vendredi 23 décembre 2022

21 jours avant la fin du monde



Chères auditrices et auditeurs de RCF Loiret, permettez-moi, tradition oblige en ces premiers jours du mois de janvier 2023, de vous souhaiter d'abord une bonne année. Avec vous, je vais continuer à explorer les richesses infinies de la littérature jeunesse, sous toutes ses formes. Et puisqu'à la fin de ce mois se tient le Festival international de la bande dessinée à Angoulême, la ville où j'ai fait toutes mes études secondaires, je vais vous présenter aujourd'hui une BD venue d'Italie.

Il se trouve que j'ai eu la chance de croiser dernièrement son illustrateur, Sualzo, à Milan. Il se réjouissait que dans son pays, la bande dessinée, qui avait été longtemps considérée comme une sous-littérature tout juste bonne à être vendue en kiosque était en train de produire de vrais livres achetés en librairie et même exportés, en France en l'occurrence.

Nous sommes au bord du lac Trasimène, dans un magnifique paysage du centre de l'Italie, 21 jours avant la fin du monde. C'est du moins ce qu'annonce comme tous les ans un vieux hippie dont la bicyclette affiche chaque jour le chiffre de ce sinistre compte à rebours, qui doit prendre fin le 15 août, au milieu des feux d'artifice tirés ce jour-là, clou de la fête annuelle du village. Lisa aide sa mère Angela qui tient une buvette. Mais ce qui la fait vibrer par-dessous tout, ce sont les cours de karaté qu'elle suit assidûment et dont les préceptes lui tiennent lieu de philosophie de vie. Lisa a une amie indienne, plus jeune qu'elle, assez handicapée par sa surdité, un peu disgraciée par d'énormes lunettes, très pot de colle aussi. Rima vit dans le bungalow d'à-côté et dès qu'elle entend Lisa rentrer, elle la suit immédiatement dans le sien.

Lisa, qui vit seule avec sa mère, est surtout nostalgique d'un petit garçon, Alessandro, qui habite ses meilleurs souvenirs d'enfance. Aless avait brusquement déménagé après la mort de sa mère, entourée de mystère. Parti sans laisser d'adresse. Pour la deuxième fois, Lisa avait alors compris que « les gens peuvent simplement s'en aller sans jamais chercher à vous revoir ».

Or cet été-là, Aless est de retour. Il a grandi. Il est venu frapper chez Lisa, elle l'a reconnu par la fenêtre mais elle n'a pas osé lui ouvrir. Il lui laisse un nouveau signe qui la décide à aller chez lui. Ils vont se retrouver, un peu intimidés par ce qu'ils sont devenus l'un et l'autre mais prêts à reprendre un vieux projet interrompu : la construction d'un radeau.

Silvia Vecchini, la scénariste, promène ses jeunes héros dans ce temps d'enfance grossi comme un fleuve muet par les silences des adultes. Ces silences, elle laisse l'illustrateur les suggérer, les envelopper, en nourrir le paysage, pour en retenir jusqu'au bout la révélation. Lisa veut comprendre, veut savoir ce qui tourmente Alessandro, elle enquête avec l'obstination d'une karatéka qui travaille ses katas sans relâche. C'est ainsi que la vérité finira par céder. Je laisse les derniers mots à Lisa :

« Je m'aperçois qu'il n'y a rien de pire que les silences. Parfois, c'est comme un poids qui te fait couler à pic, ou un filet qui retient une partie de ta vie cachée, dont tu ne soupçonnais même par l'existence. Il arrive parfois que ces silences explosent comme des feux d'artifice. Ils libèrent leur énergie et jettent leur lumière autour d'eux »

Pour écouter cette chronique (court extrait lu à 02:58) :


21 jours avant la fin du monde – Silvia Vecchini – illustré par Sualzo – traduction de l'italien : Marc Lesage - une BD chez Rue de Sèvres (207 pages, 16 €)


vendredi 16 décembre 2022

Le renne mystérieux

 


Avez-vous remarqué cette floraison inhabituelle de calendriers de l’Avent ? Tapez « calendrier de l’Avent » dans un moteur de recherche, vous serez édifiés. L’Avent, période d’attente et d’espérance chrétiennes, fait l’objet d’une récupération tous azimuts. On savait déjà depuis longtemps que Noël était devenu une simple fête commerciale pour beaucoup de nos contemporains. Mais la période liturgique est vraiment mise à toutes les sauces, au point même qu’une grande enseigne de sextoys et autres accessoires coquins s’est payé cette année une campagne d’affichage dans le métro parisien sur le thème, tenez-vous bien : « 24 jours de plaisir avec le calendrier de l’Avent destiné aux adultes ». On n’a pas entendu les mêmes protestations qu’une affiche d’un concert des Prêtres au profit des chrétiens d’Orient avait suscitées dans ce même métro au printemps 2015. Faut-il penser que laïcité rime avec lubricité ?

L’éditeur de livres jeunesse Auzou a eu lui aussi son idée de calendrier de l’Avent, beaucoup plus sage évidemment. Bon, il est un peu tard pour que je vous en parle, mais j’ai déniché sur son stand, toujours au salon de Montreuil dont je vous parlais la semaine dernière, un roman pour les plus jeunes, écrit par Natacha Godeau et qui s’intitule Le renne mystérieux. Quel rapport avec le calendrier de l’Avent, allez-vous me demander ?

Eh bien figurez-vous que ce livre, illustré par Tristan Gion, est divisé en 24 chapitres, comme un calendrier de l’Avent. Oui, et alors ? Alors, et c’est l’idée amusante, chacun de ses chapitres de 8 pages illustrées est scellé, en quelque sorte, comme la petite porte d’un calendrier. Ou si vous préférez comme les pages des livres d’autrefois qu’on ne pouvait lire sans s’être muni au préalable d’un coupe-papier. Dans l’idée donc, votre gamin va lire tous les jours cinq ou six pages de l’histoire et attendre sagement le lendemain pour savoir la suite. Si c’est un bon lecteur, vous risquez de devoir lui confisquer le livre tous les soirs de peur qu’armé de son double décimètre, il n’en ait lu le dernier mot dès le 2 décembre. Un peu comme un enfant trop gourmand qui aurait boulotté tous les chocolats de son calendrier en deux jours.

Car Natacha Godeau a pris soin de rédiger chaque chapitre en donnant envie à la fin de savoir la suite. Comme dans une BD où la dernière case en bas à droite vous fait tourner la page. Evidemment, pour faire cette chronique, j’ai honteusement triché et j’ai lu tous les chapitres à la suite, réutilisant avec délices un coupe-papier qu’on m’a offert il y a quelque quarante ans et dont je n’avais guère usé, sauf à tomber de temps à autre sur un vieux livre non coupé dans la bibliothèque de feu mon beau-père.

Et l’histoire me direz-vous ? C’est celle d’Elliot dont les parents ont un élevage de rennes, et de Flore, une cousine qui vient le rejoindre pour passer ses vacances à la neige avec lui. Ils découvrent dans l’enclos un renne inconnu, blessé, venu d’on ne sait où, et qui a des propriétés étranges. Il lui arrive de briller, ce qui lui vaut son surnom, Diamant, et même de léviter. Mais Elliott n’est pas sûr d’avoir vu ce qu’il a vu. Il voudrait bien en convaincre sa cousine. Et au village, il y a un vieux monsieur à barbe qui fabrique des jouets en bois. Et pourquoi pas, courant sous les sapins, un étrange lutin qui ne semble pas animé de bonnes intentions. Ce livre ravira les plus jeunes. Lu le soir à voix haute, en confiant à l’enfant votre précieux et impressionnant coupe-papier, nul doute qu’il vous redemandera la suite le lendemain, ne serait-ce que pour manier à nouveau cet outil dont vous lui aviez jusqu’ici  interdit l’usage.

Bon, est-il vraiment trop tard pour acheter ce roman de l’Avent ? Pourquoi ne referiez-vous pas l’Avent après Noël, pour une fois ? Sans compter que les rennes seront toujours là. Et votre fascinant coupe-papier aussi…

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:45) :


Le renne mystérieux - Natacha Godeau - illustré par Tristan Gion - Auzou (193 pages, 11,95 )

vendredi 9 décembre 2022

Nos étés sauvages


Sans lutte
voler des souvenirs
à tue-tête

« Il ne vous a pas échappé, chères auditrices et auditeurs, que se tenait la semaine passée à Montreuil l’événement annuel le plus important pour la littérature jeunesse : le « SLPJ », le salon de la presse et de la littérature jeunesse en Seine-Saint-Denis. Tous les éditeurs français, des plus grands aux plus petits y donnent rendez-vous à leurs auteurs et autrices et à celleux qui les lisent et viennent acheter et faire dédicacer leurs livres préférés (et ceux qu’iels offriront à Noël).

Samedi dernier, donc, au hasard de mes déambulations dans les travées du salon, un peu ahuri comme chaque année par la profusion des offres, j’ai croisé la route de Marie Boulic, dont le premier roman vient d’être édité par Thierry Magnier et qui siégeait sagement derrière sa table, comme si elle n’attendait que moi.

Comme l’hiver approche, j’ai jugé immédiatement que Nos étés sauvages était un titre tout à fait de saison. La couverture montre deux jeunes plongeuses, une brune bien hâlée, à cheveux courts et une blonde diaphane à cheveux longs, qui lorgne vers son intrépide amie, comme si elle s’inquiétait déjà des profondeurs où celle-ci va l’entraîner.

Tous les étés, en effet, la blonde Ninon vient retrouver sur son île la brune Maïwenn, qui la pousse sans attendre vers l’océan pour y sauter et y nager, de plus en plus haut, de plus en plus loin : ce qu’elles nomment entre elles leurs « défis », sans qu’on sache vraiment de qui chaque défi tire sa force, de celle qui l’attend ou de celle qui le propose, de Nine ou de Maï, puisque la répétition des étés qui les a vues grandir a aussi diminué leurs prénoms.

Pourtant, cet été-là, Nine arrive mystérieusement fatiguée. Elle ne veut pas se jeter tout de suite à l’eau. Elle procrastine sur la plage et nous sentons confusément avec Maï, qui le redoute, que rien peut-être ne sera plus comme avant entre les deux adolescentes. À coups d’analepses successives, « dix ans plus tôt, elles ont six ans » - c’est l’année de leur rencontre - jusqu’à « deux ans plus tôt, elles ont quatorze ans », ponctués de quelques haïkus, Marie Boulic nous raconte ce qui s’est noué tout au long de ces étés solaires et océaniques entre lesquels Nine et Maï grandissaient loin l’une de l’autre, dans l’impatience de se retrouver. 

Cet été-là, tiens, c’est nouveau, il y a aussi des garçons. Maï présente Raphaël à Nine, qui les observe. Puis il y a Maxime, un copain de Raphaël. Vont-ils changer la donne entre les deux amies ? Vont-ils modifier l’attitude des parents, ceux de Nine plus stricts, qui ont d’autres raisons aussi de veiller sur leur fille. Maï a sa réputation « d’excitée de service », « d’agitée », de « fofolle » incontrôlable…

Cet été-là, il y a donc une tension palpable, dont l’autrice tarde à nous révéler l’origine. Quand Maï lance son nouveau défi de nage en pleine mer, rejoindre la tour de l’île du Chien, Nine pourra-t-elle la suivre ? Marie Boulic déchaîne alors un de ces orages dont la côte bretonne a le secret et qui pourrait bien emporter à jamais les deux amies, malgré leurs combinaisons et leurs bouées de nageuses en haute mer…

Avec cet intense roman d’amitié et d’apprentissage, Marie Boulic effleure aussi la sauvagerie ordinaire des filles, de l’enfance à l’adolescence, leurs rires sous cape et leurs provocations complices. L’autrice nous prend fermement par la main, sans qu’on n’y prenne garde et nous impose de vivre avec ses héroïnes un crescendo solaire qui flirte avec la mort. On en ressort aussi heureux et grelottant que rincé et soulagé. Avec ce goût du sel et cette odeur du vent qui donnent envie de revenir l’année prochaine. N’est-ce pas, Marie Boulic ? »

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:45) :



Nos étés sauvages
Marie Boulic – éditions Thierry Magnier – 2022 (260 pages, 14,90 €)


vendredi 2 décembre 2022

Les Vertuoses



 Les Vertuoses ! Qu’est-ce qui se cache derrière le titre du nouveau roman que Susie Morgenstern vient de coécrire avec une de ses petites-filles, Emma Gauthier ? De riches harmoniques, sûrement, puisqu’on entend tour à tour virtuose, vert, vertu, ose, des mots qui résonnent tout au long du récit qui suit Nina, une jeune collégienne dont la foi écologiste ne va cesser de s’affirmer pour déteindre sur son entourage familial et amical.

Tout commence pour Nina par une explosion personnelle, le jour où elle monte sur une table de la cantine pour apostropher ses camarades : « Par pitié, cessez de manger des animaux, cessez d’utiliser du plastique, de prendre la voiture pour rien, d’acheter des habits qui proviennent de l’autre bout de la planète, de prendre l’avion, de gaspiller de la nourriture, d’acheter des produits bourrés de pesticides, d’arracher les fleurs ! » Evidemment, tous ses camarades la trouvent folle, elle qui a toujours été une fille douce, posée sans histoire. Tous sauf deux, Antonin et surtout Yona, une nouvelle qu’elle ne connaît pas et qui va rapidement devenir sa meilleure amie.

La vie de Nina n’est pas simple. Si elle s’entend très bien avec Jean-Pierre, son père qui exploite une ferme bio, les choses sont beaucoup plus compliquées avec sa mère, Elisabeth, qui a quitté la maison et qui est passablement instable. D’ailleurs Nina découvre rapidement qu’elle a un demi-frère que sa mère lui avait caché. De son côté, Antonin vit avec un père violent, qui frappe sa mère, Geneviève. Les deux trouvent refuge chez Jean-Pierre, ce qui n’est pas pour déplaire à Antonin, qui aime Nina sans oser se déclarer. La ferme va encore s’emplir quand Jean-Pierre fait passer la frontière italienne à trois migrants qu’il accueille clandestinement chez lui.

Susie et Emma décrivent cette montée en puissance de la ferme qui devient une sorte de phalanstère où tout le monde trouve progressivement  sa place, non sans heurts, ni incompréhensions mais le tout dans un joyeux foutoir créatif. Tous les problèmes de la planète - incluant la préparation du brevet - semblent s’y être concentrés, mais aussi quelques solutions et deux ou trois histoires d’amour. Nina, Yona et Antonin forment au final un redoutable trio militant qui défendra contre vents et marées ses convictions écologiques.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:20) :


Les Vertuoses Susie Morgenstern & Emma Gauthier – Medium de l’école des loisirs (236 pages, 14 €)




vendredi 18 novembre 2022

À quoi reconnaît-on un enfant ?



Groarrr ! [c'est un rugissement] Vous l’aurez compris, aujourd’hui, on ne rigole pas. Nous sommes au cœur de la savane africaine et le rugissement que vous venez d’entendre est celui du roi des animaux, j’ai nommé le lion ! Celui de l’histoire imaginée par Nathalie Kuperman se nomme Léonard. Sa femme, enfin je veux dire sa lionne, se nomme Léonie et Léonard et Léonie ont eu ensemble un lionceau nommé Léon. Les parents ne se sont pas foulés pour le prénom. Nonobstant, Léon est parfaitement heureux entre papa et maman jusqu’au jour où le père lion décrète que son fils doit devenir grand et que pour cela, il lui faut tout simplement manger un enfant.

Evidemment, vous commencez à vous demander s’il s’agit bien là d’une histoire à lire au vôtre, celui du moins qui n’a pas encore été mangé, s’il ne va pas en faire d’épouvantables cauchemars et même concevoir une peur panique du prochain lion qu’il rencontrera (même si cette éventualité est pour le moins incertaine sous nos latitudes). Aussi,  avant de vous lancer, vous feuilletez discrètement les dernières pages du livre – oh, alors là, ce n’est pas bien du tout ! – pour vous assurer de son bon dénouement.

Mais revenons à notre récit. Maman lionne a protesté mollement devant cette nouvelle lubie de son mari, mais ce qui est dit, est dit : Léon fait son baluchon et après des adieux émouvants à ses deux parents, il part en quête d’un enfant à manger. 

Léon a très vite un problème majeur : il n’a jamais vu un enfant, ne sait pas à quoi ça ressemble, ce qui va occasionner quelques épisodes comiques au long de son périple. Car il va croiser successivement quatre animaux différents qu’il prendra à chaque fois pour l’enfant à manger, mais chacun évidemment le détrompera. Je vous laisse deviner la fin.

Mine de rien, Nathalie Kuperman évoque grâce à Léon quelques problèmes d’éducation. À quel moment doit-on quitter ses parents pour découvrir le vaste monde ? Grandir implique-t-il de passer des épreuves initiatiques ? Est-ce le père qui doit en décider seul ? Faut-il manger de la viande humaine pour devenir un vrai lion ? Tout auteur qui fait parler des animaux se fait un peu fabuliste. Nathalie Kuperman, elle, nous laisser tirer les leçons de son histoire.

Les dessins colorés, tendres et stylisés de Soledad Bravi accompagnent l’odyssée de Léon, le petit lion. À quoi reconnaît-on un enfant ? sera peut-être le premier livre qu’un de vos enfants ou petits-enfants relira tout seul.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:45) :

À quoi reconnaît-on un enfant ?Nathalie Kuperman – illustré par Soledad Bravi – Mouche de l’école des loisirs (87 pages, 8,50 €)


 

vendredi 11 novembre 2022

Les sœurs Hiver



« Hiver, vous n’êtes qu’un vilain ! »
Charles d’Orléans

En se présentant sur son site, Jolan Chloé Bertrand déclare hardiment qu’il a fait un pacte  avec un démon du Grand Nord. Il n’est pas sûr que ce fût un choix judicieux mais de ce moment, il a entendu, venus du cercle polaire, les appels entêtants du vent chargé de flocons et des hurlements des chiens.

En conséquence de quoi, Les sœurs Hiver, son roman paru cette année, nous plonge dans un pays rude de Vikings, de dieux et de trolls où règne depuis des années un froid que plus rien ne fait céder, pas même un bon feu. Naguère encore, il y avait deux hivers, la Grande et la Petite, car ces hivers-là sont sœurs mais, pour des raisons inexpliquées, la petite sœur Hiver semble avoir disparu et avec elle l’hiver « doux et léger, qui rosit les joues », l’hiver « des batailles de boules de neige et des glissades en luge ». Depuis quinze ans, autant dire une éternité sous les ciels polaires, ne reste que sa grande sœur implacable faite de blizzards, de tempêtes et de nuits glaciales.

Dans la Grande Halle du village de Brume, qui ressemble à la coque d’un bateau renversé, les gens se rassemblent habituellement pour boire et manger et se tenir au chaud. Le matin, il n’y a jamais personne. Mais ce jour-là, la Grande Halle est toute bruissante de conversations indignées. Chaque famille déplore la disparition d’un objet qui lui était précieux. Si les soupçons se portent un instant sur Alfred, un jeune orphelin aussi facétieux que chapardeur, l’ampleur des vols le disculpe rapidement. Les villageois doivent se rendre à l’évidence : les trolls sont de retour, ce sont eux qui ont discrètement pillé les maisons de Brume.

Ragnar, l’oncle d’Alfred, va se porter volontaire pour partir à la recherche des trolls et de leur butin. Mais lorsque Frid la voyante laisse entendre à Alfred que Ragnar, s’il part seul, ne reviendra pas vivant, Alfred décide de l’accompagner et de veiller sur lui, du haut de ses dix ans. Discrètement, car il sait bien que Ragnar ne voudra jamais de lui à ses côtés pour une expédition qui va s’avérer sûrement périlleuse.

Jolan Chloé Bertrand nous entraîne dans une aventure qu’il ne faut lire qu’enveloppé dans un plaid confortable tant le froid qui y règne risque de se communiquer au lecteur ou à la lectrice qui s’y absorberait. La forêt glaciale réserve à nos deux aventuriers sont lot de pièges et de maléfices et au final de révélations. Retrouveront-ils les trésors du village ? Alfred finira-t-il transformé lentement mais sûrement en renard ? La petite sœur Hiver reviendra-t-elle apporter douceur et légèreté aux Vikings de Brume ? Il faudra pour cela régler bien des conflits entre puissances rivales aux pouvoirs insoupçonnés. Ce roman froid dehors mais chaud dedans peut constituer pour les plus jeunes lecteurs une bonne porte d’entrée dans ce qu’on appelle désormais les littératures de l’imaginaire.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:28) :


Les sœurs Hiver - Jolan C. Bertrand - Neuf de l’école des loisirs (228 pages, 12,00 €)

 

vendredi 4 novembre 2022

La fille du phare


La fille du phare se prénomme Émilia. Mais comme sa mère s’appelait aussi Émilia, ça énervait Augustus, le père, qui a décidé de surnommer sa fille Loupiote. La mère est morte, mais Loupiote est restée. C’est elle qui tous les soirs monte au sommet du phare car le gardien en titre, son père, n’a plus qu’une jambe. C’est donc elle qui allume la lanterne qui guide les marins toute la nuit.

Un soir de tempête, négligence de Loupiote, plus d’allumettes, le phare reste éteint, un bateau se fracasse sur les récifs. Arrachée à son père qui, de colère, l’a frappée devant témoins, Loupiote coupable et rejetée, doit rembourser les dégâts. Elle se retrouve placée dans la Maison Noire, auprès de Martha, une sorte de gouvernante un peu dépassée. Le vrai gouvernail, c’est l’Amiral, mais il est toujours en voyage et son absence plane sur la Maison. Il y a aussi Nick, un homme à tout faire, et Lennie, un garçon un peu simplet. Surtout Loupiote apprend bien vite qu’un être mystérieux, que tout le monde semble redouter, y compris Martha, vit au sommet d’une tour de la maison, dont il ne sort jamais. 

La curiosité de Loupiote sera plus forte que sa crainte et elle gravira un jour les escaliers pour franchir la porte fatidique qui la mettra, au bout d’une longue patience, en présence d’Edward, le monstre de la Maison Noire. Va s’ensuivre un long apprivoisement de cet enfant blessé dans sa chair.

Annet Schaap est une illustratrice néerlandaise reconnue et La fille du phare, qu’elle a également illustré, est son premier roman pour la jeunesse, qui a reçu d’emblée à sa parution en 2017 trois prix importants aux Pays-Bas. Maurice Lomré nous en offre une superbe traduction. La fille du phare a la saveur des contes d’autrefois qui l’effleurent à maintes reprises de leurs réminiscences intemporelles. Les allumettes manquantes de Loupiote font songer à la Petite fille aux allumettes d’Andersen, le monstre au sommet de sa tour pourrait être le double masculin de la fée Mélusine. On croise aussi des baraques foraines et des pirates de haute mer. 

Loupiote a gardé dans la tête la voix de sa maman qui la soutient dans chacune des découvertes et des épreuves qu’elle traverse et qui composent au jour le jour son destin. Rien ne va arrêter son apparente fragilité. Elle va jouer le rôle de révélateur pour chacun des personnages jusqu’ici enfermé dans une prison intime et dans un rôle étroit. De ce point de vue, la Maison Noire est un peu le château de la Belle au Bois dormant, où tout serait resté figé jusqu’à l’arrivée de Loupiote, qui, au final, aura dénoué le monde alentour d’elle.

Annet Schaap s’est laissée porter par des visions qui forment autant de tableaux successifs qui s’enchaînent sous sa plume. Il faut accepter de se laisser emporter comme Loupiote dans le flot de ces images jusqu’à ses derniers mots : « Tout va bien ».

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:52) :



La fille du phare - Annet Schaap - traduit du néerlandais par Maurice Lomré - l'école des loisirs (366 pages, 17 €)


 

vendredi 28 octobre 2022

Les Éblouis



Pour un écrivain jeunesse devant sa page blanche, le choix d'un lieu et d'un temps pour faire évoluer ses personnages est crucial. Et quel endroit et quel moment plus emblématiques que l'internat d'un lycée le jour de la rentrée ? Des garçons et des filles soudainement libérés de la tutelle parentale vont devoir former bon gré mal gré une communauté de vie pendant une  année scolaire, livrés à eux-mêmes au milieu des inévitables sujétions de la scolarité, du règlement intérieur et des professeurs et cadres de l'établissement. Joies et désirs, peurs et attentes se mêlent dans les têtes et les cœurs. Car la rentrée est bien ce temps du commencement où tout semble possible, manière de page blanche elle aussi. C’est particulièrement vrai pour la figure du nouveau ou de la nouvelle qui va devoir prendre sa place parmi celles et ceux qui se connaissent déjà, et qui va faire l'objet de toutes les curiosités de la part des autres élèves jusqu'à en bouleverser parfois les jeux établis. « Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189… » : vous souvenez-vous de ce célèbre incipit ?

L'internat du collège-lycée de Jamet, qu'a imaginé l’autrice belge Aylin Manço pour son troisième roman Les Éblouis, obéit à ces spécifications. Mais quand Luce, la nouvelle, débarque à Jamet, elle semble, elle, n’avoir aucune appréhension. Elle a déjà décidé que ses « futurs amis y habitent » et que cet établissement qui n'a en apparence rien de merveilleux sera son « royaume ». Son prénom ne la prédestine-t-elle pas à illuminer ses camarades ? Aucun d’eux pourtant ne se doute encore qu'ils vont être tous éblouis par Luce, dont l’arrivée va réveiller aussi un jeune fantôme tourmenté, tandis que des pouvoirs surnaturels bien partagés investiront progressivement le cercle de ses condisciples. À quoi doivent servir ces pouvoirs ? Guidés par Luce, Alex, Élise, Justin, Nolan, Nour, Sara et Timo sauront-ils le découvrir et les maîtriser sans se détruire mutuellement ? 

L’autrice nous entraîne dans son récit telle une magicienne qui nous plongerait dans une malle à double fond. Celui-ci s'entrouvre peu à peu, d'où s'échappe par bribes l'histoire du lycée : la mort ancienne et tragique d'un élève, les mystères qui entourent la vie de la « Fondatrice » qui meurt à son tour la veille de cette rentrée. Un intertexte noue au présent les fils de ce passé qui s'y glisse lentement mais irrésistiblement, comme s’il voulait se répéter. Son onomastique nous en livre la trame secrète quand apparaissent les noms de François Sorel, d'Augustin alias Gus, de Frantz, d'Yvonne, au cœur d'une fête enchantée pour grands enfants, qui, pour Augustin, va faire rimer à jamais Jamet avec plus jamais.

Pendant que les cœurs adolescents s'enflamment et que les corps des filles et des garçons se cherchent avec la force indécise des premiers émois, recherche et sentiments que l’autrice raconte dans un beau mélange de pudeur et de crudité, une magie parallèle puissante se déploie dans le lycée jusqu’à l'explosion finale et libératrice. 

Aylin Manço a écrit une fanfiction du Grand Meaulnes aussi subtile qu'étonnante, qu'elle conduit jusqu'à son paroxysme avec une grande maîtrise. Par ce troisième roman, qui succède au déjà remarqué Ogresse, elle s’affirme sans aucun doute comme l’une des jeunes autrices qui vont compter désormais, au sein d'une littérature jeunesse francophone déjà si riche.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:21) :



Les Éblouis - Aylin Manço - Sarbacane X' - 2022 (382 pages - 18 €)


vendredi 21 octobre 2022

Pitsi-Mitsi


L'école des loisirs publie mercredi 26 octobre Pitsi-Mitsi un nouveau livre de Marie-Aude Murail. Signalons au passage que l’œuvre de cette autrice vient d’être couronnée en Malaisie par le prix Hans-Christian Andersen et qu’elle est la première lauréate française depuis René Guillot, primé il y a 58 ans. Cette récompense internationale est fréquemment désignée comme "le Nobel de la littérature jeunesse"

Pitsi-Mitsi est un conte destiné aux plus jeunes et illustré par Régis Lejonc, placé dans l’écrin d’un beau livre relié. Son sous-titre en explicite le propos : nous sommes "au temps où les animaux parlaient" et où chaque famille qui se respecte se doit d'en avoir un, qui lui sert de conseiller. Problème : il y en a de moins en moins. Quand l'histoire commence, les pauvres du Pont ont une souris un peu idiote, la dénommée Pitsi-Mitsi, justement, et les riches et antipathiques du Rang un âne très vieux et très gâteux, Bellafond. Bellafond est si vieux qu'il claque dès la page 12 et c'est là que le drame se noue.

Les riches du Rang ordonnent à leur fille Joséfine de leur retrouver un animal parlant et plus vite que ça, question de standing  - je vous ai déjà dit qu'ils n'étaient pas sympathiques ? -  pour remplacer Bellafond, qui ne brillait  pas par son éloquence, il faut bien l'avouer. Et comme il n'y a plus rien à manger chez les pauvres du Pont, les parents conseillent à leur fils Gaston de partir à l'aventure et d'y faire fortune avec sa souris. Pourquoi pas en épousant la fille du roi, décrète Pitsi-Mitsi, qui est vraiment idiote ?

Sur fond d'extinction, la septième sans doute, celle des animaux parlants, ce sont donc deux enfants, l'un pauvre et l'autre riche, qui sont mis également à la porte de chez eux. Comme vous pouvez le deviner, leurs chemins vont se croiser rapidement, pour le meilleur et pour le pire. Gaston est un garçon tendre et débrouillard et va devoir se défendre de Joséfine, une vraie peste, égoïste et sans cœur. Du moins à première vue, car en partageant les périls de la route, les deux enfants pourraient bien se rapprocher et faire cause commune devant l'adversité. Sans compter que Pitsi-Mitsi, à seconde vue, va s'avérer être moins idiote qu'il n'y paraît.

Marie-Aude Murail reprend tous les ingrédients du conte traditionnel, de l'aubergiste assassin au royaume d'opérette, faisant des clins d'œil à la Comtesse de Ségur, au Sceptre d'Ottokar, etc. Le trait de Régis Lejonc, précis comme un vitrail, donne vie et couleurs à tout ce petit monde intemporel, vif et parfois cruel. Associés, autrice et illustrateur finissent par nous persuader que chats et souris, renards et ânes, chiens et cochons pourraient bien nous reparler un jour en vrai si nous prenions enfin la peine de les écouter. Et qui sait si, d'aventure, ils ne seraient pas de bon conseil pour les humains ?

Pour écouter cette chronique sur RCF Loiret (extrait lu à 02:47) :

 



Pitsi-Mitsi (Du temps où les animaux parlaient) - Marie-Aude Murail, illustré par Régis Lejonc - l'école des loisirs - 2022 (relié, 95 pages, 12,50 €)

Bonus : Marie-Aude Murail vous présente son conte dans une vidéo de 4 mn.



vendredi 14 octobre 2022

Les longueurs




« L’œil est la lampe du corps » selon la belle formule que l’évangéliste Matthieu prête à Jésus. S'agissant du corps, tout est donc dans le regard, et derrière le regard, tout est dans l’intention qui le dirige, sorte de troisième œil. 

C’est comme pour un livre. Comment le regarde-t-on ? Par exemple, celui-ci, Les longueurs, de Claire Castillon. Sur la couverture, intrigante, des jambes sortent d’une robe coupée à mi-corps, qu’une main de marionnette commence à retrousser par le devant. Les fils de la marionnette semblent être guidés par un homme, d’échelle plus petite, un Gulliver qui regarderait sous la jupe d’une géante et qui tient une corde de rappel, de celle avec lesquels on assure un grimpeur. Ou une grimpeuse. Ce livre, dans une collection adulte, pourrait être un manuel pratique de pédocriminel. Dans une collection jeunesse, en l’occurrence Scripto de Gallimard, écrit par une femme, il est à ranger parmi les contes d’avertissement destinés aux mères larguées et aux petites filles en mal de « papa parti ».

PP, deux P pour « papa parti », c’est le nom complice que mère et fille donnent au mari-père qui a filé en Amérique pour une Kate d’amour avec laquelle il a « refait sa vie », comme on dit. Et voilà que dans cette dyade de quasi-abandonnées - l'ex-papa téléphone parfois - se glisse Georges, un vieil ami du couple, « Mondjo » pour la mère et pour la fille. ll est sympa, Mondjo, il comble le vide laissé par le mari-papa. Lili adore l’escalade, elle est douée, Mondjo a un club, il l’a prend sous son aile pour l’entraîner. Maman est très contente qu’un homme s’occupe de sa fille, qu’il supplée ainsi à l’absence du père, quel beau rôle ! Mondjo s’enfonce doucement comme un coin entre mère et fille. Et Lili donne volontiers la main à ce papa de substitution qui va l’emmener dans les hauteurs. Seulement voilà. Il y a d’abord des chatouilles, des « gouzgouzes » avec les ongles, et puis les mains qui se glissent à plat sous les vêtements, des doigts, des cagibis et des week-ends de compétition et puis, « hein, Lili, ce secret d’amour, entre nous deux ». Ce « bâton » comme le nomme Alice, dur et insatiable. Alice est violée pendant toute son enfance. C’est son amie Émilie à qui elle finira par tout dire et qui mettra enfin le mot sur la chose. Le roman s'arrête juste avant que le Code pénal n'entre en scène. Enfin.

Claire Castillon s’est glissée dans la tête et sous la peau d’Alice qui, entre cinq ans et quinze ans est la proie d’un pédocriminel. Elle nous balade d’un âge à l’autre, promenade dans la cour d’une prison où Alice se croit libre avec ses illusions qui lui racontent que Mondjo l’aime. Le secret donne de la valeur à ce qu’elle vit et lui confère une sorte de supériorité sur les ami•es de son âge et même sur sa mère. Lucide Alice, tellement lucide qu’elle ne voit rien, ni sa mère d’ailleurs, qui ne peut pas imaginer que sa fille est sa rivale. Toutes les deux sont sous l’emprise de cet homme et trompées par lui, tour à tour rusé, maître-chanteur, mielleux, autoritaire, tricheur, obsédé par l’innocence qu’il pervertit, qui change Alice en Anna, amour en ruoma, toute chose en son envers, évoluant au gré de son seul plaisir.

Avant  Claire Castillon, Claire Mazard, qui sait de quoi elle parle, avait exploré cette veine dramatique, dans deux livres, le premier Je te plumerai la tête qui mettait en scène un père incestueux et pervers, le second plus court et plus direct, plus éducatif peut-être, évoquant un oncle pédocriminel, Maman les p’tits bateaux. Le style de Castillon, épousant la voix d’Alice, est plus tourmenté, davantage hanté que descriptif, sur un fil parfois cru, ce qui donne au récit la force de l’ambiguïté, explorant de fait la notion de consentement au point de rendre possible, imaginable, descriptible ce qui aurait dû rester impossible, inimaginable, indescriptible. C’est un livre troublant et irradiant comme un soleil noir, une confession hachée, précieuse, dont il faut sûrement accompagner la lecture, selon l’âge du lecteur ou de la lectrice.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:56) :


Les longueursClaire Castillon – Gallimard Scripto (186 pages, 10,50 €) (à partir de 13 ans, pour la collection, 15 ans pour ce livre précise le site de Gallimard)




vendredi 7 octobre 2022

Le bibliobus



Le bibliobus
, cet album, paru à l’automne dernier, était depuis plusieurs mois dans ma bibliothèque. Posé un peu en travers des autres livres car son grand format 25 X 29 n’était pas accepté par mes rayonnages. Je l’avais lu, admiré, relu, ne me lassant pas des dessins d’Inga Moore, l’autrice-illustratrice anglaise. Mais je me heurtais toujours à cette difficulté : comment parler à la radio d’un album fait pour l’essentiel d’images ?

J’aurais pu esquiver la difficulté en présentant l’autrice-illustratrice. Inga Moore est née en Angleterre, mais ses parents l’ont emmenée vivre en Australie dès l’âge de 7 ans. Elle est revenue s’installer dans son pays natal au début des années 80 où elle a retrouvé et cultivé son puissant attachement à la campagne anglaise . C’est dans cette campagne que se roule et s’enroule son dessin, mélange de crayon, d'encre, d'aquarelle, de pastel et même de peinture à l'huile. Ce qui donne des textures complexes, des masses organiques de détails que chaque nouvelle lecture fait découvrir, comme dans certains albums sans paroles de l’illustrateur japonais Mitsuma Anno : je pense en particulier à Ce jour-là… et Le jour d’après…, publiés à l’école des loisirs à la fin des années 70 et dont doivent se souvenir celles et ceux qui ont aujourd’hui la quarantaine (n’est-ce pas, Benjamin ?).

Ceci dit, je me devais de revenir au bibliobus. Disons tout de suite que l’album repose sur une mise en abyme : on va lire un album qui parle d’albums et de livres, de lecture à voix haute, de bibliothèques et de bibliobus, de conteur à court d’idées et d’une kyrielle d’animaux avides d’histoires.

C’est la grande affaire d’Inga Moore : peindre les animaux. Dans Le bibliobus, il n’y a que ça  : ils parlent et ils se tiennent debout sur leurs pattes arrière, tout quadrupèdes qu’ils soient. Cette posture d’hominidés donnée à tous les fait rapidement assimiler à des humains et on oublie très vite en feuilletant les belles pleines pages de cet album que ce sont des ours, des élans, des blaireaux, des marcassins, des castors, des lièvres, des taupes et des renards (et j’en oublie sûrement) qui vont se prendre d’enthousiasme pour les livres et la lecture.

Bon je peux bien vous raconter l’histoire puisque ce qui compte dans un album ce sont les images. Il était donc un fois un élan qui s’appelait Élan et avait une famille d’élans. Tous les soirs, la famille Élan - papa maman et les deux enfants élans - se rassemblait autour de la cheminée pour entendre Élan raconter une histoire d’élans à voix haute. Vint le moment où Élan se trouva à court et rendit visite chez ses voisins ours, blaireau, lièvre, taupe, sangliers et castors pour leur emprunter un livre qui enrichirait son répertoire. Las, aucun de ces animaux n’en avait et notre Elan se vit contraint d’aller en ville jusqu’à la bibliothèque. Lorsqu’il revint avec ses nombreux emprunts, car la bibliothécaire, une cane à lorgnons, n’avait pas été avare de son fonds, la nouvelle se répandit très vite dans le voisinage, d’où l’on vint s’entasser de plus en plus nombreux dans le salon d’Élan pour entendre ses nouvelles histoires. Ce n’était plus possible ! La maison Élan allait craquer… Élan téléphona à la bibliothécaire, racheta un vieux bus dans lequel il bricola des étagères, avant de délester la bibliothèque de quelques centaines de livres. Mais c’est en commençant à les distribuer qu’il prit conscience d’un petit détail qui lui avait échappé : aucun de ses voisins qui venaient chez lui l’écouter religieusement ne savait lire ! Que faire ?

Pour écouter cette chronique :


Le bibliobus - Inga Moore - album illustré et relié - Pastel (56 pages, 14,50 €)


vendredi 30 septembre 2022

Les histoires, ça ne devrait jamais finir


Lorsque Maria Zumaï, l'autrice-mystère de la célébrissime trilogie des Mondes invisibles annonce via son éditeur qu'elle n’écrira pas le tome 4, la communauté de ses jeunes adeptes crie, hurle et pleure son désarroi à gros bouillons de posts, textos et autres manifestions numériques familières à cette génération. Lucien est de celle-ci, lui qui avait dix ans quand le tome 1 est sorti, douze pour le tome 2 et quatorze pour le tome 3. Et aujourd'hui, 16.  Lucien qui ne s'est toujours pas remis, quatre ans après, de la mort de Max, son meilleur et unique ami avec lequel il a partagé jusqu'au dernier jour sa passion pour la saga de Maria Zumaï. Les histoires d'amitié, ça ne devrait jamais finir.

En fait, Lucien a deux vies. Dans la vie civile, c'est-à-dire  présentement le lycée et l'internat, il n'est que Lucien, un solitaire qui est de son propre aveu « franchement nul pour se faire des amis ». Heureusement, il est tombé sur Albert, un colocataire à fixettes lui-aussi, pas dérangeant donc. Car en dehors de l'internat, il y a l'internet, où Lucien a choisi d’être « Zora, l'une des autrices de fanfictions de Maria Zumaï les plus lues et les plus commentées ». Une fille, tiens donc. Une vedette du Net, en tout cas. Raison pour laquelle Lucien se sent mieux dans sa seconde vie.

Évidemment tant que son genre d'adoption n'est connu que de lui, Lucien peut entretenir la fiction de Zora auprès de Xena et Yuna, ses meilleures amies virtuelles. Mais quand les deux plus une présumées filles décident de se rencontrer dans la vraie vie pour démasquer Maria Zumaï et la convaincre d'écrire le tome 4, les choses vont se compliquer pour Lucien.

Mieux que ne le ferait une étude sociologique, l'autrice Esmé Planchon nous plonge dans le type de communauté qui se crée  aujourd'hui en littérature jeunesse autour d'une œuvre à succès (comme il y en a aussi autour des jeux vidéo). Il s'agit généralement d'une saga romanesque en plusieurs tomes, dont Harry Potter constitue toujours le modèle de référence, jusqu'ici inégalé. L'autrice a soigneusement reconstitué le décor – en l'occurrence la série fantastique des Mondes invisibles créée de toutes pièces - les outils et les usages d'un « fandom » et de ses membres. Les messages enthousiastes, les attentes fébriles de réponses, les manques à vivre comblés par l'écriture en ligne, les échanges passionnés en duo ou en multi, rien ne manque au tableau saisissant de cette génération qui a basculé dans d’imaginaires vies parallèles et pour qui la vertu semble être d'augmenter le virtuel.

En menant l'enquête dans la vie dite réelle, Lucien alias Zora, de fausses pistes en vraies rencontres découvrira-t-iel qui se cache  derrière son autrice fétiche ? Il se pourrait aussi que lui soit révélé le rapport qu'il entretient avec son double féminin, en retrouvant sur son chemin, aussi surpris que lui et un peu gêné, le grand frère de Yuna. Il arrive que le hasard fasse bien les choses. N'est-ce pas une bonne raison pour y croire ?

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:09 ) :

Les histoires, ça ne devrait jamais finir - Esmé Planchon - Bayard - 2022 (388 pages, 13,90 €) 
















vendredi 16 septembre 2022

Objectif : in love


 
Pour celles et ceux que la rentrée des classes aurait assombris, le roman de Yaël Hassan, Objectif : in love, pourrait leur permettre de rembobiner la pellicule, comme on disait avant l'ère numérique, et de repasser leur été avec Axel, en repartant du jour de la sortie. 

Axel, donc, 15 ans, vient de dire adieu au collège et n'a pas encore envie de penser au lycée. Pour commencer, il y a une quinzaine de vacances chez sa grand-mère Mounette qui se profile et même si ça risque d'être un peu plan-plan, la perspective n'est pas faite pour lui déplaire, cette année encore. Tandis qu'il range ses affaires, un bout de papier s'échappe de sa trousse, un petit mot qui dit simplement ceci : "Tu vas me manquer" suivi de trois cœurs en guise de signature. Axel est terrassé. Lui qui de toute son année de Troisième, n'a pas su attirer l'attention d'une seule fille, se prenant râteau sur râteau, pourrait donc manquer à quelqu'une ?  Mais qui a bien pu lui envoyer ce message ? Ne serait-ce pas plutôt une mauvaise blague d'un de ses copains ? À moins  qu'une fille de sa classe, en vrai, n'ait flashé sur lui ? Axel n'en revient pas et va partir en vacances avec ce mystère pendu au cœur.

Il n'aura guère le temps d'y penser pourtant, car en fait de séjour plan-plan, ces deux semaines chez Mounette vont être riches en péripéties. 1°/ La grand-mère annonce d'entrée qu'elle a un amoureux. 2°/ Qu'elle a d'ailleurs l'intention de le présenter à sa fille, à son gendre et à son petit-fils, pas plus tard que le lendemain de leur arrivée, au grand dam de la dite fille qui aurait bien conservée sa mère quelque temps encore dans le statut de veuve éplorée. 

Ce qui va être plus intéressant pour Axel, c'est que Max, l'amoureux de Mounette, va débarquer le lendemain en moto avec, sur le siège arrière, une de ses petites-filles, Rose. Bien sûr, comme c'est l'été, Axel va tomber raide amoureux de Rose mais il y un hic : Rose a 17 ans, a déjà un garçon dans sa vie et elle n'a évidemment pas l'intention de s'intéresser à un gamin deux ans plus jeune qu'elle. Les choses vont se compliquer encore quand Violette, la petite sœur de Rose, va débarquer. Et elle, elle a l'âge d'Axel, et un sacré tempérament.

Je ne vous en dis pas plus, sinon que vous allez vivre une quinzaine trépidante avec Axel qui passera par tous les états du moi amoureux. Jusqu'au moment où il découvrira enfin qui lui a écrit ce petit billet de sortie du collège. Entre temps, il aura fait ses gammes entre ces deux demoiselles et connu toutes les affres et tous les bonheurs du sentiment amoureux, partagé ou non. Et bien sûr, il aura grandi.

Yaël Hassan n'a pas écrit "l'amour, mode d'emploi" mais son livre ressemble à une maison de campagne donnant sur le bonheur, dont on ouvrirait les fenêtres une à une pour le laisser entrer.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:00) :



Objectif : in love - Yaël Hassan - Syros - 2019 (252 pages, 15,95 €)

mercredi 24 août 2022

Les Facétieuses

Trouble dans le roman jeunesse ou Les facéties de Clémentine Beauvais.



Peut-on lire la recette d'un gâteau et le déguster en même temps ? Le trouve-t-on meilleur d’avoir pu contempler la pâtissière à l'œuvre derrière sa vitrine ? Il appartiendra à chaque lecteur et lectrice des Facétieuses, le nouveau roman de Clémentine Beauvais, de répondre à  ces questions.  Et à d'autres encore car notre autrice trouble bien des règles du jeu romanesque, en posant d'emblée que le livre que nous ouvrons n’est sûrement pas un roman, même si c'est écrit sur la couverture. « Une enquête, une recherche, un récit », suggère-t-elle, faisant mine d'hésiter sur le pacte fictionnel qu'elle entend passer avec nous.

Ce trouble glissé dans l'acte de lire et de croire en ce qu’on lit, ne va cesser de se développer. Pourtant, en s'instaurant elle-même narratrice, on pourrait penser que notre autrice va nous raconter une histoire vraie, la sienne. D'ailleurs elle convoquera à intervalles réguliers des membres de sa famille à la rescousse pour donner quelque effet de réel à son texte : son père, sa sœur Agathe, un neveu juste né, pour l'ancrer aussi dans une réalité qui ne cesse de lui échapper. Elle nous expose aussi ses malheurs, ou supposés tels : chassée d’York par les Angliches, elle aurait trouvé refuge à Paris dans un studio qui appartiendrait à sa mère soi-disant défunte mais que sa sœur souhaite maintenant vendre (le studio, pas la mère). « Coincée en France, précise-t-elle à l’inénarrable Stéphane-Laurent de Contremouffe, je n’ai pas de vie sentimentale, je n’ai pas réussi à écrire le roman que je devais à mon éditeur », le dénommé Tibo Bérard qui vient de lâcher la maison d’édition où notre autrice a grandi (ça, c’est bien vrai). Ses finances sont au plus bas quand une mystérieuse metteuse en scène lui passe commande, aussi improbable que providentielle, d’un récit historique sur le destin de… Louis XVII. Elle s'en va donc enquêter sur la mort tragique du Dauphin, tout en restant tourmentée par la vraie commande de son vrai éditeur, un grand roman de fantasy qu’il attend pour la prochaine rentrée littéraire, commande qu’elle ne parvient pas à honorer.

C’est en s’aventurant à la recherche de « la marraine la bonne fée » de Louis XVII, cette marraine imaginaire des contes de notre enfance, que Clémentine Beauvais finit par nous coincer avec elle dans un univers où chaque événement, chaque séquence se trouvent entourés d’un halo de plus en plus fantastique. Convoquant ensemble les codes de la recherche universitaire et ceux de la féérie, produisant de fausses pages Wikipedia plus vraies que nature, elle entretient une collision permanente de particules réelles et imaginaires, dans une suite de scènes particulièrement réussies dont on ne citera que : la montée interminable dans l’ascenseur de la BnF en compagnie de Zacharie Rosen, et leur discussion sur les marraines la bonne fée trans (sic) auquel le jeune homme consacre sa thèse, l'échange serré avec l’historien réac Contremouffe autour d’un inattendu Pierre Bourdieu, la rencontre pseudo-torride avec Charles, un ex de la narratrice avec lequel il ne s’est jamais rien passé – mais ce rien est déjà beaucoup...ce même Charles qu’elle retrouvera dans une visite surréaliste du château de Versailles, autre séquence de choix. Tous ces échanges sont traversés de micro-événements et d'observations minuscules déposés par la palette tantôt impressionniste tantôt expressionniste de l’autrice, tendre ou violente à sa guise. Le temps et l’espace semblent se distendre en permanence pour loger dans la réalité l’impossible, le flou, le mou, comme dans un tableau de Dali, et les rendre vraisemblables. Et au final, au prix de multiples mises en abyme, Clémentine Beauvais aura bien écrit le livre de fantasy auquel elle semblait résister. 

L’an passé, elle nous avait invités à sa suite dans une enquête aussi sérieuse que palpitante sur sa sainte aïeule, Marguerite-Marie Alacoque. C’était déjà une autofiction audacieuse, non dénuée d'un inévitable narcissisme. Cette année, c’est dans la forêt des contes qu’elle nous entraîne, plus ou moins malgré elle si on l’en croit, forêt qu’elle découvre pour nous dans une scène finale digne des meilleurs d’entre eux. Les Facétieuses est un livre extra-ordinaire, qu'on lit le sourire continûment aux lèvres, en se pinçant de temps à autre pour s’assurer qu’on a bien lu ce qu’on a lu, quitte à le relire. Clémentine Beauvais s’y donne ouvertement à aimer, renouvelant le pari qu’elle avait fait dans son précédent livre, de lier plus étroitement encore son sort d'autrice-narratrice à ceux de ses personnages. De mon point de vue, c’est un pari plus que jamais réussi !

Pour écouter cette chronique :


 Les Facétieuses - Clémentine Beauvais - Sarbacane - 24 août 2022 (310 pages - 17,00 €)

PS : On peut aussi réécouter l'interview de Clémentine B. par Laurent Marsick (RTL)

lundi 18 juillet 2022

Portrait au couteau



"Comme un envol d'oiseaux dans le ciel"... La jeune fille à la carnation opaline qui pose nue pour l'atelier Kolodine porte une curieuse cicatrice sous le sein gauche, cinq "v" comme des oiseaux dessinés par une main d'enfant. Travaillant côte à côte, Antonin et Elisabeth s'interrogent en chuchotant sur cette étrange particularité de leur modèle, qui a sensiblement leur âge.

Quand Antonin visite le musée d'Orsay quelque temps plus tard, il ne s'attend pas à retrouver le modèle de l'atelier en face d'un tableau peint en 1910 par un certain Odilon Voret. Le titre du tableau : Le cœur déchiré. Mais ce qui arrête le regard d'Antonin, c'est que la jeune femme représentée, jetée au sol, porte un couteau fiché dans son corsage blanc, à côté des mêmes quatre cicatrices superposées que le modèle semble contempler tout aussi fasciné.

Poussé par la curiosité, Antonin aborde la jeune femme qui le reconnaît comme un des élèves dissipés pour qui elle posait. Elle se prénomme Flavie et le peintre exposé, Odilon Voret, est son aïeul. La mère de Flavie, sa grand-mère ont porté les mêmes cicatrices. Et Flavie s'interroge sur ce qui la relie encore aujourd'hui à la jeune fille assassinée du tableau, lien qui ressemble à une malédiction jetée sur la lignée féminine du peintre. D'autant que ce tableau est le premier et le dernier grâce auquel Odilon Voret, artiste plutôt médiocre, a connu un succès aussi inexplicable qu'éphémère.

De musée en café, les deux jeunes gens sympathisent et se retrouvent chez Flavie. Elle montre à Antonin le seul héritage qu'elle ait recueilli de son ancêtre : un coffret contenant quelques coupures de journaux des années 1910, d'autres bricoles et surtout deux pinceaux lui ayant appartenu, qui portent encore des traces de couleur aussi bizarres que leurs poils. 

Malika Ferdjoukh entraîne ses jeunes personnages - et ses lecteurs et lectrices - dans une aventure sentimentalo-fantastico-policière, à cheval sur deux époques. En enquêtant avec Flavie, Antonin découvre que la jeune morte du tableau pourrait être le double artistique d'une vraie victime dont l'assassin n'a jamais été identifié. Et il va se trouver possédé par des forces paranormales venues de ce passé irrésolu.

Pendant ce temps, les demoiselles qui l'entourent exercent sur lui les forces bien présentes et bien normales du sentiment amoureux naissant. Antonin est attiré par Flavie, Elisabeth en pince pour Antonin qui a aussi un grand frère, Jasper, qu'il va présenter aux deux jeunes femmes. La vérité sentimentale va cheminer, elle aussi. Ses péripéties allègent de façon heureuse l'élucidation de ce "cold case" vieux d'un siècle, dont le récit tragique, qui ouvre le roman, ressuscite brillamment le Paris populaire et bourgeois de la Belle Époque.

Pour écouter cette chronique ( extrait lu à 03:01) :


 Portrait au couteau - Malika Ferdjoukh - Bayard - 2022 (235 pages, 13,90 €)

lundi 6 juin 2022

Yzé

 L'injuste grâce de la danse



Parmi tous les « enfants de papier » de l’autrice Anne-Marie Pol, Nina est sans doute la plus connue. Nina c’est l’héroïne d’une série intitulée Danse ! publiée chez Pocket Jeunesse dans les années 2000 en une quarantaine de volumes et rééditée depuis. Anne-Marie Pol a eu l’occasion de s’expliquer sur l’origine de cette série née d’un rêve brisé. Nina est la danseuse que l’autrice n’a pas pu devenir pour des raisons accidentelles. C’est la revanche sur la vie d’Anne-Marie Pol que la passion de la danse n’a pas quittée pour autant. 

Elle vient d’ailleurs de nous offrir un nouveau personnage de danseuse, avec Yzé, une jeune Martiniquaise qui réussit à 17 ans  un concours local et gagne le prix « Étoile des Îles ». Cette récompense lui vaut de partir en stage à Paris, dans une académie de danse, soutenue par sa professeur de danse et sa mère, qui l’a élevée seule. Mais poursuivie par l’envie et la jalousie de Cyril son amoureux, un fils à papa assez insupportable qui voudrait la retenir en Martinique et qui serait bien capable, qui sait, de la poursuivre jusqu’en métropole.

La sœur de sa mère, Tante Lydie, accueille tant bien que mal sa nièce dans son petit appartement de Puteaux où Yzé va occuper la chambre du fils, militaire au Mali. Et Yzé fait ses premiers pas dans Paris et à l’Académie Carlotta-Grisi. Là, elle va devoir trouver sa place, au milieu des jalousies, des ambitions. Yzé n’est pas une « académi-cienne », comme ses consœurs, qui lui font sentir qu’elle n’est qu’une invitée, épiant toutes les attentions particulières que distribuent les enseignants à leurs élèves. Yzé est prête à travailler dur et ses deux professeurs, Ulrich et Élise, se rendent compte immédiatement de ses qualités, même s’ils sont avares de compliments. 

Yzé est jolie et  « exotique » dans le milieu de la danse classique, elle attire les regards, toutes sortes de regards, avec lesquels elle va devoir composer, jouer, se défendre. Mais ce que tous les professionnels de la danse qui la font travailler ou qui la découvrent ont remarqué d’emblée, c’est qu’elle a un talent qu’aucune technique ne permet d’acquérir. Ce qu’un chorégraphe lui révèle un jour : « transcender un mouvement, en faire un instant poétique, ne s’apprend pas. C’est une qualité qu’on possède ou qu’on ne possède pas. Toi, tu l’as. »

Anne-Marie Pol a écrit un beau roman d’apprentissage qui fera rêver une nouvelle génération de filles - et pourquoi pas de garçons ? - que la voix intérieure d’Yzé, impatiente et déterminée, fragile et combative, aidera peut-être à surmonter les inévitables moments de doute ou de chagrin qui transpercent les cœurs adolescents.

Écouter cette chronique (extrait lu à 02:54 ) :


Yzé - Anne-Marie Pol - 2022 - PKJ (347 pages - 17,90 €)

lundi 23 mai 2022

Nous, les enfants de l'archipel



Faut-il présenter Astrid Lindgren ? Née en 1907, elle est sans doute l'autrice suédoise pour enfants la plus internationalement connue et reconnue. Sa jeune héroïne Pippi Långstrump, littéralement Pippi-longues-chaussettes, nous est parvenue en France sous le nom de Fifi Brindacier. Astrid Lindgren avait inventé les histoires de Pippi Långstrump en 1941 pour sa fille qui était malade et alitée. Les aventures de la jeune héroïne, parues en France en deux tomes dans la Bibliothèque rose avaient malheureusement été édulcorées voire censurées par sa traductrice française. Ce n’est qu’en 1995 que la maison Hachette, en partie sous la pression de l’autrice elle-même, a publié une nouvelle traduction plus fidèle au personnage original. 

Nous, les enfants de l’archipel n’a pas subi le même traitement. À vrai dire, il s’agit de la novellisation par Astrid Lindgren d’une série télévisée suédoise dont elle avait écrit elle-même le scénario, en treize épisodes de 25 minutes. L’école des loisirs l’édite dans une belle édition reliée de 389 pages, traduite du suédois par Alain Gnaedig et richement illustrée par Kitty Crowther, l’illustratrice belge.

Pêcher, nager, bricoler, naviguer d’une île à l’autre, jouer ou rêver : les îles au large de Stockholm sont le lieu idéal pour toutes les aventures de l’été. C’est sur l’une de ces îles, Saltkråkan, que débarque la famille Melkerson, pour occuper une vieille maison de vacances, que tout le monde dans l’île appelle la Maison du Menuisier. Il y a le père, Melker, un veuf un peu lunaire et parfois tendrement débordé par ses quatre enfants. Il trouvera peut-être l’inspiration pour un prochain livre. La belle Malin, à qui les garçons font les yeux doux et dont Astrid Lindgren nous dévoile de temps à autre le journal intime. Les jumeaux intrépides Jonas et Niklas, prêts à toutes les audaces. Et le petit dernier, Pelle, qui adore les animaux et voudrait en adopter un. À peine la famille débarquée, il croise Tjorven, une petite fille décidée, flanquée en permanence de Bosco, un énorme Saint-Bernard. Le problème avec l’été, c’est qu’il passe vite. La famille Melkerson a été tellement bien accueillie à Saltkråkan qu’elle n’a qu’un souhait, revenir dès que possible. Pourquoi pas pendant les vacances de Noël suggère le papa ?

Astrid Lindgren nous promène dans deux saisons bien différentes. Saltkråkan au milieu de son archipel nous fait rêver à une vie communautaire et égalitaire, proche de la nature, où l’amour se glisse au gré des bateaux qui l’amènent ou le remportent, où les enfants de Stockholm éprouvent avec ceux de l’île les premiers frissons de la liberté.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:56) :


Nous, les enfants de l'archipel - Astrid Lindgren - traduit par Alain Gnaedig - illustré par Kitty Crowther - l'école des loisirs - 2022 (389 pages, 17 €)


dimanche 3 avril 2022

À l'hôtel du Pourquoi-Pas ?

 



Voilà. Il n'y aura pas d'autre livre publié sous cette double signature, « Marie-Aude et Lorris Murail ». À l'hôtel du Pourquoi-Pas ? clôt une aventure éditoriale  de 18 mois, sans doute unique dans les annales de la littérature jeunesse et qui aura abouti à ce qu'on nommera désormais la « trilogie Angie », du prénom de sa jeune héroïne, Angie Tourniquet.

Des circonstances exceptionnelles 

Lorsqu'en mars 2020, Marie-Aude revoit son frère Lorris à Bordeaux, celui-ci est déjà atteint par la maladie de Charcot depuis plusieurs mois. Il confie à sa sœur : « je n'écris plus, je me sens devenir invisible ». D'ailleurs, il a sur son disque dur un manuscrit achevé intitulé Capitaine invisible. Ils écoutent ensemble la déclaration de guerre au Covid du président Macron et l'annonce du confinement. Dans la voiture qui la ramène chez elle, Marie-Aude appelle son frère et lui propose d'écrire à deux, comme ils l'ont déjà fait dans le passé. Dès lors va s'engager une sorte de course : jouer la montre contre la mort,  écrire jusqu'au bout, au temps présent, celui de l'urgence et de la pandémie. Au téléphone tous les jours pour construire et trouver les idées, et pour pouvoir échanger matin et soir par messagerie les textes et les retravailler. Marie-Aude écrit  le jour et Lorris, fidèle à une longue habitude, la nuit. Le soleil ne se couche donc jamais sur le duo créateur. Angie ! Souviens-toi de septembre ! et À l'hôtel du Pourquoi-Pas ?  (quelque 1300 pages !) vont naître de cette coopération intensive qui n'aurait pas été possible sans Natalie, l'épouse de Lorris qui va veiller continûment sur lui  dans leur maison de campagne, avec le soutien d'une formidable équipe médicale animant cette hospitalisation à domicile (« HAD »).

Lorsque Lorris meurt le 3 août 2021, ils en sont à  la page 150. Lorris a envoyé ses derniers fichiers vocaux courant juillet : « Continue sans moi ! ». Marie-Aude lui a promis de terminer l'histoire en cours. Elle lui envoie jusqu’au bout les textes que sa fille Orane, à son chevet, lui lit à voix haute. Avant de terminer, seule.

Un thriller

Ce troisième et dernier volet reprend les personnages principaux campés dans les deux premiers : Angie et sa copine Rose-May, Emma la maman infirmière, leurs voisins de palier, le capitaine Augustin et Capitaine le chienne renifleuse de la brigade des Stups, Thérèse, la pittoresque tante adoptive d'Augustin, Alice Verne la commissaire amoureuse, l’homme de la PJ, le commissaire Félix Hautecloche et bien sûr Xavier Sitbon, le père d'Angie. Cette galerie  va s'enrichir d'un commandant de police en délicatesse avec l'institution, René Lamblin, éjecté aussi de chez lui par sa femme qui l'a sommé de choisir entre un monceau d'archives poussiéreuses entassées dans leur garage et... elle ! Profitant du désœuvrement temporaire d'Augustin, sur la touche depuis l'affaire Lecoq, Lamblin va l’attirer dans son univers d'affaires classées et non résolues qui vont vite passionner… Angie et Rose-May. Vont entrer en scène une autrice de polar aussi célèbre que mystérieuse, Cornelia Finch et un tueur psychopathe qui l'a peut-être inspirée à ses débuts. En s’attachant à un « cold case » qui ressemble étrangement à une des intrigues de la reine du polar - l'enlèvement d'un jeune enfant à bord du paquebot France en 1972 – Augustin ignore à quel point cette affaire va le concerner personnellement.

Mais quand deux puis trois jeunes femmes sont découvertes étranglées, c'est une brûlante actualité criminelle qui se rappelle à nos deux policiers plantés devant leur buffet froid. Cette fois encore, c’est Angie, qui traine au bureau des affaires classées, qui  va avoir les bonnes intuitions. Mais, à s'approcher d’un tueur en série au point de le défier en compagnie de Rose-May avec leur « Chaîne du Crime » postée sur YouTube, ne risque-t-elle pas de mettre sa propre vie en danger ?

Marie-Aude et Lorris Murail ont écrit un thriller à l'intrigue implacable. On a rarement invité un jeune lecteur à se mettre dans la tête et dans la vie quotidienne d'un psychopathe père de famille. Le conte d'avertissement est terrible. Mais le cheminement parallèle d'Augustin vers ses propres origines en fait aussi un récit d'apprentissage. Ce temps manquant et reconstitué va permettre au capitaine de se débarrasser des fantômes qui avaient entravé jusqu'ici sa vie amoureuse et d'alléger le dénouement de la trilogie. Alors, à votre avis, qui va-t-il choisir, Emma ou Alice ? 🙂

Pour écouter cette chronique :



À l'hôtel du Pourquoi-Pas ? - Marie-Aude et Lorris Murail - l'école des loisirs - 23 mars 2022 (409 pages, 17 €)


Les Mille vies d'Ismaël

 C'est un peu étrange de penser qu'on est au bout de sa vie alors même qu'on ne l'a pas encore commencée. C'est pourtant...