vendredi 28 octobre 2022

Les Éblouis



Pour un écrivain jeunesse devant sa page blanche, le choix d'un lieu et d'un temps pour faire évoluer ses personnages est crucial. Et quel endroit et quel moment plus emblématiques que l'internat d'un lycée le jour de la rentrée ? Des garçons et des filles soudainement libérés de la tutelle parentale vont devoir former bon gré mal gré une communauté de vie pendant une  année scolaire, livrés à eux-mêmes au milieu des inévitables sujétions de la scolarité, du règlement intérieur et des professeurs et cadres de l'établissement. Joies et désirs, peurs et attentes se mêlent dans les têtes et les cœurs. Car la rentrée est bien ce temps du commencement où tout semble possible, manière de page blanche elle aussi. C’est particulièrement vrai pour la figure du nouveau ou de la nouvelle qui va devoir prendre sa place parmi celles et ceux qui se connaissent déjà, et qui va faire l'objet de toutes les curiosités de la part des autres élèves jusqu'à en bouleverser parfois les jeux établis. « Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189… » : vous souvenez-vous de ce célèbre incipit ?

L'internat du collège-lycée de Jamet, qu'a imaginé l’autrice belge Aylin Manço pour son troisième roman Les Éblouis, obéit à ces spécifications. Mais quand Luce, la nouvelle, débarque à Jamet, elle semble, elle, n’avoir aucune appréhension. Elle a déjà décidé que ses « futurs amis y habitent » et que cet établissement qui n'a en apparence rien de merveilleux sera son « royaume ». Son prénom ne la prédestine-t-elle pas à illuminer ses camarades ? Aucun d’eux pourtant ne se doute encore qu'ils vont être tous éblouis par Luce, dont l’arrivée va réveiller aussi un jeune fantôme tourmenté, tandis que des pouvoirs surnaturels bien partagés investiront progressivement le cercle de ses condisciples. À quoi doivent servir ces pouvoirs ? Guidés par Luce, Alex, Élise, Justin, Nolan, Nour, Sara et Timo sauront-ils le découvrir et les maîtriser sans se détruire mutuellement ? 

L’autrice nous entraîne dans son récit telle une magicienne qui nous plongerait dans une malle à double fond. Celui-ci s'entrouvre peu à peu, d'où s'échappe par bribes l'histoire du lycée : la mort ancienne et tragique d'un élève, les mystères qui entourent la vie de la « Fondatrice » qui meurt à son tour la veille de cette rentrée. Un intertexte noue au présent les fils de ce passé qui s'y glisse lentement mais irrésistiblement, comme s’il voulait se répéter. Son onomastique nous en livre la trame secrète quand apparaissent les noms de François Sorel, d'Augustin alias Gus, de Frantz, d'Yvonne, au cœur d'une fête enchantée pour grands enfants, qui, pour Augustin, va faire rimer à jamais Jamet avec plus jamais.

Pendant que les cœurs adolescents s'enflamment et que les corps des filles et des garçons se cherchent avec la force indécise des premiers émois, recherche et sentiments que l’autrice raconte dans un beau mélange de pudeur et de crudité, une magie parallèle puissante se déploie dans le lycée jusqu’à l'explosion finale et libératrice. 

Aylin Manço a écrit une fanfiction du Grand Meaulnes aussi subtile qu'étonnante, qu'elle conduit jusqu'à son paroxysme avec une grande maîtrise. Par ce troisième roman, qui succède au déjà remarqué Ogresse, elle s’affirme sans aucun doute comme l’une des jeunes autrices qui vont compter désormais, au sein d'une littérature jeunesse francophone déjà si riche.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:21) :



Les Éblouis - Aylin Manço - Sarbacane X' - 2022 (382 pages - 18 €)


vendredi 21 octobre 2022

Pitsi-Mitsi


L'école des loisirs publie mercredi 26 octobre Pitsi-Mitsi un nouveau livre de Marie-Aude Murail. Signalons au passage que l’œuvre de cette autrice vient d’être couronnée en Malaisie par le prix Hans-Christian Andersen et qu’elle est la première lauréate française depuis René Guillot, primé il y a 58 ans. Cette récompense internationale est fréquemment désignée comme "le Nobel de la littérature jeunesse"

Pitsi-Mitsi est un conte destiné aux plus jeunes et illustré par Régis Lejonc, placé dans l’écrin d’un beau livre relié. Son sous-titre en explicite le propos : nous sommes "au temps où les animaux parlaient" et où chaque famille qui se respecte se doit d'en avoir un, qui lui sert de conseiller. Problème : il y en a de moins en moins. Quand l'histoire commence, les pauvres du Pont ont une souris un peu idiote, la dénommée Pitsi-Mitsi, justement, et les riches et antipathiques du Rang un âne très vieux et très gâteux, Bellafond. Bellafond est si vieux qu'il claque dès la page 12 et c'est là que le drame se noue.

Les riches du Rang ordonnent à leur fille Joséfine de leur retrouver un animal parlant et plus vite que ça, question de standing  - je vous ai déjà dit qu'ils n'étaient pas sympathiques ? -  pour remplacer Bellafond, qui ne brillait  pas par son éloquence, il faut bien l'avouer. Et comme il n'y a plus rien à manger chez les pauvres du Pont, les parents conseillent à leur fils Gaston de partir à l'aventure et d'y faire fortune avec sa souris. Pourquoi pas en épousant la fille du roi, décrète Pitsi-Mitsi, qui est vraiment idiote ?

Sur fond d'extinction, la septième sans doute, celle des animaux parlants, ce sont donc deux enfants, l'un pauvre et l'autre riche, qui sont mis également à la porte de chez eux. Comme vous pouvez le deviner, leurs chemins vont se croiser rapidement, pour le meilleur et pour le pire. Gaston est un garçon tendre et débrouillard et va devoir se défendre de Joséfine, une vraie peste, égoïste et sans cœur. Du moins à première vue, car en partageant les périls de la route, les deux enfants pourraient bien se rapprocher et faire cause commune devant l'adversité. Sans compter que Pitsi-Mitsi, à seconde vue, va s'avérer être moins idiote qu'il n'y paraît.

Marie-Aude Murail reprend tous les ingrédients du conte traditionnel, de l'aubergiste assassin au royaume d'opérette, faisant des clins d'œil à la Comtesse de Ségur, au Sceptre d'Ottokar, etc. Le trait de Régis Lejonc, précis comme un vitrail, donne vie et couleurs à tout ce petit monde intemporel, vif et parfois cruel. Associés, autrice et illustrateur finissent par nous persuader que chats et souris, renards et ânes, chiens et cochons pourraient bien nous reparler un jour en vrai si nous prenions enfin la peine de les écouter. Et qui sait si, d'aventure, ils ne seraient pas de bon conseil pour les humains ?

Pour écouter cette chronique sur RCF Loiret (extrait lu à 02:47) :

 



Pitsi-Mitsi (Du temps où les animaux parlaient) - Marie-Aude Murail, illustré par Régis Lejonc - l'école des loisirs - 2022 (relié, 95 pages, 12,50 €)

Bonus : Marie-Aude Murail vous présente son conte dans une vidéo de 4 mn.



vendredi 14 octobre 2022

Les longueurs




« L’œil est la lampe du corps » selon la belle formule que l’évangéliste Matthieu prête à Jésus. S'agissant du corps, tout est donc dans le regard, et derrière le regard, tout est dans l’intention qui le dirige, sorte de troisième œil. 

C’est comme pour un livre. Comment le regarde-t-on ? Par exemple, celui-ci, Les longueurs, de Claire Castillon. Sur la couverture, intrigante, des jambes sortent d’une robe coupée à mi-corps, qu’une main de marionnette commence à retrousser par le devant. Les fils de la marionnette semblent être guidés par un homme, d’échelle plus petite, un Gulliver qui regarderait sous la jupe d’une géante et qui tient une corde de rappel, de celle avec lesquels on assure un grimpeur. Ou une grimpeuse. Ce livre, dans une collection adulte, pourrait être un manuel pratique de pédocriminel. Dans une collection jeunesse, en l’occurrence Scripto de Gallimard, écrit par une femme, il est à ranger parmi les contes d’avertissement destinés aux mères larguées et aux petites filles en mal de « papa parti ».

PP, deux P pour « papa parti », c’est le nom complice que mère et fille donnent au mari-père qui a filé en Amérique pour une Kate d’amour avec laquelle il a « refait sa vie », comme on dit. Et voilà que dans cette dyade de quasi-abandonnées - l'ex-papa téléphone parfois - se glisse Georges, un vieil ami du couple, « Mondjo » pour la mère et pour la fille. ll est sympa, Mondjo, il comble le vide laissé par le mari-papa. Lili adore l’escalade, elle est douée, Mondjo a un club, il l’a prend sous son aile pour l’entraîner. Maman est très contente qu’un homme s’occupe de sa fille, qu’il supplée ainsi à l’absence du père, quel beau rôle ! Mondjo s’enfonce doucement comme un coin entre mère et fille. Et Lili donne volontiers la main à ce papa de substitution qui va l’emmener dans les hauteurs. Seulement voilà. Il y a d’abord des chatouilles, des « gouzgouzes » avec les ongles, et puis les mains qui se glissent à plat sous les vêtements, des doigts, des cagibis et des week-ends de compétition et puis, « hein, Lili, ce secret d’amour, entre nous deux ». Ce « bâton » comme le nomme Alice, dur et insatiable. Alice est violée pendant toute son enfance. C’est son amie Émilie à qui elle finira par tout dire et qui mettra enfin le mot sur la chose. Le roman s'arrête juste avant que le Code pénal n'entre en scène. Enfin.

Claire Castillon s’est glissée dans la tête et sous la peau d’Alice qui, entre cinq ans et quinze ans est la proie d’un pédocriminel. Elle nous balade d’un âge à l’autre, promenade dans la cour d’une prison où Alice se croit libre avec ses illusions qui lui racontent que Mondjo l’aime. Le secret donne de la valeur à ce qu’elle vit et lui confère une sorte de supériorité sur les ami•es de son âge et même sur sa mère. Lucide Alice, tellement lucide qu’elle ne voit rien, ni sa mère d’ailleurs, qui ne peut pas imaginer que sa fille est sa rivale. Toutes les deux sont sous l’emprise de cet homme et trompées par lui, tour à tour rusé, maître-chanteur, mielleux, autoritaire, tricheur, obsédé par l’innocence qu’il pervertit, qui change Alice en Anna, amour en ruoma, toute chose en son envers, évoluant au gré de son seul plaisir.

Avant  Claire Castillon, Claire Mazard, qui sait de quoi elle parle, avait exploré cette veine dramatique, dans deux livres, le premier Je te plumerai la tête qui mettait en scène un père incestueux et pervers, le second plus court et plus direct, plus éducatif peut-être, évoquant un oncle pédocriminel, Maman les p’tits bateaux. Le style de Castillon, épousant la voix d’Alice, est plus tourmenté, davantage hanté que descriptif, sur un fil parfois cru, ce qui donne au récit la force de l’ambiguïté, explorant de fait la notion de consentement au point de rendre possible, imaginable, descriptible ce qui aurait dû rester impossible, inimaginable, indescriptible. C’est un livre troublant et irradiant comme un soleil noir, une confession hachée, précieuse, dont il faut sûrement accompagner la lecture, selon l’âge du lecteur ou de la lectrice.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:56) :


Les longueursClaire Castillon – Gallimard Scripto (186 pages, 10,50 €) (à partir de 13 ans, pour la collection, 15 ans pour ce livre précise le site de Gallimard)




vendredi 7 octobre 2022

Le bibliobus



Le bibliobus
, cet album, paru à l’automne dernier, était depuis plusieurs mois dans ma bibliothèque. Posé un peu en travers des autres livres car son grand format 25 X 29 n’était pas accepté par mes rayonnages. Je l’avais lu, admiré, relu, ne me lassant pas des dessins d’Inga Moore, l’autrice-illustratrice anglaise. Mais je me heurtais toujours à cette difficulté : comment parler à la radio d’un album fait pour l’essentiel d’images ?

J’aurais pu esquiver la difficulté en présentant l’autrice-illustratrice. Inga Moore est née en Angleterre, mais ses parents l’ont emmenée vivre en Australie dès l’âge de 7 ans. Elle est revenue s’installer dans son pays natal au début des années 80 où elle a retrouvé et cultivé son puissant attachement à la campagne anglaise . C’est dans cette campagne que se roule et s’enroule son dessin, mélange de crayon, d'encre, d'aquarelle, de pastel et même de peinture à l'huile. Ce qui donne des textures complexes, des masses organiques de détails que chaque nouvelle lecture fait découvrir, comme dans certains albums sans paroles de l’illustrateur japonais Mitsuma Anno : je pense en particulier à Ce jour-là… et Le jour d’après…, publiés à l’école des loisirs à la fin des années 70 et dont doivent se souvenir celles et ceux qui ont aujourd’hui la quarantaine (n’est-ce pas, Benjamin ?).

Ceci dit, je me devais de revenir au bibliobus. Disons tout de suite que l’album repose sur une mise en abyme : on va lire un album qui parle d’albums et de livres, de lecture à voix haute, de bibliothèques et de bibliobus, de conteur à court d’idées et d’une kyrielle d’animaux avides d’histoires.

C’est la grande affaire d’Inga Moore : peindre les animaux. Dans Le bibliobus, il n’y a que ça  : ils parlent et ils se tiennent debout sur leurs pattes arrière, tout quadrupèdes qu’ils soient. Cette posture d’hominidés donnée à tous les fait rapidement assimiler à des humains et on oublie très vite en feuilletant les belles pleines pages de cet album que ce sont des ours, des élans, des blaireaux, des marcassins, des castors, des lièvres, des taupes et des renards (et j’en oublie sûrement) qui vont se prendre d’enthousiasme pour les livres et la lecture.

Bon je peux bien vous raconter l’histoire puisque ce qui compte dans un album ce sont les images. Il était donc un fois un élan qui s’appelait Élan et avait une famille d’élans. Tous les soirs, la famille Élan - papa maman et les deux enfants élans - se rassemblait autour de la cheminée pour entendre Élan raconter une histoire d’élans à voix haute. Vint le moment où Élan se trouva à court et rendit visite chez ses voisins ours, blaireau, lièvre, taupe, sangliers et castors pour leur emprunter un livre qui enrichirait son répertoire. Las, aucun de ces animaux n’en avait et notre Elan se vit contraint d’aller en ville jusqu’à la bibliothèque. Lorsqu’il revint avec ses nombreux emprunts, car la bibliothécaire, une cane à lorgnons, n’avait pas été avare de son fonds, la nouvelle se répandit très vite dans le voisinage, d’où l’on vint s’entasser de plus en plus nombreux dans le salon d’Élan pour entendre ses nouvelles histoires. Ce n’était plus possible ! La maison Élan allait craquer… Élan téléphona à la bibliothécaire, racheta un vieux bus dans lequel il bricola des étagères, avant de délester la bibliothèque de quelques centaines de livres. Mais c’est en commençant à les distribuer qu’il prit conscience d’un petit détail qui lui avait échappé : aucun de ses voisins qui venaient chez lui l’écouter religieusement ne savait lire ! Que faire ?

Pour écouter cette chronique :


Le bibliobus - Inga Moore - album illustré et relié - Pastel (56 pages, 14,50 €)


Les étincelles invisibles

  Nous sommes à Juniper, un petit village écossais proche d’Edimbourg. Adeline, dite Addie, a 11 ans et deux sœurs jumelles plus grandes, Ni...