vendredi 26 avril 2024

Sans crier gare

 


Aimez-vous les livres qui simultanément ou dans un ordre quelconque vous font peur, vous font pleurer et vous font rire tant et tant que vous ne les reposez qu'à contrecœur pour manger ou dormir et n'avez qu'une hâte, les rouvrir pour continuer votre lecture jusqu'à la dernière page ?

Alors celui que je viens de terminer est pour vous.

Nous sommes à l'été 1968, aux Etats-Unis. La guerre au Vietnam fait rage. Meryl Lee Kowalski, une teen-ager new-yorkaise, vient de perdre son meilleur ami Holling Hoodhood dans un accident de voiture stupide, alors qu'il allait voir un film stupide. Un Gouffre s'est alors ouvert sous ses pieds, qui se referme et se rouvre sans crier gare. Ses parents jugent urgent de dépayser leur fille d'un endroit où tout lui rappelle son Holling perdu à jamais et l'envoient poursuivre sa scolarité dans l'école de jeunes filles Sainte-Elene. Le jour de la rentrée, Meryl Lee est désespérée comme un chiot abandonné sur une aire d'autoroute quand la voiture de ses parents finit par quitter l'école malgré toutes ses supplications. Comment va-t-elle pouvoir survivre dans l'univers corseté du collège, à côté de riches pimbêches qui ne la calculent même pas ? C'est ce que le roman de Gary Schmidt raconte au long de ses quelque 460 pages.

Mais pas que. Car parallèlement aux destinées scolaires de ces demoiselles, se joue celle de Matt Coffin, un ado sauvage en fuite pour lequel Mme Nora MacKnockater, la principale du collège de Meryl Lee, va se prendre d'affection, on comprendra pourquoi plus tard. Que fuit Matt, serrant contre lui un taie d'oreiller bourrée de billets de 100 $ ? L'auteur va nous distiller peu à peu, à coups de retour en arrière, son itinéraire pour le moins effrayant. L'homme qui le traque, Leonidas Shug, ne le lâchera pas, se vengeant sur tous ceux qui auront aidé Matt dans sa fuite. Pourrait-il aussi s'attaquer à Mme MacKnockater, auprès de qui Matt a enfin trouvé un foyer ?

Il paraît que les parallèles se rejoignent à l'infini. Se pourrait-il que les destinées de Matt et de Meryl Lee se rencontrent avant ce terme improbable ?

La lecture de Sans crier gare se nourrit de cet espoir, si mince soit-il, il ne faut pas se le cacher. Entre la vie de jeunes collégiennes que leurs enseignantes destinent aux plus hauts Accomplissements (avec un A majuscule) et celle de Matt qui vit dans la terreur d'être retrouvé par celui qui a tué son meilleur ami, il n'y a pas grand rapport. Pourtant, pourtant... Ah, vous verrez bien. Lisez Gary D Schmidt !

Ce roman est le troisième d'une trilogie qui commence avec La guerre des mercredis que j'aurais pu vous présenter en 2016 si j'avais déjà sévi à l'époque sur cette antenne. J'avais presque oublié Gary Schmidt et combien ce qu'il écrivait faisait du bien à ses lecteurs. Comme j'ai oublié de lire le deuxième volet, Jusqu'ici, tout va bien, oubli que je vais me dépêcher de réparer. Pourquoi hésite-t-on à tout lire d'un auteur qu'on a aimé une fois ? Par peur d'être déçu ? Si on aime, n'est-ce pas pour toute la vie ?

Je vais me répéter mais la traductrice, Caroline Guilleminot, a su rendre avec une précision millimétrique un récit sous understatement permanent, vous savez ce style fait de litotes, d'euphémismes, qui dit les choses sans les dire tout en les disant et qui vous cueille régulièrement au détour d'une ligne, au moment où vous ne vous y attendez pas, d'un rire ou d'un sanglot, quand il ne vous fiche pas carrément la trouille.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:27) :



Sans crier gareGary D. Schmidt – traduit de l'anglais (États-Unis) par Caroline Guilleminot – Medium+ de l'école des loisirs (462 pages, 19 €)


vendredi 19 avril 2024

Les Mille vies d'Ismaël



 C'est un peu étrange de penser qu'on est au bout de sa vie alors même qu'on ne l'a pas encore commencée. C'est pourtant le sentiment qu'éprouve Ismaël, 15 ans, quand il se fait exclure temporairement de son collège, dans l'attente d'un conseil de discipline qui pourrait bien décider de l'en éjecter définitivement, juste avant le Brevet.

Sa mère, qui n'en peut plus de lui, l'expédie chez un oncle qui habite Lyon et qui, surprise, lui obtient un stage en cuisine dans un p'tit bouchon, comme on nomme là-bas les restaurants qui perpétuent les traditions des « Mères » de la cuisine lyonnaise.

Le Baron perché est dirigé par un Chef, Francis, qui tient sa petite équipe d'une main de fer : Ismaël n'était pas préparé à intégrer un véritable commando mais il en découvre rapidement l'effervescence et contre toute attente, ça lui plaît. Ce qui lui plaît aussi et surtout c'est Céleste, la fille aux yeux verts dont il tombe amoureux le premier jour, même s'il ne le sait pas encore, même s'il est à mille lieux de croire qu'il pourrait intéresser une fille comme elle, lui le métis en surpoids et en dreadlocks, toujours planté devant son ennemi n° 1 : le Frigo.

C'est qu'Ismaël porte un lourd secret, vieux de cinq ans, qui a mis son père en prison et sa vie en pause. Il n'arrive plus à avancer, ne fait que des conneries. La cuisine du Baron perché va le remettre en route.

On travaille beaucoup dans la restauration, avec une intensité qui culmine au moment du coup de feu et qu'on n'imagine pas, quand on est un client assis dans l'ambiance feutrée de la salle.

L'autrice des Mille vies d'Ismaël, Raphaëlle Calande, nous fait pénétrer au cœur de ce travail d'équipe, une chaîne dont tous les maillons sont solidaires, dans la réussite comme dans l'adversité : Nicolas, Djibril, Katal et Céleste, en cuisine, Malika et Quentin au service et Francis, le chef d'orchestre. Avec eux, grâce à eux, Ismaël va s'ouvrir mille vies. 

Logé chez son oncle et sa tante, Ismaël côtoie aussi leurs enfants, ses cousins et cousines, Juliette, Andréa et Lukas l'autiste, qu'il va apprendre à mieux connaître.

L'autrice nous fait aussi pénétrer dans le monde nocturne des graffeurs qui hantent les toits de Lyon, les squats, pour y laisser l'empreinte de leur passage et leur « blaze », cette signature colorée et inimitable inscrite, sur des surfaces a priori inaccessibles au commun des mortels. C'est un monde parfois dangereux, où des groupes racistes d'extrême-droite tentent de faire régner leur loi à coups de battes et de couteaux...

Si un roman mérite d'être qualifié d'apprentissage, c'est bien celui-là. La remise en route et l'éclosion d'Ismaël en sont l'épicentre, mais, autour de lui, Raphaëlle Calande brosse le portrait attachant de toute une jeunesse qui cherche sa voix et sa voie, sous le regard  d'adultes toujours prêts à leur refaire confiance, malgré les erreurs et les bêtises. Peut-être parce que ces adultes n'ont pas complètement oublié les leurs et qu'ils sont encore capables, eux aussi, d'en faire...

Pour écouter cette chronique (extrait lu à  03:04) :


Les Mille vies d'Ismaël et quelques saveurs en plusRaphaëlle Calande – X' Sarbacane (349 pages,  17,50 €)


vendredi 12 avril 2024

Le Soleil, la Lune et toi.

 


Si vous pensez que la Terre est plate et si votre femme croit que le Soleil tourne autour d'elle (la Terre), et surtout si vous avez des enfants, je ne peux que vous conseiller la lecture (urgente) de ces deux livres qui pourront vous faire découvrir quelques rudiments d'astronomie.

Evidemment, l'album consacré au Soleil est nettement plus lumineux et aurait tendance à éclipser (ah, ah !) son jumeau, qui parle de la Lune. Mais les deux ont été écrits par Cléa Dieudonné qui fait toute la lumière sur ces deux astres qui nous sont aussi familiers qu'inconnus.

Par exemple, saviez-vous... Non, je ne vais pas commencer à vous poser des questions qui pourraient vous mettre en difficulté et auxquelles moi-même je n'aurais pas su répondre avant d'avoir lu et relu ces deux beaux albums cartonnés qui ne redoutent pas les petites mains hésitantes.

Vous apprendrez quand même que le Soleil n'est pas né dans un chou, que les huit planètes qui tournent autour de lui sont distribuées autour d'une ceinture d'astéroïde. En deçà, il fait un peu chaud, au-delà il fait très froid. La Terre est du côté chaud mais son atmosphère nous a évité jusqu'ici de griller.

Avec la Lune, notre plus beau satellite - les autres sont artificiels, c'est toute la ferraille que nous envoyons en orbite depuis soixante ans et quelque - vous découvrirez ce qu'est la force d'attraction, pourquoi elle change de forme, du premier au dernier quartier, toussa toussa.

En bref Cléa Dieudonné m'a fait faire d'utiles révisions d'astronomie et je vais pouvoir continuer à chanter "Le Soleil a rendez-vous avec la Lune ♫"

Pour écouter cette chronique :



Le Soleil et toi - La Lune et toi - Cléa Dieudonné - albums cartonnés à partir de 5 ans, accompagné - L'Agrume - 2024 (64 pages, 14 €)


vendredi 5 avril 2024

Wendigo

 


Une autrice peut en cacher une autre. Dans sa première vie, Emmanuelle Bayamack-Tam est professeur de lettres dans un lycée de banlieue. Elle a publié sous ce nom de plume plusieurs romans chez P.O.L. Sous le pseudonyme de Rebecca Lighieri, elle a écrit aussi Éden, roman pour la jeunesse publié en 2019 par l'école des loisirs et elle a récidivé en 2023 avec Wendigo, chez le même éditeur.
« Wendigo », c'est le nom secret que s'est donné Ivo, le frère de Selma. C'est aussi celui d'une créature fantastique, mi-humaine mi-animale issue de la mythologie des Algonquins du Canada. Quand l'histoire commence, Selma ne le sait pas encore et vit une vie de collégienne apparemment sans histoire, dans une bonne petite famille de la classe moyenne supérieure, avec deux parents professeurs en faculté. Selma a 14 ans et Ivo un an de plus. Et c'est Selma qui raconte son histoire. Et plus précisément l'histoire d'Ivo  à laquelle elle va être irrésistiblement mêlée.
Car Ivo, à quinze ans, est un garçon étrange, pas très causant, mais plutôt populaire et respecté au collège. Et comme il est beau gosse, il plaît aux filles, qui ne semblent pas l'intéresser plus que ça. Rapidement, Selma s'aperçoit que son frère mène une vie cachée, à l'insu de ses parents, qui sont trop occupés pour s'en apercevoir. Mais Selma sait par exemple qu'Ivo passe une bonne partie de ses nuits dehors, s'échappant discrètement de la maison par les branches d'un arbre qui caressent la fenêtre de sa chambre. Ivo est un garçon très physique, qui n'a pas froid aux yeux. Mais où va Ivo la nuit, que fait-il ? Mystère. 
Selma a une bonne copine, Rose, et un chat, Griffon. Pour l'heure, ça lui suffit. Mais un beau jour, une certaine Alice la contacte. Elle s'intéresse à son frère et lui suggère de s'entremettre auprès de lui. Ivo et Alice commencent une liaison. La famille d'Alice chasse, et Ivo demande à ses parents l'autorisation d'aller chasser avec elle le sanglier en Corse. Refus interloqué des parents. Qui sont intrigués aussi par le goût croissant de leur fils pour la viande, eux qui sont plutôt végétariens...
Par petites touches, Rebecca Lighieri  déplace lentement le récit de Selma vers un arrière-monde fantastique jusqu'ici invisible. Et puis un jour, Ivo révèle à Selma qu'il est en fait un thérian, capable de se transformer en animal. Et qu'il appartient à un groupe de thérians comme lui qui cherchent à comprendre les raisons de leurs nouveaux pouvoirs dus à des mutations qui semblent devoir frapper progressivement l'espèce humaine. D'où ses sorties nocturnes. 
La trame du monde est perturbée. Est-ce une réaction de Gaïa,  la terre-mère, face aux prédations que les humains exercent sur la nature et les ressources de la Terre ? Des forces contraires travaillent dans l'ombre et pourraient bien s'affronter au grand jour. Rebecca Lighieri nous entraîne irrésistiblement vers un combat qui va s'avérer dantesque, et dont Selma va être la spectatrice impuissante.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à  02:54) :



Wendigo Rebecca Lighieri – Medium + de l'école des loisirs - 2023 (221 pages, 15 €)

vendredi 29 mars 2024

Un zoo à soi

 


Vous connaissez peut-être Thomas Lavachery, l'écrivain belge dont l'école des loisirs a publié les aventures en huit tomes de Bjorn le Morphir, une série d'héroïque fantaisie. J'ai découvert et lu d'une traite un livre très personnel, autobiographique, où il relate comment il a passé son enfance au milieu d'une véritable ménagerie. La faute, ou plutôt la grâce à son père, élevé chez Decroly, le Célestin Freinet belge, et passé par le scoutisme, deux écoles de liberté et de plein air qui lui ont donné le goût de l'observation des animaux et de la nature. 

Thomas Lavachery rapporte d'ailleurs une anecdote qui en dit long sur cette éducation paternelle. Un jour, la famille est à table et un moineau se pose sur la rampe de l'escalier qui mène au jardin. Le père s'exclame, avec toute la précision ornithologique qui était la sienne : « Tiens, un accenteur mouchet », là où toute la famille n'avait vu qu'un vulgaire piaf. 

Les compagnons à poil et à plumes n'ont pas manqué à Thomas. Cela ne l'a pas mithrisatisé toutefois et il se désole d'être devenu sur le tard allergique même à son chat préféré, un chartreux nommé Panku, dont il ne se séparerait pourtant pour rien au monde. 

Le petit livre de Thomas Lavachery dévide le bestiaire d'une vie, la place qu'y ont pris des animaux de toutes sortes, parfois improbables dans une maison, comme un écureuil ou une chèvre, sans oublier les vivariums, toutes bestioles adoptées au fil du temps par ses parents, « dans la plus merveilleuse insouciance », se souvient-il.

Quand une petite sœur, elle aussi adoptée, est arrivée au foyer, venant de Corée, son regard émerveillé sur le zoo familial a semblé l'agrandir encore. Mee-Kyong s'est attachée très vite à tous les animaux de la maison Lavachery, au point d'entrer comme apprentie dans une animalerie, dès l'âge de 15 ans.

Thomas Lavachery, dont on sait par ailleurs les talents de bédéiste, a illustré chacun de ses chapitres d'une image taillée à la pointe du crayon, portraits précis des animaux qu'il a côtoyés, parmi lesquels il a glissé celui de son père et de sa petite sœur, auxquels son livre rend un hommage aussi attendri que vibrant. En rappelant tous les animaux de sa vie par leur nom, c'est aussi toute sa famille qu'il convoque avec eux, recomposant l'arche de Noé dans laquelle il a grandi.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:22) :

Un Zoo à soiThomas Lavachery – Medium de l'école des loisirs (123 pages, 7,80€)

vendredi 22 mars 2024

Les étincelles invisibles

 


Nous sommes à Juniper, un petit village écossais proche d’Edimbourg. Adeline, dite Addie, a 11 ans et deux sœurs jumelles plus grandes, Nina et Keedie. Keedie vient d’entrer à la fac et Nina, pour l’heure, est YouTubeuse beauté. Addie est autiste et grâce à elle, nous allons découvrir de l’intérieur ce que vit une autiste, quel est son rapport au monde et aux autres et comment se manifeste sa différence.

En cours avec Mlle Murphy, Addie apprend un jour qu’au Moyen âge, les habitants de Juniper ont accusé des femmes de sorcellerie, les ont torturées et les ont soumises à une épreuve qui les conduisait soit à la noyade soit à la pendaison, ne leur laissant dans tous les cas aucune chance.

Cette histoire bouleverse Addie. Elle devient obnubilée par le sort de ces femmes qui ont été oubliées. Est-ce parce que leur marginalité lui rappelle la sienne ? Elle décide de soumettre au conseil du village une proposition : ériger un mémorial en l’honneur de la cinquantaine d’entre elles qui ont péri d’une manière aussi atroce, par la faute des villageois de l’époque et des autorités ecclésiales.

Si elle rencontre d’abord le scepticisme du conseil et surtout l’opposition de son président, qui ne voit pas l’intérêt pour son village de remuer cette vieille histoire, Addie ne va pas lâcher l’affaire, soutenue par sa famille et par Audrey, une nouvelle, une Anglaise qui arrive dans sa classe, en provenance de Londres et qui va devenir peu à peu son amie. Sa première amie.

Dans sa famille, Addie peut compter sur une alliée, qui la comprend pour ainsi dire de l’intérieur : Keedie est autiste elle aussi et pour cette raison se sent plus proche de sa petite sœur que de sa jumelle, Nina. Et surtout, ce qui aura une importance pour la suite du récit d’Elle McNicoll, Keedie a eu la même institutrice qu’Addie, la redoutable Mlle Murphy…

Le livre s’appelle Les étincelles invisibles. C’est par cette appellation poétique que l’autrice, elle-même autiste, décrit les sensations qu’elle éprouve quand les situations qu’elle doit affronter provoquent une surstimulation de toute sa personne, conduisant à des réactions excessives souvent incompréhensibles pour son entourage, incapable d’en repérer les causes. Les autistes ressemblent à des écorchés vifs, hypersensibles aux sons, aux bruits, au toucher. Les contacts corporels, les manifestations d’affection que nous, les « neurotypiques », trouvons naturelles, déclenchent en eux des réactions imprévisibles. D’une façon générale, les autistes sont « trop » et c’est ce « trop » qu’Elle McNicoll nous fait découvrir au fil de son roman en suivant parallèlement deux trames : les démêlées d’Addie, proches du harcèlement, avec son enseignante et certaines élèves qui ne la supportent pas ; son combat pour obtenir de son village qu’il érige ce mémorial dédié aux sorcières de Juniper.

Le livre d’Elle McNicoll est plus qu’une simple leçon d’empathie et de tolérance vis-à-vis des autistes. En nous faisant vivre de l’intérieur la vie de l’une d’entre elles, il nous fait prendre conscience de tout ce que nous avons peut-être bridé nous aussi de notre sensibilité pour paraître « normaux », nous intégrer à la société et la supporter, jusqu’à parfois renoncer à être nous-mêmes. Addie a une expression pour ça : « faire le caméléon ». Autrement dit, pour nous, les neurotypiques, se résigner au conformisme.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:13) :


Les étincelles invisiblesElle McNicoll – traduit de l’anglais par Dominique Kugler - Medium de l’école des loisirs (207 pages, 13,50 €)


vendredi 15 mars 2024

Le cri du corps

 


C’est un récit impressionnant que nous livre Alexandre Chardin dans Le cri du corps. Un récit de fureur, de souffrance et de rédemption, mené tambour battant par un « je », prénommé Adam comme le premier homme.

Tout commence par une énième bagarre, aussi absurde que nécessaire, comme il s’en livre périodiquement entre gamins de cités rivales, à coups de battes, de barres de fer, de boules de pétanque et de couteaux de plus en plus longs. Cette fois-là, c’est Adam, l’un des plus jeunes, qui reste cloué au sol. Quand les policiers arrivent, toute sa bande s’est enfuie et quelque chose en lui décide de ne pas répondre, de ne pas ouvrir les yeux, de rester le nez collé dans l’herbe du terrain de foot où il est tombé, à faire le mort, pour de faux bien sûr, pour le plaisir « d’emmerder les keufs », d’entendre la sirène des pompiers, de se laisser porter comme un paquet inerte de civière d’ambulance en lit d’hôpital, roulant à toute vitesse dans les rues et dans ces couloirs blancs qui sentent le lino et le désinfectant. Comme sur des roulettes !

À 14 ans, Adam aime en vrac les roues arrière, le foot, les potes, Fifa, et puis, l’intruse dans cette liste, la fille Lison, une fille de l’autre côté, de l’autre collège des beaux quartiers, pas celui des cailleras où Adam brille sans peine tant la concurrence au tableau noir est faible. Pour l’heure, Lison n’est pour Adam qu’un prénom saisi au vol, un regard aussi qui lui a flanqué un drôle de frisson, et quelques histoires qu’il commence à se raconter autour de deux ou trois choses qu’il ne sait pas d’elle.

Seulement voilà, à l’hôpital, è finita la commedia ! Adam a poussé un grand cri, le cri du corps qui l’a lâché, ce corps nouveau qu’il va devoir apprivoiser, affrontant la pitié dangereuse qu’il inspire. Heureusement, il y a Anouk, l’infirmière que les ruades mentales d’Adam ne rebutent pas. Heureusement, il y a Mouss, le seul de la bande qui n’a pas lâché Adam mais qui prend cher pour tous les autres. Heureusement, il y a surtout Nora, la grande sœur qui prend le relais d’un mère défaite, Nora qui cherche et trouve des solutions pour aménager la vie d’après.

Obligé de changer de collège pour une bête mais vitale question d’ascenseur, voilà Adam qui se retrouve chez les bourges ! Mais chez les bourges, il y a Lison justement. Comment va-t-elle réagir face à cet Adam nouveau, qui a perdu cinquante bons centimètres dans l’affaire et que tout le monde regarde de haut ou de biais, un peu beaucoup gêné ? Tout le monde ? Sauf Lison, qui, elle, regarde Adam dans les yeux. Et ça, c’est peut-être un morceau de chance dans le malheur d’Adam.

Alexandre Chardin a écrit un livre coup de poing et coup de cœur qui nous fait traverser un drame à toute allure et nous redit à sa façon cette phrase à la con que détesterait sûrement Adam : « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ».

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:52) :


Le cri du corpsAlexandre Chardin – X’ de Sarbacane (124 pages, 13,50 €)


vendredi 8 mars 2024

L'Espionne renaît

 Comme cela va faire bientôt 6 ans que je ne vous ai pas donné de nouvelles de mon héroïne préférée, l’Espionne, créée par l’autrice Marie-Aude Murail et que ce vendredi tombe un 8 mars, journée internationale des droits des femmes, au rang desquelles je compte la mienne, si du moins je peux employer en ce jour un tel possessif, je vais vous parler de la renaissance de Romarine.

Depuis quelques mois, celle-ci est en effet tombée entre les mains d’une autre femme, en l’occurrence la dénommée Églantine Ceulemans, dessinatrice de grand talent. Bayard jeunesse lui a confié la réédition de toutes les histoires qui avaient été illustrées depuis 2001 par le non moins talentueux Frédéric Joos, soit une vingtaine, toutes parues au départ dans le mensuel J’aime Lire.

Cela donne des petits livres pétillants de malice, à raison de trois récits par volume : quatre sont publiés à ce jour, la saison 4 est parue le 14 février dernier, et si je sais bien compter cela fait 12 histoires nouvellement illustrées, à découvrir par une nouvelle génération de petites têtes blondes ou brunes ou rousses, peu importe, à partir de 7 ans.



Et rassurez-vous, bien que l’Espionne fête cette année ses 23 ans, Romarine, elle, en a et en aura toujours 10.

Mais Églantine Ceulemans ne s’est pas arrêtée en si bon chemin. La collection BD Kids du même éditeur lui a offert d’accueillir L’Espionne en bande dessinée. Alors elle a retroussé ses manches, a conçu la scénarisation des histoires que Marie-Aude Murail avait écrites et elle a rangé Romarine, sa mère, son père souvent raplapla, sa sœur Boubouillasse et son grand frère Noël, sans oublier son club d’espionnage et sa maîtresse de CM1, l’inventive Mme Maillard, dans des dizaines de petites cases et des centaines de petites bulles. Le tome 3 de l’Espionne en version BD est paru le 17 janvier dernier.



Quand on lui a demandé pourquoi elle avait créé Romarine, Marie-Aude Murail qui jusqu’alors n’avait conçu sur le papier que des héros garçons, a répondu en gros : parce que j’avais une fille de 6 ans pleine de malice. Et elle a précisé :

« Je suis une espionne. J’écoute sans en avoir l’air les conversations dans les cafés et les magasins, je rêve sur les couples qui passent, je fais des hypothèses sur la vie des gens d’après leurs caddies pleins, je laisse parler les enfants autour de moi, j’écoute, je traverse lentement les jardins, les cours de récré, je regarde.

Il est bien évident que je n’ai pas eu d’emblée le projet de faire avec Romarine un personnage qui serait une métaphore de l’écrivain que je suis. Je raconte des histoires et je laisse mon inconscient bricoler tranquille dans son coin. Mais je me suis tout de suite rendu compte que l’Espionne me plaisait par l’énergie qu’elle dégageait et sa manière de rendre le quotidien « très, très intéressant ». Elle m’a fait rire par sa désinvolture, ses petits accommodements avec la morale, son intérêt pour la vie sentimentale des plus grands. J’ai compris qu’elle avait aussi la capacité de m’émouvoir. Comme ma propre fille quand elle me racontait au début des années 2000 ses amours débutantes et ses malices de fille. » Fin de la citation.

Et si nous écoutions maintenant Romarine nous conter sa vie trépidante d’espionne. Ah, la première histoire de la saison 4 s’appelle « L’espionne s’énerve » …


L'espionne saison 4 - Marie-Aude Murail, illustré par Églantine Ceulemans -Bayard jeunesse (112 pages, 10,90 €)

L'espionne en mission spéciale - BD d'Églantine Ceulemans, d'après la série de Marie-Aude Murail - Bayard BD Kids (69 pages, 10,50 €)

vendredi 1 mars 2024

La tarte aux escargots

illustration de la couverture : Agnès Maupré

Brigitte Smadja nous a quittés il y a tout juste un an, le 15 février 2023. Mais les écrivains jeunesse, quand ils ont un éditeur fidèle, n’abandonnent pas leurs enfants, qu’ils soient de chair ou de papier. En atteste la réédition ce mois-ci, par l’école des loisirs, de La tarte aux escargots, un livre publié en 1995, largement nourri par les souvenirs de l’autrice et de son entrée en sixième.

Brigitte Smadja l’a confié à Sophie Chérer : elle écrit « à la place de l’enfant qu’elle invente ». C’est sa force. Mais dans La tarte aux escargots, Lili, c’est elle, la gamine de onze ans qui quitte son appartement de la rue de la Goutte d’Or, prend le métro toute seule jusqu’à la place de Clichy pour rallier le lycée Jules-Ferry. Le jour de la rentrée, elle est si petite que la surveillante générale croit qu’elle s’est trompée et la renvoie vers l’école primaire d’à côté... Mais le second jour, Lili montre sa blouse beige où sont brodés son nom et sa classe et elle va se retrouver avec deux petites bourgeoises, Irène et Laetitia, qui sont amies, et Luisa Peret, prolétaire comme elle, qui a le même duffle-coat que Lili, offert par la mairie…

Lili a une maman mais plus de papa et deux petits frères, Renzi et Vanni, qui l’occupent pas mal. Comme sa mère travaille, elle joue la maman-bis et ce n’est pas de tout repos, notamment quand Vanni se fait découper une oreille à la récré.

Laetitia est une mademoiselle Je-sais-tout qui n’a de cesse de rabaisser Lili en toute circonstance. Mais Lili ne se laisse pas faire et surtout elle trouve en Luisa une alliée de classe qui s’interpose à deux ou trois reprises pour la protéger. Laetitia finit par se tenir à carreau même si elle continue à nourrir une jalousie permanente envers Lili, qui s’accroît encore quand Mme Vigier invite Lili à entrer dans la chorale du collège qui va chanter à la Sorbonne.

L’invitation d’anniversaire envoyée par Irène passe mal aux yeux de Laetitia, mais Lili s’y rend, non s’en avoir contemplé quelques jours auparavant dans l’évier de son voisin un troupeau d’escargots en train de dégorger, qui l’a passablement dégoûtée. Dans l’appartement cossu d’Irène qui donne sur le parc Monceau, Lili n’est pas très à l’aise. Mais quand elle voit arriver la tarte Tatin, elle n’a plus qu’une idée, s’enfuir, rentrer chez elle...

Les tableaux successifs qui composent La tarte aux escargots nous transportent au milieu des années 60. Le livre est largement autobiographique : le père de l’autrice, qui tenait à Tunis le restaurant du casino de La Goulette, est décédé. Sa mère quitte le paradis tunisien avec ses trois jeunes enfants pour atterrir dans un deux-pièces de la rue de la Goutte d’Or dans le XVIIIe. Comme l’écrit Sophie Chérer, la petite fille de 8 ans devient « du jour au lendemain orpheline, mère de famille et travailleuse immigrée ». L’école de la République, où elle est bonne élève, va la sauver.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:51) :


La tarte aux escargotsBrigitte Smadjaneuf de l’école des loisirs (98 pages, 7,50 €)



vendredi 23 février 2024

La cabane

 

couverture : Carine Brancowitz


« Deschooling Society ». Qui se souvient qu’en 1971, Ivan Illich allait lancer sous ce titre son premier pavé dans la mare, prévoyant autant que prônant « une société sans école », après avoir constaté combien les résultats de cette institution éducative divergeaient de ses buts affichés ? 

La fréquence croissante des enfants refusant d’aller à l’école ne serait-elle pas de nos jours la confirmation en creux des thèses d’Illich, qui après avoir démontré que l’école nuisait à l’éducation, poursuivit dans la même veine critique - l’automobile nuisait au transport et la médecine à la santé - dans des livres audacieux, paradoxaux, et qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de prophétiques. 

Allons plus loin. Les enfants qui se déscolarisent ne seraient-il pas les victimes de ce dysfonctionnement diagnostiqué depuis plus de cinquante ans et auquel on s’est refusé politiquement de remédier ? Leur mal, on lui donne désormais un nom : phobie scolaire mais n’est-ce pas l’institution qui est malade, maltraitante, comme bien d’autres ? Cette phobie est caractérisée par un repli général sur la sphère privée au point que les enfants concernés finissent par refuser purement et simplement de sortir de leur domicile, voire de leur chambre. 

Ceux auxquels on a donné au Japon le nom d’« hikikomoris », y seraient, jeunes et adultes, plus d’un million. Ce qu’on appelle chez nous le « syndrome de la cabane » s’est encore développé à la faveur des mesures de confinement imposées pendant l’épidémie de Covid. Pour certains, le monde extérieur et la perspective de sa fin prochaine, sont devenus tellement angoissants que rester chez soi est devenu, si l’on peut dire, la seule porte de sortie !

Avec son livre intitulé justement La cabane, Ludovic Lecomte nous met dans la tête d’un jeune narrateur de 16 ans, enfermé chez lui depuis 6 mois et qui s’apprête, dûment piloté à distance par sa psy, à effectuer sa première sortie.

C’est à une sorte de compte à rebours que l’auteur nous invite, ayant d’ailleurs numéroté ses chapitres à l’envers pour signaler qu’on s’achemine vers un dénouement et, qui sait, un nouveau départ.

Chemin faisant, notre ado, qui n’a même pas de prénom déclaré par son auteur, nous partage les six mois qu’il vient de vivre sans jamais passer la porte qui donne sur son jardin.

Le premier jour où il n’a pas pu partir au lycée, ses parents ont cru à un caprice, se sont fâchés, ont voulu le forcer à sortir. En vain. La cabane était déjà en place.

Bien que nous soyons en théorie dans sa tête et parce que nous n’en sortons pas plus qu’il ne sort de chez lui, nous ne comprenons pas mieux la situation que lui : son origine, son développement, ce qui la pérennise, rien n’est clair.

Mais c’est justement la qualité principale de ce petit livre de montrer sans jugement, avec empathie, ce qui se passe autour d’un ado, vu par lui, bloqué sur ce refus intime du monde, qui reste mystérieux. Tout le phénomène, rien que le phénomène.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:03) :



La cabane  - Ludovic Lecomte - Medium+ de l'école des loisirs (111 pages, 12,00 €)

vendredi 16 février 2024

Pleurer pour un rien, c'est déjà beaucoup



Lundi 5 février, j’ai reçu de chez l’éditeur Sarbacane un gros roman rose à la couverture pleurnicharde, à paraître le surlendemain. 

Mardi 6, j’ai vu le film de Stephen Frears, Philomena. Dans l’Irlande des années 50, Philomena n’avait guère eu le choix. Enceinte à 16 ans, mise à la porte par son père, elle accouche dans une institution catholique où elle trime durement pour finalement voir son fils partir à l’âge de 4 ans, vendu à de riches Américains. 50 ans plus tard, elle enquête avec un journaliste pour retrouver sa trace. Un long détour par l’Amérique la ramènera, enfin apaisée, au cimetière du couvent de Roscrea où Anthony était né…

Mercredi 7, j’ai terminé le premier roman de Chloé Lume, Pleurer pour un rien, c’est déjà beaucoup, un livre moins rose que sa couverture. Son héroïne, Adèle, est une lycéenne de dix-sept ans qui vit en France au XXIe siècle. Mais comme Philomena soixante-dix ans auparavant, elle vient de découvrir qu’elle est enceinte et pour l’heure, enfermée dans ses toilettes, il n’y a qu’elle et son test de grossesse qui le savent.

Commence alors pour elle un long itinéraire hanté d’abord par trois  questions : comment le dire ? À qui ? Et dans quel l’ordre ? Comment, Adèle, comprend vite qu’elle ne saura pas faire de périphrases et lâchera d’un coup « je suis enceinte » à 1°/ Nilo, l’amoureux co-responsable de son état 2°/ Olga sa meilleure amie.

Côté famille, ça va être plus compliqué. On approche du 13 février, date sur laquelle plane une « petite ombre », comme l’appelle Adèle en secret : Ambre, une toute petite sœur, morte à quatre mois de la mort subite du nourrisson. Cet ombre-là a fait taire un chagrin qui ne s’est jamais échangé entre père, mère, frère et sœur et qui a enfoui tous les autres : à côté, ils ne faisaient jamais le poids. Depuis la mort d’Ambre, toute la famille vit au Bois dormant, réduite au silence.

Alors comment lâcher cette bombe sur sa mère, sur Aurélien son frère aîné, sur son père : « je suis enceinte » ? Adèle ne sait pas. Et tant qu’elle ne sait pas, elle sera incapable de répondre à la question que faire de cette idée de bébé qui pourrait naître à son tour ?

Chloé Lume nous propulse dans la tête d’Adèle, sous la peau d’Adèle, dans son corps même, là où la mécanique de la vie s’est mise en route, imperturbable. À coups de courts chapitres, d’une page ou deux, écrits en vers libres, qui déversent certains mots comme des cailloux qu’on ne peut pas éviter, des pierres sur lesquelles Adèle achoppe, l’autrice nous conte le lent cheminement de la jeune fille, entourée de l’amour impuissant de Nilo, de l’amitié bouleversée d’Olga, vers le choix final qu’elle devra faire, seule mais pas solitaire. Heureusement, nous ne sommes pas dans l’Irlande de Philomena.

Le premier roman de Chloé Lume aurait pu s’appeler Tous les chagrins que l’on tait. Il s’en dégage à la lecture une force que la couverture quelconque et le titre un peu mièvre ne doivent surtout pas vous faire manquer. Un roman informé et utile qui laisse son héroïne cheminer en conscience entre pro-choix et pro-vie, sans rien esquiver.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:23) :


Pleurer pour un rien, c’est déjà beaucoupChloé Lume – Sarbacane – 7 février 2024 (331 pages, 17 €)


vendredi 9 février 2024

Qui a posé ses fesses sur le fromage du Roi ?



Il y a une haute tradition de l’album pour jeunes enfants un peu transgressif, ancré peu ou prou dans ces stades primitifs du développement de l’enfant que la psychanalyse a identifiés et nommés : phase orale, phase anale, phase génitale. Ces phases laissent des traces dans le psychisme, toujours réactivables plus tard, avec la distance qui permet alors à l’humour de se glisser et de donner des mots et des images à des pulsions qui en manquaient singulièrement à leurs débuts dans la vie.

Les éditions de L’Agrume publient ce 8 février un album des auteurs et illustrateurs norvégiens Erlend Loe et Kim Hiorthøy intitulé Qui a posé ses fesses sur le fromage du roi ? album qui paraît s’inscrire dans cette lignée. Cet album a obtenu une mention spéciale dans la catégorie Bande dessinée au salon de Bologne en 2022, salon de référence dans le monde du livre illustré pour la jeunesse.

Dès le titre, l’album met donc en avant une paire de fesses, d’autant plus coupable qu’il s’agit manifestement d’un crime de lèse-majesté.
Nous sommes en effet dans un royaume dont le roi raffole du fromage. Aussi quand il entend parler d’un fromage qui serait « le meilleur du monde », il fait convoquer dare-dare en son palais sa laitière vedette, Lisen von Laktum et son illustre fromage. Las, dans le train, la laitière qui s’était endormie, découvre à son réveil, oh, horreur, que le fromage placé à son côté a subi une grave violence : non seulement il a été sensiblement aplati, mais tout montre à croire, par l’empreinte qui y a été laissée, que celle-ci est due à un séant qui s’est appuyé dessus. Le fromage destiné au roi a été proprement « fessifié » (sic). Lisen pousse un hurlement qui réveille tout le wagon. Il y a six autres voyageurs, dont Frichti le contrôleur, qui tous s’indignent de cet odieux « fessifiage » (re-sic).

Un bon ami du roi, le détective Fluffenberg, est dépêché sur les lieux du crime et commence à interroger les voyageurs, non sans prélever auprès de chacun l’empreinte postérieure qui pourrait les confondre.
Evidemment, cette enquête qui se déroule dans le lieu clos qu’est un train fait un gros clin d’œil à celle du Crime de l’Orient-Express, le roman d’Agatha Christie. L’interrogatoire des coupables potentiels – tous – est désopilant, empreint de non-sense et le dénouement arrive même à être inattendu.

Entre album et BD, Qui a posé ses fesses sur le fromage du Roi ? est un livre joyeusement délirant, parfois surréaliste, parodie de roman policier à l’usage des enfants à partir de 5 ans, qu’il faudra toutefois accompagner dans la lecture et dans le décodage des situations. Le graphisme, heurté et naïf, devrait leur plaire, même si l’album ne met en scène aucun enfant.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:07) :


Qui a posé ses fesses sur le fromage du Roi ? Erlend Loe (auteur) Kim Hiorthiøy (illustrateur) L’Agrume (48 pages, 16,50 €)

vendredi 2 février 2024

Comment devenir un château fort

 


Quelle belle découverte que ce second roman ado de Catherine Verlaguet ! On l'a connue pour son adaptation théâtrale de Oh, boy ! le roman de Marie-Aude Murail, pièce qui remporta le Molière jeune public en 2010 et poursuit une carrière ininterrompue à ce jour.

Dans Comment devenir un château fort, l’autrice a imaginé trois hommes, un père et ses deux garçons, Guillaume et Pierre, dit Pierrot, brutalement privés d’une mère et d’une épouse qui choisit de vivre entre le ciel et l’eau, quelque part en Méditerranée. Pour Pierrot, bientôt 16 ans, le départ de « maman » est un véritable électrochoc, auquel s’ajoute un déménagement voulu par le père qui a préféré changer de décor quand sa femme a décidé de s’en retirer.

L’ordre maternel qu’imposait Isabelle avec sa tendre fermeté se dissout rapidement. Étienne, le père, n’a guère les moyens d’imposer le sien. La bière que maman interdisait au cadet, le Pierre en question se met à en boire et la renomme la « bière t’avais qu’à pas partir », première émancipation en forme de petite vengeance intime. Pierre entre en Seconde dans un nouveau lycée où il ne connaît personne et s’accroche inexplicablement à Anna, une fille aussi taiseuse que lui, dont il est incapable de dire si elle est laide ou jolie, gaie ou triste. Mais voilà, jusqu’ici, il ne s’était pas intéressé aux filles, et ça aussi, ça pourrait changer. 

Comme personne ne s’occupe d’eux au lycée, Anna et Pierre se retrouvent à devoir faire ensemble un exposé sur Oscar Wilde, ce qui va les rapprocher. Le jour où Anna vient travailler dans la chambre de Pierre, les choses se compliquent. Contre toute attente – l’attente de Pierre, bien sûr – Anna prend l’initiative et veut lui rouler un patin : fiasco pour Pierre qui, débordé, s’emmêle les pinceaux, se trouble et renvoie Anna chez elle, l’éconduisant avec une muflerie certaine. Mais Pierrot, à sa décharge, ne connaît pas encore ce mot.

Son frère Guillaume, lui, à 19 ans, sait ce qu'il veut dire pour une fille et c'est lui qui va ramasser la mise en consolant Anna, au grand dam de Pierrot. Petit jeu à trois douloureux pour Pierre, qui se met à détester cordialement son frère. Retrouvera-t-il Anna ? D'autant qu'il découvre un jour avec épouvante que la mère d’Anna le trouble bien davantage. La très attirante Mme Béron rejouera-t-elle le blé en herbe avec lui ? Désarroi.

Bref, sans maman, privé de mode d’emploi des filles, concurrencé fortement par son grand frère, avec un père qui ne voit rien car discrètement abîmé dans son chagrin, il se jette dans les bras consolants de Jen, que tout le lycée surnomme élégamment la « fille aux gros seins ». C'est avec elle qu'il aura sa première fois… en plusieurs fois ! Pour découvrir, quand Jen commence à lui parler littérature, qu’une fille peut ne pas se réduire à être une poitrine confortable et un con accueillant.

Catherine Verlaguet s’est glissée dans la peau de Pierre avec un mélange manifeste de délectation et de sensibilité. Son texte au je déploie un regard attendri sur ce trio masculin, plein de tact et d’empathie pour ces petites choses fragiles que sont les hommes, qu’elle secoue un peu au passage. Son roman d’apprentissage est parfois cru mais offre un contrefeu salutaire à des ados souvent chamboulés par le porno qui se déverse sur eux à longueur d’écran. En osant une scène où, pris d’une pulsion subite, Pierre décide un dimanche d’aller... à la messe, dont il ignore tout, Catherine Verlaguet s’est aussi aventurée là où peu d’auteurices contemporaines jugent utile de se risquer. Pierre va rater la messe, mais croise un prêtre dialoguant avec des futurs mariés, qui l’abordera, et Pierre, écrit l’autrice, quitte l’église « tout seul, léger, comme si je sortais de ma propre maison. »

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:42) :


Comment devenir un château fort - Catherine Verlaguet - Rouergue, collection doado - 2024 (186 pages, 13,90 €)

vendredi 26 janvier 2024

NEB

 


Avec ce nouveau roman, Caroline Solé a retrouvé peu ou prou les thèmes qu'elle avait travaillés dans La pyramide des besoins humains, livre dans lequel un jeune garçon en butte à la violence paternelle décide de fuguer à Londres où il devient SDF avant d'être pris dans l'engrenage d'un jeu de téléréalité.

Dans NEB, nous découvrons Alex, 16 ans et demi, qui vit avec son père et qui devient accro au jeu éponyme que lui a fait découvrir Double J, un camarade de lycée. Ce jeu en réseau qui draine rapidement plus de 100000 joueurs et joueuses de par le monde s'avère particulièrement addictif, d'autant qu'il semble réussir particulièrement à Alex, qui ne cesse de grimper dans la hiérarchie et entre bientôt dans le Top 50. Bien sûr le jeu empiète rapidement sur son travail scolaire, sur ses nuits, et Alex entre en guerre avec son père qui veut lui confisquer régulièrement son téléphone. 

Le jour où son père met sa menace à exécution, Alex découvre le lendemain matin par son pote Double J que NEB a été hacké : tous les internautes sont devant un écran noir. C'est justement la veille des vacances et le père d'Alex l'a inscrit sans rien lui demander à un stage dénommé "Digital Détox". Au programme : cours d'anglais et déconnexion numérique. Départ immédiat pour Londres via un bus et un ferry qui lui éviteront le tunnel sous la Manche : Alex est claustrophobe. Alex ne sait pas encore qu'au bout du voyage, ce sont les pirates qui ont interrompu le jeu qui l'attendent... Et nous lecteurs ne sommes pas au bout de nos surprises !

Caroline Solé nous introduit dans le domaine secret des hackers qui font trembler le monde de l'informatique, menace diffuse et tous azimuts, qui plane en permanence sur les applications et les réseaux. Dans ce monde clandestin, il y a des bons et des méchants, qui ne se distinguent pas toujours vraiment les uns des autres, indistinction du bien et du mal que l'œuvre au noir de l'illustratrice Gaya Wisniewski suggère avec une grande force graphique. La révolution du Web aura-t-elle lieu avec NEB 2 et grâce à ses Robins des bois d’un nouveau genre ? L'enfer numérique est lui aussi pavé de bonnes intentions. L'autrice ménage quelques rebondissements à son conte d'avertissement, et la fin du roman qui ouvre une histoire d'amour laisse augurer une suite. D'autant que la réapparition de Christopher Scott, le héros de La pyramide des besoins humains fait désormais entrevoir une trilogie. Le combat des pirates ne semble pas terminé.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:30) :



NEB - Caroline Solé, illustré par Gaya Wisniewski - Medium+ de l'école des loisirs - 2024 (279 pages, 15 €)

vendredi 19 janvier 2024

La forêt pour te dire



Martine Pouchain appartient à cette classe d’écrivains qui, au fil de leurs livres, ont peu à peu contribué à étendre le domaine de la littérature jeunesse, au risque parfois d’en franchir des limites on ne peut plus mouvantes.

La plupart des maisons d’édition pour la jeunesse, qu’elles soient spécialisées ou non, ont accompagné ce mouvement en publiant des textes qu’elles auraient renvoyés il y a vingt ans à la littérature dite générale. Mais la littérature jeunesse n’est-elle pas devenue, en raison de ce mouvement d’extension qui la travaille, celle qui incarne le mieux aujourd’hui la notion de littérature générale, la seule peut-être qui puisse revendiquer de s’adresser à tous, ainsi que le suggère Clémentine Beauvais dans son dernier essai, Écrire comme une abeille ? La nouvelle distinction à constater et au besoin à fonder n’est-elle pas désormais entre littérature générale et littératures de genre, segmentées par le marketing éditorial ?

Pour qui s’est fait une spécialité de ne parler que de littérature jeunesse, se pose en permanence la question de ces limites. Je dois avouer ici qu’en 2017, j’avais renoncé à présenter dans cette émission et sur mon blog un précédent livre de Martine Pouchain, Gloria, pourtant publié par le même éditeur, Sarbacane, l’un des maisons d’édition jeunesse qui a le plus accompagné cette extension, depuis sa création en 2003. D’instinct, j’avais « filtré » ce livre, que j’avais pourtant aimé en tant que lecteur adulte, en jugeant qu’il n’entrait pas dans la LJ. Sans doute faudrait-il que j’analyse cet instinct, quels critères conscients ou non j’avais appliqués. Je ne l’ai pas fait sur le moment.

Mais c’est sans hésitation que je vous présente aujourd’hui le nouveau livre de cette même autrice, La forêt pour te dire, tant il s’offre simultanément comme un authentique roman d’apprentissage et un conte d’avertissement, double matrice de ce qui constitue pour beaucoup d’observateurs l’essence de la littérature jeunesse.

Martine Pouchain a imaginé la rencontre au cœur d’une forêt entre une adolescente et un jeune homme, entre deux êtres empêchés par leurs passés respectifs et les épreuves qu’ils ont traversées, et qui vont se libérer peu à peu, l’un par l’autre, des entraves qui bloquaient leur envol dans la vie.

Louise vit avec sa mère Dolly. Elle n’a pas connu son père, qui s’est tué en moto un mois avant sa naissance. Depuis, Dolly veut oublier qu’elle est veuve  et profite du temps qu’elle est belle pour enchaîner les relations plus ou moins heureuses. En conséquence de quoi, Louise s’accommode plus ou moins de ces « beaux-pères » qui se succèdent à la maison. Sa mère ne tire pas toujours le bon numéro. Le dernier, Benoît dit Ben va s’avérer franchement calamiteux, quand, après avoir multiplié les approches douteuses, il profite d’une absence de Dolly pour agresser sexuellement Louise. Quand Dolly refuse de croire sa fille, celle-ci fugue et commence une robinsonnade, camping sauvage en mode survivaliste. Comme atout, Louise est championne de tir à la fronde.

C’est d’ailleurs dans cet exercice que Paul la surprend un jour dans sa forêt, croyant voir, de loin, un jeune braconnier. Mû par la curiosité, Paul va revenir observer ce Robinson jusqu’à le rencontrer. De près, Paul continue à se méprendre sur son genre. Louise choisit par prudence de ne pas le détromper : « Je m’appelle Louis », lui affirme-t-elle.

Ces deux-là, mystérieusement, vont s’approcher, peu à peu. Paul ne se dévoile guère. Il est pour l’heure saisonnier agricole, oiseau sur la branche lui aussi, pour d’autres raisons que Louise. Une tragédie le hante depuis l’enfance, dont les fantômes peuplent la Faye, une propriété familiale de sa grand-mère Catherine, qui est son port d’attache entre deux boulots. Pour le plomber davantage, il vient de travailler dans un abattoir où il n’a pas pu tenir plus d’une semaine, au point d’en faire des cauchemars chaque nuit. 

L’autrice nous en dit plus sur l’adolescente en nous autorisant à lire des fragments du journal intime de Louise. L’arrivée d’un automne un peu rude va secouer sérieusement la fugueuse et provoquer son rapprochement avec Paul et son retour à la civilisation.

Martine Pouchain prend son temps, son roman mûrit comme un vin nouveau, à coups d’avancées et d’analepses, et ses personnages se bonifient avec lui. Mis à l’épreuve de cette retenue romanesque, les corps et les cœurs de Paul et de Louise se découvrent lentement, s’impatientent  aussi – surtout ceux de Louise - et nous suivons émerveillés leur éclosion, la montée du désir et la rédemption mutuelle de ces deux animaux farouches que la vie a blessés et que l’amour va guérir.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 04:22) :


La forêt pour te dire - Martine Pouchain - X' chez Sarbacane (323 pages, 17 €)


vendredi 12 janvier 2024

Hélène et les disappearing gamers

 


Les éditions Syros ont créé depuis quelques années déjà une collection de romans, baptisée Tip Tongue, qui propose des histoires qui glissent progressivement du français à une langue étrangère : anglais, allemand, espagnol notamment. Le lecteur voit en quelque sorte sa langue maternelle glisser sous ses pieds tel un tapis pour être remplacée par une langue dite étrangère mais qui paraît l’être de moins en moins au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans le récit.

L’un des livres de cette collection m’est tombé entre les mains pendant ces fêtes et je l’ai lu avec grand plaisir. Son titre : Hélène et les disappearing gamers. Son auteur : Nicolas Labarre.

Une adolescente dont les parents sont divorcés et qui est en garde alternée revient un vendredi sur deux chez son père. En rentrant chez lui ce vendredi, elle le trouve évanoui, affalé sur le clavier de son ordinateur encore allumé. L’hôpital ne parvient pas réellement à poser un diagnostic sur son père, qui est bel et bien tombé dans le coma mais dont les jours ne semblent pas en danger. 

Immédiatement, Hélène soupçonne le jeu que son père était en train de tester, avant sa commercialisation avec 100 000 autres joueurs de par le monde. Et elle décide de mener son enquête aidé par Glenn, le fils, anglais, du nouveau compagnon de sa mère. Elle s’aperçoit alors que d’autres joueurs du réseau de ceux qu’on appelle des « bêta-testeurs » portent le nom de son père et qu’ils semblent avoir eux aussi disparu (d’où le titre à moitié anglais).

Le dispositif romanesque mis en place par l’auteur lui permet d’esquisser des dialogues entre Hélène et Glenn qui font progresser l’anglais de son héroïne – et aussi du lecteur - sans avoir recours en permanence à un dictionnaire. Le pari de cette collection semble réussi. Avec une connaissance de l’anglais, même élémentaire, vous aurez l’impression d’avoir été peu à peu immergé dans un bain de langue et vous serez étonné d’y nager à votre tour aussi à l’aise qu’Hélène.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:35) :


Hélène et les disappearing gamersNicolas Labarre - Syros, collection Tip Tongue (115 pages, 6,95 €)


Sans crier gare

  Aimez-vous les livres qui simultanément ou dans un ordre quelconque vous font peur, vous font pleurer et vous font rire tant et tant que v...