vendredi 1 décembre 2023

Marie-Aude Murail

 



Chers auditeurs et auditrices de RCF, exceptionnellement, je ne vous propose pas ce vendredi ma chronique habituelle.  Comme vous le savez peut-être, le monde de la littérature jeunesse se donne chaque année rendez-vous au salon de la littérature et de la presse jeunesse, le "SLPJ", qui tient cette année sa 39ème édition, du 29 novembre au 4 décembre à Montreuil en Seine-Saint-Denis. Pour cette occasion, j’ai préféré donner la parole à Marie-Aude Murail, l’une de ses plus éminentes représentantes, autrice prolifique, dont les œuvres comme Oh, boy ! Simple Miss Charity ou les séries comme Les mésaventures d’Emilien, les enquêtes de Nils Hazard et plus récemment Sauveur & fils, ce psychologue orléanais, ont assuré le succès en France comme à l’étranger, où elle est traduite en 27 langues à ce jour. Outre de nombreuses récompenses glanées au fil de sa carrière, c’est l’ensemble de son œuvre qui lui a valu de recevoir en 2022 le prix Hans-Christian Andersen, qui est la plus haute récompense internationale décernée à un écrivain pour la jeunesse, par un jury dont 83 pays sont parties prenantes.
Mardi, Marie-Aude Murail était rédactrice en chef du journal Libération pour le numéro spécial que celui-ci concocte chaque année à l’occasion de l’ouverture du salon ce mercredi… Bonjour Marie-Aude !

Bonjour Pierre-Michel, bonjour aux auditeurs et aux auditrices de RCF

Comment as-tu vécu mardi cette rencontre entre la littérature jeunesse et la presse quotidienne, entre la fiction et l’actualité ?



Nous étions 36 autour d’une table et le mot qui est revenu le plus souvent entre nous, c’était « intimidé e ». Donc c’est vrai que quand le rédacteur en chef nous a proposé les sujets du jour : les otages du Hamas, le raid de l’ultra-droite sur la ville de Romans-sur-Isère, le porno en deepfake dans les cours de récré, le procès de Monique Olivier… on s’est regardés en se demandant qui allait se dévouer parce que ce n’est pas a priori des sujets qu’on traite en littérature pour la jeunesse. Encore que… on ait l’habitude de parler de tout ! Et donc le challenge a été de garder notre spécificité d’écrivains et illustrateurs pour la jeunesse, tout en traitant de ces sujets-là, et donc en gardant notre humour, notre humanisme… et une petite lueur d’espoir, s’il vous plaît !

Après avoir écrit la 7ème saison de Sauveur & fils avec ta fille, Constance Robert-Murail, je sais que tu as un nouveau livre en cours ? Peux-tu en dire un mot au micro de RCF Loiret ?

Alors là, ça va être le scoop ! Bon, alors, ça devrait s’appeler - ça devrait parce que tout ça est encore fragile - ça devrait s’appeler Francoeur, et ça va parler d’une fratrie d’artistes au XIXe siècle, dans ce qu’on appelait « la vie de bohème », tous ces jeunes qui arrivaient de province et qui voulaient réussir, comme écrivain, comme peintre, comme poète, etc. Ils sont quatre, comme nous étions quatre, les Murail. Il y a une grande sœur, qui s’appelle Anna, qui va prendre le pseudo de « Francoeur » ; elle, elle est inspirée par George Sand ; viennent ensuite des jumeaux, Isidore et Marceau ; Isidore, lui, s’appuie sur un autre personnage, féminin, du XIXe, c’est une peintre, Rosa Bonheur ; Marceau, lui, va représenter tous les poètes maudits – vous pouvez faire la liste dans votre tête – et puis la petite dernière, Olympia, sera inspirée par Sarah Bernhardt.

Pourquoi crois-tu que ce récit de quatre vocations d’artistes au XIXe siècle pourrait intéresser des adolescents d’aujourd’hui ?

Parce qu’ils écrivent, parce qu’ils rêvent, parce qu’ils ont envie de créer et qu’ils ont peut-être besoin de savoir que d’autres avant eux ont osé. Le sous-titre de Francoeur sera peut-être – voilà encore un scoop – « Lettres à une jeune romancière », comme il y a eu les « Lettres à un jeune poète » [Rilke]. C’est un roman sous forme épistolaire et c’est une jeune fille qui s’adresse à Francoeur pour lui dire qu’elle a, elle aussi,  envie d’écrire ; et elle veut percer tous les secrets de « comment vous y êtes arrivée ? » et « d’où est-ce que vous venez ? ». Ce sont des questions qu’on me pose régulièrement. Oui, je crois que cela intéresse les enfants même et les ados, les adultes : « pourquoi vous êtes devenue écrivain ? Est-ce que vous écriviez quand vous étiez petite ? Est-ce que vous étiez bonne en rédaction à l’école », toutes ces questions reviennent très souvent. Ce sera une manière d’y répondre et puis ce sera aussi – comme je l’aurai écrit avec Constance – une manière de dialoguer avec cette jeune génération qui a tellement envie qu’on l’entende.

Dans ton article de Libération d’ailleurs, tu cites ta rencontre avec cette petite fille qui t’avait demandé « comment devient-on ‘écrivain célèbre’ ? »

Oui, un peu naïve, mais c’était une petite fille du CE2 et elle, elle voulait devenir « écrivain célèbre » et moi j’ai dû lui répondre que « non, ce n’était pas exactement comme ça que c’était vendu » et je lui ai un peu parlé des difficultés de ce métier, je ne les cache jamais à ceux qui ont cette vocation en eux, ce désir en eux. On n’écrit pas parce qu’on a envie de passer à la télé, on n’écrit pas pour se mettre plein de fric sur son compte en banque, on n’écrit pas pour avoir une bonne retraite, on écrit parce qu’on a des choses en soi et qu’on veut les donner aux autres.

En 2021, la lecture a été décrétée Grande cause nationale par le gouvernement. Les baromètres de la lecture des jeunes semblent tous virer au mauvais temps. Tu as écrit en 2016 Zapland, une dystopie qui met en scène Tanee, une fillette de 8 ans qui ne sait pas encore lire et dont les parents ne sont même pas inquiets. Que se passe-t-il selon toi ? Le monde de demain va-t-il ressembler à Zapland, un monde sans livres, voire sans lecteurs ? Et que faut-il faire ?

Si je le savais… D’abord, il faut donner l’exemple soi-même. Quand les parents viennent me dire « Comment faire pour que mon enfant lise ? », évidemment, je leur demande : « est-ce que vous lisez ? » et surtout « est-ce que vous êtes des lecteurs et lectrices heureux et heureuses ? ». Moi, c’est ça, ma première démarche, quand je vais dans les écoles, les médiathèques, je suis une lectrice heureuse, je suis le témoin de quelqu’un qui vit à travers les livres, qui a besoin de la lecture pour se construire et se constituer, parce que je continue de me construire grâce aux livres, je continue d’apprendre grâce aux livres. « Quand je pense à tous les livres qu’il me reste à lire, j’ai la certitude d’être encore heureux » disait Jules Renard. C’est de ça qu’il faut témoigner. Partout. Il faut faire envie, en fait. Faites-vous envie ? Il paraît qu’il faut avoir des gueules de ressuscités pour donner envie d’être chrétien, eh bien voilà, ayez des gueules de lecteurs et de lectrices qui sont heureux.

Merci Marie-Aude Murail !

Merci à vous de m’avoir écoutée !

Pour écouter l'interview de Marie-Aude Murail :

vendredi 24 novembre 2023

Tout va bien



 Ce n'était peut-être pas une bonne d’idée de se marier en Ukraine le jour du déclenchement de l’opération militaire spéciale de Vlad-le-Mauvais ! C’est pourtant ce qu’ont voulu Oksana et Oleksandr, deux officiers de l’armée ukrainienne. En guise de robe de mariée, Oksana porte un treillis, des Rangers boueuses et une Kalachnikov mais au dernier moment, tante Dascha a apporté une brassée de fleurs de prunier et a pu lui tresser une couronne de mariée. La petite Nastja est très fière de sa grande sœur quand le maire et le père Nikolaï, à peine descendus de leur 4X4, marient les jeunes militaires en deux formules et une bénédiction. La fête est malheureusement vite interrompue par les premiers bombardements qui forcent Oksana à troquer précipitamment sa couronne de fleurs contre un casque et à partir à toute vitesse vers le front, avec son mari à peine épousé.

Après ce prologue de fête-malgré-tout, Xavier-Laurent Petit a voulu retracer dans ce nouveau roman, intitulé ironiquement Tout va bien, les premiers jours  de la guerre russo-ukrainienne, subie par une famille d’artistes,  lui pianiste et elle contrebassiste. Leur fille Nastja a une dizaine d’années. Il y aussi la tante Dasha qui s’est mise immédiatement à confectionner des cocktails Molotov dans sa cuisine et surtout la grand-mère, Babusja qui a perdu la tête et chantonne à longueur de journée des comptines enfantines.

L’auteur nous fait vivre l’irruption brutale de la guerre, les premiers bombardements qui vont décider très vite le père à mettre sa famille à l’abri en lui faisant passer la frontière à l’Ouest du pays. Chacun entasse quelques affaires dans la Dacia, y compris la contrebasse de Polina, et c’est la route de l’exode, un voyage interminable dans les bouchons, le froid, avec la grand-mère qui, dans le fond de la voiture, chante imperturbablement ses comptines. Car il n’était pas question de l’abandonner sous les bombes. Pas plus qu’il ne sera question pour le pianiste d’abandonner la lutte.

Peut-on mettre la guerre en roman ? Xavier-Laurent Petit a choisi de raconter non la guerre mais ses dégâts collatéraux. Il explique dans un « dernier mot », à la fin du livre, comment ce récit est né, s’est imposé à lui après une rencontre en collège en mars 2022, du côté de Saint-Nazaire. Tout est faux et tout est vrai mais ses mots ont bien plus de poids que toutes les images que nous avons vues depuis vingt et un mois. Car c’est Nastja qui raconte la guerre à hauteur d’enfance. 

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:42) :


Tout va bienXavier-Laurent Petit – l’école des loisirs (252 pages - 12,50 €)


vendredi 17 novembre 2023

Quand j'étais soldate

édition 2002
édition 2015


Paru en 2002, ce livre était resté longtemps dans ma bibliothèque sans que je l’ouvre. Il arrive ainsi qu’un livre attende son heure sur une étagère et cette attente est parfois fort longue. La durée qui sépare son arrivée de sa lecture a toutes sortes de raisons qui appartiennent à notre histoire de lecteur et à celle du livre. Pourquoi l’avions-nous abandonné sur un rayonnage ? Est-ce lui qui nous appelle quand son heure est venue ? Et si oui, quel cri pousse-t-il pour que nous l’interprétions comme une soudaine injonction : « Lis-moi ! »

En l’occurrence, la réponse est assez simple. La réactivation brutale par le Hamas, le 7 octobre dernier, du conflit israélo-palestinien, réveil d’un volcan jamais éteint depuis 1948, m’a jeté comme beaucoup devant les chaînes d’information, sur les réseaux sociaux, devant cette guerre virtuelle des images, parallèle à celle bien réelle et cruelle que se livrent les combattants des deux camps. Au bout d’un mois, j’ai éprouvé le besoin de me brancher autrement sur cette actualité terrible : en lisant.

Je me suis alors rappelé les récits que Valérie Zenatti avait écrits pour l’école des loisirs, consacrés à sa vie en Israël : Quand j’étais soldate et Une bouteille dans la mer de Gaza, paru en 2005, l’un autobiographique et l’autre imaginé. 

En 1988, Valérie Zenatti vit en Israël depuis cinq ans. Née à Nice en 1970, elle a 18 ans et à 18 ans là-bas, les filles comme les garçons intègrent Tsahal, « l’armée du peuple », « la deuxième armée du monde » dit-on, pour faire leur service militaire pendant deux années, deux longues années. Quand j’étais soldate est le récit de cette intégration et des moments forts vécus par cette jeune fille, dont le service militaire va faire une femme et une pleine citoyenne de son pays d’adoption. 

Quand l’autrice est appelée sous les drapeaux, le premier soulèvement - en arabe « intifada » - des Palestiniens dans les territoires occupés vient de commencer, à Gaza puis en Cisjordanie. C’est la « guerre des pierres », frondes contre fusils, pierres contre balles qui, à l’époque, sont encore, parfois, en caoutchouc.

Valérie a deux amies, Yulia et Rahel, nées en URSS et quand le livre commence c’est cette amitié qui la porte et les emporte ensemble vers le bac. Dernier baroud scolaire avant que la conscription ne les sépare. Mais très vite le récit se centre sur le déroulement du service militaire et Valérie Zenatti nous en donne une vision intérieure très prenante, nous livrant toutes les étapes à franchir et tous les états d’âme, les rêves et les doutes qui travaillent la jeune fille qu’elle était, à travers des extraits du journal qu’elle a tenu à l’époque et qu’elle intègre dans son récit rédigé une douzaine d’années plus tard. Devenir un matricule. Porter un uniforme. Se réveiller à quatre heures et demie. Apprendre le maniement des armes. Tirer à balles réelles. Devoir se promener en ville, un pistolet-mitrailleur Uzi en bandoulière. Continuer à espérer la paix. Et au milieu de tout ça, tenter de retenir Jean-David qui, Valérie ne s’y résigne pas, s’éloigne d’elle.

L’autrice nous plonge au cœur de la vie quotidienne d’une jeune soldate à la fin du XXe siècle, nous révélant peu à peu ce que les Israéliens doivent à leur passage par l’armée. À l’heure où certains pays européens rétablissent un service militaire national – la Suède récemment – il peut interroger le choix qu’a fait la France en 1997 de le supprimer. Mais ce livre n’explique évidemment pas pourquoi ni comment Tsahal vient de faillir à son devoir de défendre le pays, ni pourquoi la paix semble s’être encore éloignée, 30 ans après les accords d’Oslo.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:35) :


Quand j’étais soldate – Valérie Zenatti – l’école des loisirs – 2002 (336 pages, 8,50 €) 


vendredi 10 novembre 2023

La saison des disparus



 Aimez-vous les romans de Jane Austen ? Appréciez-vous les romans policiers ? Si vous répondez oui à ces deux questions, vous devriez A-DO-RER La saison des disparus, un livre de Matthieu Sylvander qui conjugue admirablement ces deux atmosphères a priori si différentes.

Côté Austen, nous avons évidemment deux jeunes filles de la bonne – quoique provinciale – société anglaise, qui s’apprêtent avec fébrilité à entamer leur première Social Season à Londres. Cette saison particulière, qui s’ajoute aux quatre que nous connaissons bien est celle pendant laquelle l’Angleterre rassemble à Londres tout ce qu’elle compte de ladies et de gentlemen afin d’y renouer les liens tissés au cours des précédentes Seasons. C’est une succession de présentations à la cour royale, de réceptions, de bals et de sorties, destinées à faire se rencontrer des célibataires méritants et des jeunes filles à marier, sous l’œil exercé d’une parentèle vigilante.

Les sœurs Morwood, Eleanor et Eliza, deux brunes piquantes, qui vivent dans leur manoir d’Applefall Mansion, sont évidemment parées de toutes les grâces mais affichent aussi quelques petites différences. Si Eleanor, à peine 18 ans, a appris le français, le piano et lu tout Jane Austen, sa mère ayant décidé qu’elle devait lui ressembler en tout point, Eliza, d’un an et demi sa cadette, a été initiée par son père au calcul infinitésimal et fait preuve d’un débordement d’énergie que les mathématiques ne parviennent pas toujours à canaliser.

Tout est prêt pour que les sœurs Morwood débarquent à Londres accompagnées par leur mère, lorsqu’une série d’incidents vont les remettre entre les mains de Daisy Backburn, leur tante, une célibataire apparemment endurcie. Mais l’histoire va démontrer le contraire, pour la plus grande liberté de ses deux nièces qui vont être lâchées dans Londres.

Une fois à Londres, la Season semble répondre à tous les vœux des deux jeunes filles, et l’accueil des époux Petticoat va leur fournir une base confortable pour leurs raids sur le grand monde. Rapidement, des jeunes gens plus ou moins fortunés vont s’intéresser aux deux sœurs et tout serait allé de mieux en mieux si la curiosité d’Eliza ne s’était pas emparée d’un inquiétant fait divers : la disparition d’enfants dans plusieurs villes d’Europe. Y aurait-il sur le continent un ogre et si oui, pourquoi l’Angleterre serait-elle épargnée par lui ?

Lors d’une soirée donnée par la duchesse de Kenthumberland, qui est traditionnellement le clou de la Season, Éliza et Éléanor son confrontées à un mystérieux Valaque de Valachie,  le comte Munte, qui offre à l’assemblée un spectaculaire numéro de dressage d’abeilles. De mystérieux, ce comte doué de pouvoirs occultes va devenir inquiétant. Jusqu’au moment où il enlève Éléanor pour forcer sa sœur Éliza à le suivre dans une entreprise utopique et terrifiante issue de son cerveau délirant.

C’est alors que la saison se clôt brutalement pour les deux sœurs, l’une partant à la poursuite de l’autre, jusqu’en France et bientôt en Valachie, accompagné de trois fidèles, Victor le journaliste français du Daily Morning qui en pince pour Éliza, Mylord le costaud riche qui aime  Éléanor et dont la disparition lui est insupportable et Ben, son ami d’enfance et de collège qui se ferait tuer pour lui.

Matthieu Sylvander a retrouvé la douce ironie, souvent piquante, parfois toute en sous-entendus, qui caractérise l’univers de Jane Austen. Au point qu’on croirait parfois lire une traduction d’un roman anglais. En lui ajoutant une intrigue policière, l’auteur pimente singulièrement la deuxième partie de son livre d’une course poursuite haletante à travers la France et l’Europe centrale.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:50) :


La saison des disparus – Matthieu Sylvander – l’école des loisirs – 2023 (460 pages, 17,50 €)



vendredi 3 novembre 2023

La maison sous la maison



À RCF, vous le savez, « la joie se partage » ! J’aime beaucoup la devise de notre radio et je crois qu’elle correspond assez bien à l’idée que je me fais de la littérature jeunesse : une joie partagée. Certes, la lecture pourrait être assimilée à un plaisir solitaire. Valéry Larbaud parlait même à son propos de « vice impuni ». C’est qu’elle donne accès à la part la plus profonde de mon moi, à ce for intérieur où les mots de l’écrivain se mêlent à mes expériences, renouvelant la palette de mes émotions, de mes sentiments, enrichissant mes connaissances, nourrissant même mon inconscient. La lecture nous prouve à chaque instant que la vie ne suffit pas et que d’autres mondes sont possibles. C’est pourquoi, après m’avoir soustrait quelques heures à mon environnement, elle me renvoie vers lui avec une perception renouvelée sur celles et ceux qui m’entourent, faite de désirs neufs mais aussi d’insatisfactions à surmonter. Et c’est là que peut se jouer le partage que vante notre station bien-aimée.

Oui, la littérature jeunesse a beaucoup de joies à partager et par les temps qui courent, ce n’est pas le moindre de ses bienfaits. Prenez le dernier roman d’Émilie Chazerand, intitulé La maison sous la maison. Son héroïne, prénommée Albertine, est une jeune diabétique qui va se voir attribuer dans sa douzième année  les clés d’un royaume magique qu’il lui sera donné d’entrevoir, de découvrir et qui deviendra le trésor imprenable de son cœur.

Mais revenons au commencement de l’histoire : Vera Janvier, qui élève seule ses trois enfants, Pierrot, 14 ans, Albertine, 12 ans et Barnabé, dit aussi Barnabébé, 2 ans est logée très à l’étroit. Le jour où son employeur lui signale qu’une « vieille dame donne sa maisons à la famille qui saura l’aimer, l’écouter et en prendre soin », elle est tentée mais elle hésite à prendre au sérieux une annonce aussi bizarrement rédigée, où, de surcroît, le mot maison est écrit au pluriel. Un échange au téléphone avec Fiammetta, la vieille dame en question, la convainc cependant de visiter la maisons avec ses enfants. Au cours de la visite, Fiammetta révèle discrètement à Albertine qu’elle a le même don qu’elle : non seulement elle parle aux plantes, mais celles-ci lui répondent. Comment Fiammetta était-elle au courant de ce don d’Albertine ?! Quoiqu’il en soit, Vera accepte l’offre de Fiammetta, et la petite famille s’installe dans la maisons.

L’histoire commence réellement quand Albertine découvre qu’un congélateur resté dans la cave donne accès, par une trappe, à un escalier qui s’enfonce sous la maison vers une autre maison… qui est habitée. Une jeune fille de son âge, prénommée Merle, apparaît dans l’escalier avant qu’elle n’ait eu le temps de dire ouf. Lorsqu’Albertine tente de la rejoindre la nuit suivante, sans rien dire à personne, elle tombe dans un piège gluant qui va l’entraîner à la découverte d’un Sous-monde ignoré du monde d’en-haut ! 

Émilie Chazerand nous introduit progressivement dans ce Sous-monde. Son héroïne s’est vue transmettre à son insu par Fiammetta la responsabilité que celle-ci exerçait jusqu’alors : être le « Grand Intermédiaire » entre les deux mondes. Et garder tout cela secret même aux yeux de sa famille. Mais en faisant ses premiers pas dans le Sous-monde sans avoir assimilé toutes ses règles, Albertine va en transgresser plusieurs et les ennuis – Oh là là ! - vont commencer pour elle, pour sa famille et pour les habitants du Sous-monde.

Émilie Chazerand nous conte une fable écologique. Les habitants du Sous-monde ont créé une harmonie nouvelle avec la nature et ceux qu’ils appellent les « amimaux ». Marion Arbona, l’illustratrice, s’en est donné à cœur joie pour traduire graphiquement les inventions de l’autrice. Mais en dépit des apparences, tout n’est pas rose dans le Sous-monde qui a lui aussi sa part obscure. Les trois enfants Janvier vont le découvrir à leurs dépens...

Pour écouter cette chronique ( extrait lu  04:04) :


La maison sous la maisonÉmilie Chazerand – Sarbacane – 2023 (383 pages, 16,90 €)

PS : D'Émilie Chazerand, on peut lire aussi le désopilant opus La fourmi rouge chroniqué dans ce blog.


vendredi 27 octobre 2023

Manu et Nono chez Ursule


Catharina Valckx est une autrice-illustratrice de livres pour enfants. Née aux Pays-Bas, elle a passé une partie de son enfance en France et elle a écrit et illustré de nombreux livres, notamment pour les plus jeunes lecteurs. 

Une de ses séries les plus récentes, éditée à l’école des loisirs dans la collection Moucheron, met en scène deux copains, Manu et Nono, une oie blanche et une petite boule de plumes noires d’espèce indéterminée, qui vivent ensemble dans une maison au bord d’un lac. Six histoires ont déjà été publiées et cette semaine j’ai décidé de vous présenter Manu et Nono chez Ursule.

Il faut vous préciser d’emblée que Manu et Nono sont assez gourmands. Aussi, lorsqu’Ursule, qui est très chouette, les invite à venir prendre le thé chez elle, ils n’hésitent pas une seconde : elle aura sûrement fait un excellent gâteau, comme d’habitude.

Ils sont déjà en route quand ils s’aperçoivent qu’ils n’ont pas pensé à apporter un cadeau à Ursule. Ça ne se fait pas d’arriver les mains vides quand on est invité ! Heureusement, ils arrivent à hauteur d’un parterre de fleurs bleues splendides et Manu va les cueillir. Malheureusement les fleurs vont disparaître pour une raison que vous découvrirez dans l’histoire. Manu et Nono les remplacent avantageusement par un fer à cheval que leur a offert Charlot. Mais va-t-il vraiment, comme il en a la réputation, porter bonheur à Ursule ?

Vous le saurez en lisant Manu et Nono chez Ursule, une bonne lecture apaisante du soir, loin du bruit et de la fureur du monde. Les illustrations de l’autrice sont directes et touchantes comme l’est son petit tandem de volatiles qui parlent. Elle convient donc tout à fait à des enfants qui commencent à lire tout seuls  - la collection Moucheron est d’ailleurs sous-titrée « Je peux lire ! » -   ou des plus petits qui vous écouteront raconter cette histoire à voix haute, assis sur vos genoux, ou dans leur lit, les yeux déjà mi-clos…

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:12) :

Manu et Nono chez UrsuleCatharina Valckx – collection Moucheron de l’école des loisirs – 2021 (43 pages, 6,00 €)


vendredi 20 octobre 2023

Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne

 



Fermez les yeux et imaginez. Nous sommes en 2069. Rouen est la capitale française de la Fédération européenne depuis que Paris a dû être abandonnée. Au début de ce que tout le monde nomme désormais la Décennie terrible, la fièvre de Marburg a décimé le monde, tuant 15 % de la population et provoquant une refondation politique de l’Europe ravagée par le virus. Ce monde nouveau n’est pas parfait. Il est même profondément inégalitaire car la Fédération a laissé tout une partie de la population à l’extérieur, dans une zone misérable baptisée le Dehors, où vivent aussi beaucoup d’opposants à la fédération, qu’on nomme les « zops ».

L’héroïne de l’histoire, Ada Veen, a 17 ans. C’est elle « la fille qui ne voulait tuer personne », dont Jérôme Leroy conte l’histoire. De cet auteur, je vous avais présenté ici une trilogie, Lou après tout, parue en 2019-2020, une dystopie dont on retrouve ici certains éléments d’ambiance et de décor. 

Ada Veen est une « fille de », en l’occurrence de Clara Klein-Veen, vice-gouverneur de l’État français. On apprend rapidement qu’un référendum d’initiative populaire a provoqué le rétablissement de la peine de mort, largement contre l’avis de son actuelle présidente, Agnès Cœur, compagne de la Refondatrice, Vigdis Mendoza. Ce rétablissement a toutefois été assorti d’une condition terrible : que ce soit non pas un bourreau professionnel qui l’applique, mais un citoyen tiré au sort dans le pays. Loterie monstrueuse et écrasante responsabilité que celle d’appuyer sur un bouton et d’assister en direct à la mort du condamné, retransmise par la télévision.

L’histoire commence réellement quand Ada Veen est tirée au sort à son tour et se rebelle, refusant d’appliquer la sentence de mort. Elle, la Pionnière jusqu’ici modèle qui faisait la morale à tout le monde, elle qui, à l’âge de cinq ans, a dénoncé aux autorités son propre père qu’elle avait surpris en train de fumer, comportement absolument prohibé, n'a d'autre choix que de s’enfuir pour échapper à son devoir de citoyenne. Dans sa fuite, sa toute-puissante mère ne va pas être la dernière à lui mettre des bâtons dans les roues, car ses ambitions politiques pourraient être contrariées si le comportement hors-la-loi de sa fille éclatait au grand jour.

Ada doit d’abord s’enfuir dans le Dehors et elle va pouvoir le faire avec la complicité de Jason, un garçon dont elle est tombée amoureuse en dépit de l’infirmité dont il est affligé de naissance : il n’a qu’un œil dans un visage difforme. Mais il lit du Nerval, écrit de la poésie et fréquente un groupe qui s’est baptisé du nom du poète, le Gang Nerval.

Le récit à deux voix de Jérôme Leroy est celui de cette fuite, dramatique, vers la République libertaire du Portugal, dernier îlot de liberté et siège de la Douceur, une utopie déjà évoquée dans Lou après tout. Au passage, Ada retrouvera Boris, son grand-père, sorte de médecin sans frontières qui s’est mis au service des gens du Dehors. Elle aura aussi par lui des nouvelles de son père, dont elle ne savait qu’elle avait été le sort, après qu’elle l’avait dénoncé 12 ans auparavant. Les deux adolescents parviendront-ils au terme de leur périple ? C’est tout l’enjeu du roman, conduit par Jérôme Leroy avec le sens du suspense dramatique qu’on lui connaît.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:25) :


Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne - Jérôme Leroy - 2023 - Syros (363 pages - 17,95 €)

Marie-Aude Murail

  Chers auditeurs et auditrices de RCF, exceptionnellement, je ne vous propose pas ce vendredi ma chronique habituelle.  Comme vous le savez...