditerranée. Pour Pierrot, bientôt 16 ans, le départ de « maman » est un véritable électrochoc, auquel s’ajoute un déménagement voulu par le père qui a préféré changer de décor quand sa femme a décidé de s’en retirer.
L’ordre maternel qu’imposait Isabelle avec sa tendre fermeté se dissout rapidement. Étienne, le père, n’a guère les moyens d’imposer le sien. La bière que maman interdisait au cadet, le Pierre en question se met à en boire et la renomme la « bière t’avais qu’à pas partir », première émancipation en forme de petite vengeance intime. Pierre entre en Seconde dans un nouveau lycée où il ne connaît personne et s’accroche inexplicablement à Anna, une fille aussi taiseuse que lui, dont il est incapable de dire si elle est laide ou jolie, gaie ou triste. Mais voilà, jusqu’ici, il ne s’était pas intéressé aux filles, et ça aussi, ça pourrait changer.
Comme personne ne s’occupe d’eux au lycée, Anna et Pierre se retrouvent à devoir faire ensemble un exposé sur Oscar Wilde, ce qui va les rapprocher. Le jour où Anna vient travailler dans la chambre de Pierre, les choses se compliquent. Contre toute attente – l’attente de Pierre, bien sûr – Anna prend l’initiative et veut lui rouler un patin : fiasco pour Pierre qui, débordé, s’emmêle les pinceaux, se trouble et renvoie Anna chez elle, l’éconduisant avec une muflerie certaine. Mais Pierrot, à sa décharge, ne connaît pas encore ce mot.
Son frère Guillaume, lui, à 19 ans, sait ce qu'il veut dire pour une fille et c'est lui qui va ramasser la mise en consolant Anna, au grand dam de Pierrot. Petit jeu à trois douloureux pour Pierre, qui se met à détester cordialement son frère. Retrouvera-t-il Anna ? D'autant qu'il découvre un jour avec épouvante que la mère d’Anna le trouble bien davantage. La très attirante Mme Béron rejouera-t-elle le blé en herbe avec lui ? Désarroi.
Bref, sans maman, privé de mode d’emploi des filles, concurrencé fortement par son grand frère, avec un père qui ne voit rien car discrètement abîmé dans son chagrin, il se jette dans les bras consolants de Jen, que tout le lycée surnomme élégamment la « fille aux gros seins ». C'est avec elle qu'il aura sa première fois… en plusieurs fois ! Pour découvrir, quand Jen commence à lui parler littérature, qu’une fille peut ne pas se réduire à être une poitrine confortable et un con accueillant.
Catherine Verlaguet s’est glissée dans la peau de Pierre avec un mélange manifeste de délectation et de sensibilité. Son texte au je déploie un regard attendri sur ce trio masculin, plein de tact et d’empathie pour ces petites choses fragiles que sont les hommes, qu’elle secoue un peu au passage. Son roman d’apprentissage est parfois cru mais offre un contrefeu salutaire à des ados souvent chamboulés par le porno qui se déverse sur eux à longueur d’écran. En osant une scène où, pris d’une pulsion subite, Pierre décide un dimanche d’aller... à la messe, dont il ignore tout, Catherine Verlaguet s’est aussi aventurée là où peu d’auteurices contemporaines jugent utile de se risquer. Pierre va rater la messe, mais croise un prêtre dialoguant avec des futurs mariés, qui l’abordera, et Pierre, écrit l’autrice, quitte l’église « tout seul, léger, comme si je sortais de ma propre maison. »
Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:42) :
Comment devenir un château fort - Catherine Verlaguet - Rouergue, collection doado - 2024 (186 pages, 13,90 €)
Sans crier gare
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