vendredi 7 mai 2010

Le tueur à la cravate

L'auteur à la cravate



Pour ce roman, Marie-Aude Murail a décidé de s'aventurer sur un territoire qu'elle avait encore peu exploré, celui parcouru en tous sens par les anglo-saxons qui ont laissé au genre un nom intraduisible : « thriller ». Si la série des Nils Hazard lui avait déjà permis d'écrire des romans policiers, son héros, improbable étruscologue, est plus un enquêteur d'occasion, commis d'office par les événements ou par son irrépressible curiosité, qu'un vrai détective. S'il devient au fil du temps un « chasseur d'énigmes », il reste encore obsédé par ses traumatismes d'enfance qu'il a racontés, pour les décrypter, dans Dinky rouge sang. Cet opus, qui inaugure la série, est d'ailleurs une sorte de roman psychanalytique pour ados, dont une ébauche conservée par Marie-Aude Murail s'appelait, très significativement, L'homme hanté, un titre emprunté à Dickens, son heavenly father en écriture.

Avec son Tueur, Marie-Aude nous offre un livre doublement original. D'abord ça fait vraiment frissonner, il y a des vrais meurtres, des vraies peurs, le tout serti dans le quotidien très banal d'une lycéenne et de sa copine, entre Gironde et Charente-Maritime. La quatrième de couverture annonce la couleur : noire. Et noir, c'est noir. Quoi de plus effrayant pour une adolescente que de voir s'insinuer en elle le doute puis la conviction que son père chéri, Martin Cassel, honorable anesthésiste à l'hôpital Pellegrin de Bordeaux, est peut-être, en fait, aussi, un tueur en série ?

Attention, secrets de famille et paranoïa en vue ! Pour corser la chose, Ruth est à l'âge où elle ne sait plus comment aimer son papa ni s'il faut encore s'en faire aimer. Elle se serrerait bien contre lui, toute abandonnée comme sa petite sœur Bethsabée, mais ne va-t-il pas sentir les seins qui lui ont poussé entre temps et qui l'ont transformé en apparence de femme ? Danger. Maman n'est plus là pour faire rempart et d'ailleurs, n'aurait-elle pas été assassinée par papa ? Ici, malheureusement, les deux ne sont plus dans le même bateau... 

On ne raconte pas un thriller mais on peut assurer que le lecteur y retrouvera ce qu'Anna Gavalda nomma un jour « la qualité Murail ». Des personnages bien campés, consistants, du médecin protestant de la bonne bourgeoisie bordelaise au beauf' fan de tuning et de poker, jaloux à la main lourde, en passant par une adolescente indécise quoique prête à mourir ou à tuer pour sa petite sœur et une ancienne élève du lycée où sévissait le beau Martin : celle-ci risque vraiment d'y passer, pour avoir cru que sa dernière chance d'être aimée était arrivée. J'ai eu personnellement une petite faiblesse pour Kim, « la » lieutenant de police rouquine, d'abord tout excitée à la perspective de faire tomber un notable. Mais ce n'était peut-être qu'un écho de la petite faiblesse qu'elle a ensuite elle-même pour... chut, n'en disons pas plus. Comme d'habitude, c'est un « chaud Murail », où les sentiments circulent à la vitesse des mots et nous serrent la gorge au détour d'une phrase, avec (ou sans) cravate et quelques marqueurs résiduels d'humour.

La deuxième grande originalité de ce livre dans la production de Marie-Aude Murail est qu'elle nous en offre aussi le « making of ». Soit un « bonus » de 72 pages serrées - le roman en fait 287 - sous la forme d'un journal de création intitulé « Comment naît un roman (ou pas) ». Ce journal raconte sans fard les cinq mois de gestation du Tueur, du 12 janvier au 25 mai 2009. Entre le roman et le récit de sa genèse s'établit un courant alternatif : une sorte d'intertextualité joue à plein, si bien qu'après avoir enchaîné les deux, on a hâte de repartir vérifier dans le roman la trace des décisions successives qui l'ont fait ce qu'il est, parmi toutes les autres possibilités auxquelles l'autrice a été confrontée au long des jours. En lisant le journal, on comprend mieux ce qui peut nourrir l'envie d'écrire et ce qui l'entrave. Toutefois, nulle leçon générale n'est à en tirer : c'est le témoignage incomparable d'un moment unique de création littéraire. L'existence d'un écrivain y est démystifiée, démythifiée pourrait-on dire. Mais en assurant le bouclage (apparent) de sa pulsion d'écrire et de notre désir de lire, Marie-Aude Murail crée aussi un trouble d'un nouveau genre : la réalité de l’écrivain, que celle-ci nous exhibe dans son journal pour mieux nous la filtrer dans son roman, n'existe plus seulement « pour l'emploi d'une illusion à décrire ». A l'instar de ces musiques contemporaines où, par une boucle de réinjection électronique, le son produit par les instruments se réintroduit en temps réel, comme de l'extérieur, dans la partition jouée et tout à la fois la répète, l'enrichit et la bouscule, la lecture enchaînée roman-journal-roman provoque décalages et superpositions qui ancrent la fiction lue dans le vie racontée mais aussi la déstabilisent a posteriori. Le texte des origines taquine l'origine du texte. La voix de l'écrivain brouille un instant les voies empruntées par les personnages pour les libérer à nouveau. Il reste de ce livre double une étrange polyphonie, celles d'une vie déjà jouée et d'une autre, indéfiniment rejouable : un morceau de vie vécue, celle de l'auteure et la « vie en œuvre », celle du lecteur et de ses (re)lectures, bizarrement intriquées. Ça va amuser bien des professeurs de français... leurs élèves aussi, n'en doutons pas !

Le tueur à la cravate - Marie-Aude Murail - l'école des loisirs 2010, réédition poche 2016 (368 pages, 7,80 €)

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