vendredi 24 février 2023

Les désaccordés



Ce livre pourrait commencer par une des plus célèbres chansons d’Antonio Carlos Jobim : Desafinado. Sur un rythme syncopé de bossa nova, vous entendez d’abord la voix doucement alanguie et entêtante de João Gilberto, avant que le saxophone de Stan Getz n’emplisse vos oreilles du son plein, cuivré et chaud du Brésil qui danse en rêvant.

Desafinado, c’est la chanson que Zoé apprend à jouer au ukulélé. Desafinado, c’est « désaccordé » et justement Zoé se sent désaccordée ces temps-ci. C’est sa vie qui sonne faux, tiraillée entre tête et cœur, corps et âme, famille et amis, profs et parents.

Depuis que sa maman est morte, il manque une corde à Zoé. Et puis avec un père professeur de ukulélé qui déménage sans cesse, Zoé n’arrête pas de se faire des amis et de les perdre, de défaire et refaire sa vie en faisant et défaisant ses valises. Mais cette fois, son père va peut-être trouver un poste plus stable, dans un conservatoire, et Zoé va pouvoir se poser. Enfin.

Alors, une nouvelle fois, elle se lance et le hasard de la rentrée la place à côté d’une fille aux cheveux rasés, qui lui fait penser à une chanteuse irlandaise des années 80, Sinéad O’Connor. Gloria lui révèle vite les raisons de son apparence : elle suit une chimio. Zoé et Gloria sont accordées avant même de se connaître.

Dans les couloirs, Zoé a croisé un garçon qui lui a lancé sans raison un « toi, je t’aime pas », en guise de mot d’accueil. Et qui traite ouvertement Gloria de « galeuse ». Ugo est le rebelle du collège. Pathétique. Sans doute désaccordé lui aussi. Zoé va s’efforcer de l’éviter, aussi longtemps qu’il lui sera possible.

Une orpheline en duo avec son père, une copine qui se bat contre un cancer, et un garçon en colère contre la terre entière : Anne Cortey a réuni dans son roman Les désaccordés les ingrédients classiques d’un roman d’adolescents dont elle découpe et entrelace avec délicatesse les dialogues et les tranches de vie, collège, famille, amitié, premiers sentiments amoureux. C’est une musique déjà entendue mais qu’on a plaisir à se repasser, comme une chanson de Jobim. L’autrice insère dans son récit des confessions de ses trois héros, qui font entrevoir sous les masques les raisons et la vérité de chacun. Les désaccordés est enfin un beau livre, sous sa couverture pelliculée à rabats, décorée par Cyril Pedrosa, auquel l’éditeur a demandé deux autres doubles pages, deux cadeaux qui surgissent au cœur de la lecture.

Pour écouter cette chronique ( extrait lu à 02:35):

Les désaccordés - Anne Cortey - 2023 - l'école des loisirs (191 pages, 13,50 €)

vendredi 17 février 2023

Classe de volcan

 


Si vous avez des enfants ou des petits-enfants, et même si vous n’en avez pas, vous avez sûrement entendu parler de « classe de neige » ou de « classe de mer », ces parenthèses dans l’année scolaire que certaines écoles accordent à leurs élèves des classes primaires. Il est moins sûr qu’il ait été question de « classe de volcan ». C’est pourtant vers cette destination grondante et fumante que onze jeunes élèves embarquent un jour avec leur institutrice, à bord d’une sorte de gros coléoptère jaune à hélices. J’ai bien dit onze, et vous aurez bien soin de les recompter au fil de cette expédition trépidante, comme le fait régulièrement tout accompagnateur digne de ce nom.

Comme le volcan est en activité, notre groupe est entièrement équipé de combinaisons ignifugées, qui fait ressembler chaque élève à un astronaute.  L’île est fleurie et verdoyante et dès l’arrivée, un élève s’attarde à contempler de belles fleurs rouges, dont il compose un bouquet.

Et voilà notre petite bande qui franchit une coulée de lave refroidie sur un pont de singes. Une petite pause avant d’attaquer le flanc du volcan permet à chacun d’observer, de filmer, de photographier, de prendre des notes.

Et l’escalade commence, le long d’une coulée de lave, encore brûlante celle-là, pendant que notre petit fleuriste amateur, qui a donné une de ses fleurs à son institutrice, essaie de préserver son bouquet tant bien que mal avec ses mains gantées.

Au sommet, la vue du cirque est splendide. Un petit lac de lave s’est formé au fond du cratère, qui s’écoule jusqu’à la mer par une cheminée latérale.

Mais la promenade est déjà terminée. Il faut redescendre. Oh, mais un coup de vent emporte le bouquet vers le fond du cratère. Que va faire notre petit fleuriste ? Imprudent, il se penche pour attraper une première fleur, dérape, glisse sur le derrière et se retrouve au fond du cratère, séparé du groupe qui ne s’est aperçu de rien. Que va-t-il se passer ? Va-t-il rester seul ? Son institutrice recomptera-t-elle son groupe avant de redécoller ? Je ne vous raconte pas la suite.

C’est l’Américain John Hare qui a eu l’idée de cet album coloré sans paroles, qui vous réserve quelques surprises. Il n’est pas utile de savoir lire pour raconter l’histoire beaucoup mieux que je viens de le faire. Et si cet album vous plaît, sachez que John Hare a aussi dessiné chez le même éditeur une « classe sous-marine » et une « classe de Lune ». Embarquements immédiats !

Pour écouter cette chronique :


Classe de volcan, de John Hare est un album sans paroles de 48 pages, édité par Pastel, 14 €.


vendredi 10 février 2023

Sillage



 À quoi rêve Jade, Bretonne débarquée à Paris  à 19 ans ? Travailler en parfumerie. C’est sa Mamie qui l’a initiée toute petite en lui permettant un jour de dévisser sa collection de mini-flacons soigneusement rangée. Plus grande, Jade s’est essayée à fabriquer un « jus » de chèvrefeuille, sans grand succès. Puis les odeurs se sont emparées d’elle, celles des corps, celles que les cheveux emprisonnent. Plus tard, au lycée, elle a découvert comment des parfums étaient devenus la marque d’hommes, de femmes, d’époques. De la chimie à la sociologie en passant par l’alchimie, odeurs et parfums sont devenus la grande affaire de Jade, sa passion. Arrivant dans la capitale, elle trouve une place dans une chaîne de parfumeries, où elle va apprendre très vite à guider ses clientes – et clients – vers la fragrance qui leur va, égrenant les « notes » qui la composent.

Puis un soir à la fermeture, un client se glisse et demande Sybille, la collègue de Jade. Ils filent tous les deux à une soirée. Ils invitent Jade à les suivre. Le garçon s’appelle Victor et il a frôlé Jade entre deux rayons, Jade terrassée « par son délice lacté, effluves d’épiderme pur, similaires à de l’amande, avec une bruine de talc ». On peut tomber amoureuse d’une odeur ? Commence une histoire d’amour compliquée pour Jade, qui ne va pas l’empêcher de faire, en parallèle, une rencontre autrement décisive : celle de Zacharie Mignard, un des plus grands parfumeurs de la place de Paris. Jade le reçoit dans sa boutique comme un client lambda – elle ne l’a pas reconnu - et entame avec lui une conversation qu’elle n’aurait jamais osé avoir, dans ses rêves les plus fous…

Sillage, le nouveau roman de Joanne Richoux – de la même autrice, je vous ai déjà présenté ici PLS, T’as vrillé et Virgile et Bloom - nous plonge dans un monde d’odeurs sui generis et de parfums sophistiqués. Richoux nous tire par le bout du nez dans son piano noir de notes de plus en plus sombres. Sillage, c’est la traînée que nous laissons derrière nous, qui signe notre présence et notre identité. Et c’est le voile que nous portons, ou pas, pour les cacher, emprunté aux parfumeurs et aux plus grands noms de la Haute couture. Sillage, c’est enfin le nom du parfum que Jade s’apprête à créer. Mais que se passe-t-il ? Est-ce que Jade ne plaisantait pas lorsqu’elle a lâché à Zacharie Mignard qu’elle était « d’humeur à tuer » ? Et d’où vient cette rumeur qui se glisse dans le récit, vénéneuse comme un poison mortel ?

Joanne Richoux ne nous livre pas toutes les clés de son héroïne. Au contraire les failles qu’elle laisse entrevoir enveloppent Jade d’un mystère croissant. Elle vrille, elle aussi, et entame une glissade non contrôlée. Au final, Jade résiste à l’emprise de toute lecture. Un portrait sans temps mort, tendu et troublant comme un parfum non identifié. Pour grands ados et jeunes adultes.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:58) :


Sillage Joanne Richoux - PKJ - (276 pages, 14,90 €)


vendredi 3 février 2023

La longue marche des dindes


Fauve jeunesse 2023 au FIBD d'Angoulême

« Je crois que chacun ici-bas à un talent ». C’est sur ce credo sommaire mais résolu que Miss Rodgers, l’institutrice de Simon Green, invite son jeune élève à voler de ses propres ailes. Simon n’est manifestement pas fait pour l’école et depuis que son oncle et sa tante l’ont recueilli, on fait sentir au garçon, qui a bon appétit, qu’il mange une bonne part de ce qui reviendrait normalement à ses quatre cousins.

Voler de ses propres ailes ? Pourquoi pas en compagnie de ce troupeau de mille dindes qui coûtent plus cher à nourrir à leur actuel propriétaire qu’elles ne lui rapporteront. Sauf si le jeune Simon les conduit du Missouri au Colorado, jusqu’à Denver exactement, à mille kilomètres de là, où il pourra les revendre 20 fois leur prix. Mais le fermier, Mr Buffey, n’est pas prêt à prendre le risque de confier son trésor sur pattes à un gamin inexpérimenté.

C’est pourtant le projet un peu fou qui va s’imposer à Simon pour se lancer dans la vie. Miss Rodgers, décidément sa bonne fée, lui prête toutes ses économies pour lui permettre d’acheter le troupeau. Simon recrute un muletier qu’il convainc non sans mal de lâcher la bouteille. Bidwell Peece conduira les quatre mules que Simon a élevées et qui tirent un chariot de maïs, de quoi nourrir les dindes en route pendant que Simon et Emmett, le petit chien du muletier, encadreront les volatiles. Et les voilà partis.

En chemin, le convoi va croiser la route de Jo, esclave en fuite et celle de quelques indiens que Simon devra amadouer. Pourra-t-il faire confiance à son père qui retrouve sa trace ? Pas sûr. D’un nuage de sauterelles, Simon sauvera Lizzie, s’adjoignant ainsi une autre compagne à peine plus âgée que lui.

Du roman de Kathleen Karr, le talent de Léonie Bischoff a tiré une BD enlevée qui nous transporte dans cette Amérique du XIXème siècle prête à toutes les aventures et à toutes les entreprises, car personne n’a rien à perdre mais tout à gagner. L’enthousiasme juvénile et communicatif de notre dinde-boy et de son troupeau emporte tout sur son passage. Bien sûr, il y aura quelques déboires en route, de l’adversité même, mais l’équipe hétéroclite que Simon a formée au fil du voyage saura unir les talents exaltés par Miss Rodgers pour résister à toutes les péripéties qui accompagnent nécessairement un tel périple.

Pour écouter cette chronique :



La longue marche des dindes est une bande dessinée de Léonie Bischoff, d’après le roman de Kathleen Karr ; éditée par Rue de Sèvres (145 pages, 18 €)

Cette BD, primée à Angoulême, avait déjà reçu au dernier Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil le prix 2022 de l’ACBD, l'association des critiques de bande dessinée.

Sans crier gare

  Aimez-vous les livres qui simultanément ou dans un ordre quelconque vous font peur, vous font pleurer et vous font rire tant et tant que v...