lundi 13 décembre 2021

Arnaud Beltrame - Le Don et l'Engagement



Il y a trois ans, je vous avais présenté ici même la vie du pape François racontée en bande dessinée par Arnaud Delalande au scénario et Laurent Bidot au dessin. C’est une nouvelle collaboration du même tandem qui nous vaut cet automne un autre récit, nettement plus dramatique, celui de la vie et de la mort du lieutenant-colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame

C’est le 23 mars 2018, rappelez-vous, qu’un appel téléphonique parvient au 17, le numéro des forces de police et de gendarmerie : 

- La gendarmerie j’écoute, bonjour…

- Oui, bonjour madame, je m’appelle Julie, je travaille au Super U à Trèbes…

- Oui ?

- Et je suis actuellement, euh… prise en otage par un monsieur armé.

Cet appel exigé sous la menace terroriste de l’assassin Radouane Lakdim marque le début de la prise d’otages du Super U de Trèbes, dans l’Aude. On sait que grâce au comportement héroïque d’Arnaud Beltrame, l’otage sera libérée saine et sauve mais que le gendarme y perdra la vie dans l’assaut final.

Nos auteurs et illustrateurs s’emploient certes à reconstituer minutieusement ce drame. Mais ils reviennent avant tout sur l’itinéraire de leur héros, son héritage familial, son enfance, sa relation conflictuelle avec son père, pour montrer que son geste final est le fruit d’une longue maturation humaine. Le sous-titre de leur BD, le Don et l’Engagement donne le ton de l’ouvrage dont ils ont confié la narration à Arnaud Beltrame lui-même, comme s’il était revenu pour nous raconter sa vie. 

L’engagement, c’est celui qu’Arnaud prend très tôt, celui de servir la France dans son armée et qui va l’entraîner dans des situations très variées, chez les paras puis dans la gendarmerie, à l’étranger, dans la garde républicaine, avant de se retrouver dans la Manche, puis au ministère de l’Écologie et enfin en poste dans l’Aude. 

Les auteurs tirent un autre fil, celui de l’itinéraire spirituel d’Arnaud Beltrame qui va nous aider à relire sa vie, ses ambitions et ses échecs, notamment celui au concours d’entrée à l’École de guerre. Car sa formation passe aussi par des hommes d’Église, des monastères et des retraites qui jalonnent son parcours professionnel mais aussi par la franc-maçonnerie dans laquelle son beau-père l’a introduit. C’est sans doute cet intérêt spirituel très large et au final une foi profonde qui fournissent la clé du dernier acte : le don résolu qu’il sera conduit à faire de sa vie en offrant de se substituer à la jeune femme retenue en otage dans le Super U de Trèbes.

C’est un beau portrait que fournissent auteur et illustrateur, très documenté l’un et l’autre et qui se lit comme le roman d’un homme mais aussi d’une époque, la nôtre, rendant hommage en images à celles et ceux qui servent notre liberté et notre sécurité.

Difficile pour terminer de vous lire à voix haute une BD sans les dessins, mais je vous propose la courte préface que Marielle Beltrame, l’épouse d’Arnaud, a offerte au tandem créateur…

Pour écouter cette chronique :


Arnaud Beltrame – le Don et l’Engagement – scénario : Arnaud Delalande - dessin : Laurent Bidot - couleurs  :Clémence Jollois et Laurent Bidot – BD édition Plein Vent (2021, 15,50 €)


lundi 1 novembre 2021

Les amoureux de Houri-Kouri

 


Nous sommes au cœur de l’Afrique, que les paléontologues jugent désormais être le berceau de l’humanité, et plus précisément à la frontière du Mali et du Burkina-Faso. Là, un site archéologique prometteur vient d’être repéré par un journaliste malien d’un village voisin. Une mission scientifique, prévenue par le ministère de la Culture à Bamako, s’apprête à partir de Paris. Parallèlement, Juliette Aya Ahoutou, une jeune archéologue ivoirienne, qui vient de terminer son doctorat « Archéologie en Préhistoire » en France, est de retour dans son pays, et cherche un travail à Bouaké. Son professeur l’incite, puisque vue de France elle est déjà sur place, à se rendre sur le site et à entamer seule les fouilles. La zone, frontalière, est dangereuse mais Aya n’hésite pas longtemps. A la perspective d’une découverte sans précédent, elle se dit que pour elle, jeune docteur ès paléontologie, c’est peut-être la chance de sa vie. Elle part.

Partir, c’est aussi à quoi doit se résoudre Oscar, un Mossi. Il avait emprunté à ses proches, avait tout misé sur un troupeau de chèvres et la sécheresse a presque anéanti son maigre cheptel. Ruiné, il doit chercher un travail pour rembourser sa tontine et il part à la capitale, Ouagadougou, dans cet espoir, en compagnie de la chèvre qui lui reste.

C’est un destin plus dur encore qui attend Kim, une jeune malienne livrée à la rue quand son orphelinat doit fermer. Elle survit un moment au sein d’une bande de gamins avant de se trouver enrôlée comme soldat d’Allah. Elle a réussi à se faire passer pour un garçon du nom de Mehdi. Embrigadé, Mehdi va devoir accomplir sa première mission : tuer, être tué peut-être…

Comment Nathalie et Yves-Marie Clément vont tisser les destinées d’Aya, d'Oscar et de Kim alias Mehdi dans la trame africaine et les faire se croiser, c’est ce que vous découvrirez en lisant leur roman, Les amoureux de Houri-Kouri. Ils nous racontent en parallèle une autre histoire, beaucoup plus ancienne, celle de deux de nos ancêtres d’il y a 300 000 ans, Nourh et Dhib, une femme et un homme, imaginant leurs vies précaires mais décisives pour nous. Sans eux, sans leurs formidables instincts vitaux, nous ne serions pas là.

« L’Afrique est mal partie », c’est le titre d'un livre, celui du diagnostic pessimiste que posait l’agronome René Dumont il y a soixante ans, Afrique que Paul Claudel avait décrite dans Le soulier de satin comme « un carreau de feu posé sur le ventre » de la Terre. Les Clément, en repassant par une fiction bien documentée, montrent quelles ressources individuelles et collectives gardent les Africains, en dépit de la violence des hommes et de la rudesse du climat. À partir de leur rencontre improbable, Aya, Oscar et Kim voient s’ouvrir un horizon nouveau pour chacun d’eux, à l'ombre de leurs lointains ancêtres qui sont aussi les nôtres.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:10) :


Les amoureux de Houri-Kouri – Nathalie et Yves-Marie Clément – éditions du Pourquoi pas ? (129 pages, 9,50 €)


vendredi 29 octobre 2021

Virgile et Bloom



Depuis le Dracula de Bram Stoker, roman paru en 1897, la figure du vampire n’a cessé de fasciner des générations de créateurs et créatrices. Raison pour laquelle elle réémerge régulièrement dans la littérature et au cinéma. Elle est sans doute à l’origine de tout un pan de la littérature fantastique. On se souvient du roman d’Anne Rice, Entretien avec un vampire paru en 1976 et publié en 1978 dans une traduction française du compositeur Tristan Murail. Anne Rice allait exploiter le filon et donner à d’autres l’envie de le creuser, notamment en littérature jeunesse, Twilight ayant relancé récemment la franchise vampire en direction des jeunes adultes.

Les principaux traits du vampire sont connus. Il se nourrit de sang humain, ou à défaut, de sang animal. Sa morsure est mortelle s’il vide sa proie, mais, lui, est quasiment immortel et peut faire don de cette immortalité à ses victimes. Ce qui le rend doublement fascinant. Côté risque, je peux mourir de sa morsure mais, côté gain, je peux devenir immortel si j’endosse son costume  et, à mon tour, mords, suce le sang des autres, jusqu’à les tuer parfois. Il incarne donc dans l’imaginaire contemporain la version sublimée du prédateur, entourée d’une aura qui le disculpe en partie. Car après tout, s’il tue, c’est pour vivre, et non seulement par plaisir ou sadisme comme le fait un vrai psychopathe.

Pour son nouveau roman, intitulé Virgile et Bloom, Joanne Richoux a donc choisi de remettre le couvert et d’inviter un vampire à sa table d’écriture. Virgile est un jeune homme ténébreux et taciturne qui porte encore beau pour ses 283 ans et qui s’est trouvé une raison sociale à notre époque en donnant des cours particuliers de violoncelle. Une de ses élèves, surnommée Bloom, qui vit sous la tutelle de sa grande sœur Élise, soupçonne très vite l’état principal de son professeur et finit par lui poser la question : « Virgile, est-ce que t’es un foutu vampire ?  ». Dès lors, le sort de Virgile et Bloom sont liés, Bloom est amoureuse, c’est clair, Virgile pourrait peut-être découvrir, en faisant un effort, qu’il l’est aussi de sa jeune élève qui n’a pas froid aux yeux ni ailleurs. Mais « comment s’y prendre », pourrait leur chanter Juliette Gréco.

C’est l’objet de la suite du roman qui emmène le lecteur dans un voyage mouvementé jusque dans les sous-sols de la forêt de Brocéliande, autrement dit dans la Bretagne chère à notre autrice. Comme Virgile, recru de solitude, ambitionne d’être admis dans cette étrange communauté, nos deux héros vont être soumis à une sorte de bizutage angoissant de la part d’une galerie de monstres doués de pouvoirs paranormaux, jusqu’à une ultime épreuve initiatique que je vous laisse découvrir. Chemin faisant, nous apprendrons qui est réellement Virgile grâce à une succession de retours en arrière sur sa longue et effarante carrière, réservés au seul lecteur.

La relation entre une humaine amoureuse et un monstre, fût-il un séduisant vampire, n’est pas de tout repos. De leur côté, les créatures de Brocéliande, qui ont à leur tête Nico, une Harpie – c’est tout dire - trouvent les humains plus monstrueux encore et mijotent un nettoyage sélectif mais approfondi de notre planète. Tout pourrait donc très mal finir si notre autrice s’avérait incapable de calmer les tempêtes amoureuses et justicières qu’elle a voulu déchaîner.

Joanne Richoux a écrit un roman sang pour sang chaud et survitaminé qui revitalise un genre menacé par les minauderies  de la romance, et qui réveillera les ados attardé•es dans Twilight et autres sucreries.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 04:08 )


Virgile et Bloom – Joanne Richoux – Actes Sud junior- (303 pages, 16 €)


lundi 20 septembre 2021

Souviens-toi de septembre !



C’est bien connu : on ne change pas une équipe qui gagne fût-elle composée d’un capitaine de police en rupture de ban, d’une collégienne hypermnésique en rupture de banc (d’école) et d’une sniffeuse de coke à quatre pattes. C’est bien ce trio que l’on retrouve en partie masqué sur la couverture de Souviens-toi de septembre ! le nouvel opus promis par Marie-Aude et Lorris Murail après Angie ! paru en février. Et ce sont bien Augustin, Angie et Capitaine (ouah ouah !) qui nous entraînent dans une nouvelle aventure, aussi havraise que la précédente, mais qui plonge cette fois ses racines dans un passé plus lointain : la seconde guerre mondiale et singulièrement le bombardement anglais du 5 septembre 1944 qui détruisit en grande partie le port normand que l’armée allemande occupait toujours, trois mois après le débarquement allié.

Comment l’onde de choc de cette destruction massive et ses effets collatéraux ont pu se propager jusqu’au cœur du Havre confiné de l’année 2020, c’est ce que va démêler peu à peu Augustin, embarqué dans une enquête où ses méthodes aussi intuitives que peu orthodoxes vont faire merveille, au grand dam de sa supérieure hiérarchique, la commissaire Alice Verne. Celle-ci reste trop embarrassée par les sentiments qu’elle continue à nourrir pour le capitaine pour parvenir à le contrôler ou du moins à le canaliser. Lequel Augustin feint, plus ou moins bien, de ne rien deviner des sentiments en question, dont il tire en douce sa plus grande liberté.

Une fois de plus, entraînée par Augustin, la brigade des Stups va être impliquée dans une affaire qui ne la regarde pas et se trouver en concurrence avec la Crim’ dirigée par le commissaire Hautecloche. Celui-ci serait depuis longtemps en burn-out n’étaient les repas mitonnés par Nelly son avantageuse épouse et fidèle conseillère ès énigmes.

La commissaire Alice Verne, déjà jalouse d’Emma, l’infirmière au grand cœur voisine de palier d’Augustin et mère un peu dépassée d’Angie, va rapidement se demander ce que fricote le capitaine Augustin avec la juge Manon Chanterelle-Lecoq pour qu’ils aient autant de rendez-vous impérieux et d’aussi longs conciliabules téléphoniques.

Car pour cette enquête, Augustin va côtoyer la haute société havraise : la juge déjà citée, jeune veuve séduisante, fille du sénateur Gabriel Lecoq et donc petite-fille d’un notable, bienfaiteur du Havre, Maurice Lecoq, qui fête ses cent ans et sa promotion au grade de commandeur de la Légion d’honneur. Quels lourds secrets familiaux se cachent derrière cette richesse et cette notoriété acquises rapidement au lendemain de la guerre et capitalisées depuis, c’est ce qui finira par éclater dans une scène finale que n’aurait pas désavouée Hercule Poirot. 

Au passage, Augustin aura fait la connaissance d’un étrange curé mi-bourgeois mi-loubard qui roule en Harley-Davidson et semble fréquenter un des indics de la brigade. Quels autres secrets ce prêtre détient-il réellement ? Augustin aura aussi croisé Snow Kid, un rappeur qui enflamme la Toile et le ministère de l'Intérieur. Bien entendu, Angie n'est jamais loin du capitaine Maupetit, ce qui agace beaucoup d'adultes, à commencer par la juge. Et nous en apprenons un peu plus sur l'excentrique tante Thérèse qui met à nouveau son pendule au service de son neveu.

Une nouvelle fois, les Murail frère et sœur nous ont mitonné une intrigue aux multiples rebondissements, souvent comiques, parfois tragiques voire grand-guignolesques, qui convoque quelques victimes et fantômes de l’Histoire et leurs défenseurs actuels, qui, eux, veulent comprendre d'où ils viennent et ne rien oublier.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:21) :



Souviens-toi de septembre ! – Marie-Aude et Lorris Murail – l’école des loisirs – 2021 (461 pages – 17 €) - parution mercredi 22 septembre 2021.

PS : Lorris Murail est décédé le 3 août 2021 des suites d'une longue maladie. Sa sœur poursuit désormais seule l'écriture du troisième tome des aventures d'Angie, qu'ils avaient commencée ensemble, jusqu'à la page 150...




 

vendredi 13 août 2021

Après la chute

 L’aigle et la poule



Après les Jeux Olympiques 2020, qui avaient été reportés d’un an, et qui viennent de se dérouler à Tokyo, dans des conditions éprouvantes pour tous les athlètes engagés, le livre de Marie Leymarie nous ramène quelque temps en arrière, nous plongeant dans les coulisses de la vie d’une gymnaste de haut niveau. Lilou a seize ans, elle n’a cessé de progresser, obtenant une médaille de bronze aux derniers championnats du monde et elle est quasi-sûre d’obtenir son billet pour Tokyo, dans la sélection des meilleur•es gymnastes français•es. À cinq mois des Jeux, une talonnade, compliquée d’une blessure au talon d’Achille, l’oblige à suspendre son entraînement pendant deux mois. Sa sélection est compromise. Son univers s’effondre.

Ce que nous raconte Marie Leymarie dans Après la chute, c’est comment l’univers de Lilou s’est construit depuis la petite enfance. Comment on fabrique une championne de gymnastique, ce corps qui va reculer les limites de la douleur pour défier la pesanteur et s’envoler léger au-dessus des agrès, s’enrouler comme une liane autour des barres parallèles, défier sur une poutre les lois de l’équilibre, survoler les tapis de ses pirouettes et saltos millimétrés.

La fabrique d’une championne, c’est sa famille, un père qui est fier de Lilou, une mère qui tremble parfois, Julia, une sœur aînée rivale aimée et triomphante puis distancée par la cadette qui s’accroche, plus douée et une petite Clara dernière née et dont la différence va brutalement concentrer toute l’attention et tout le souci parentaux. Mais la fabrique c’est aussi et surtout un entraîneur, plusieurs même, de plus en plus exigeants, du petit gymnase de quartier jusqu’au pôle de Toulon, l’usine à champions où Lilou est partie en internat.

Marie Leymarie nous introduit à l’intérieur de ce monde d’où surgissent les réussites les plus éclatantes sans qu’on ait jamais mesuré la somme d’efforts et de sacrifices qu’elles ont nécessité. Elle dit toute l’ambivalence des ambitions de ces graines de champions, des projections des adultes sur elles, des dérives parfois. Elle montre aussi qu’il y a encore une vie après la chute, une vie que Lilou n’avait même pas eu le temps d’entrevoir.

Après la chuteMarie Leymarie – Syros – 2021 (249 pages, 16,95 €) – en librairie le 9 septembre.


vendredi 30 juillet 2021

Violante


Une élève qui débarque en classe peu après la rentrée et fascine d’emblée la narratrice, ça ne vous rappelle rien ? Et si je vous cite « Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189… » reconnaissez-vous la première phrase du Grand Meaulnes ?

Comme le héros d’Alain-Fournier, Violante s’empare de vous dès les premiers mots. Violante, avec un « a », Violanté en italien, c’est le nom aux multiples résonances d’une fille étrange et sauvage qui cache, sous une épaisse tignasse noire rabattue sur sa joue une tache rouge, large comme la paume d’une main, ce qu’on nommait autrefois une « envie », couleur lie de vin.

Le maître l’a fait asseoir près de vous, qui êtes bon•ne élève et ne ferez pas d’histoires avec cette voisine qui fait peur, et son mystère va vous envelopper peu à peu, vous l’aurez apprivoisée sans le vouloir, elle sera bientôt votre amie, et elle vous confiera un jour son formidable secret.

C’est une année pas comme les autres qui commence pour vous, une année avec Violante, jusqu’à la fête de cette petite école sur laquelle va se refermer le temps de l’enfance et avec elle, le cycle de Violante la petite sorcière.

Maryline Desbiolles démontre de façon éclatante dans ce livre court et dense ce que peut la littérature quand elle se plie au pouvoir incantatoire des mots répétés comme ceux d’une prière, une prière qui fore doucement et sans pitié les esprits et la nature, les cœurs et les corps pour faire surgir la vie de la profondeur où elle était enfouie.

Alors, comme dans le poème Nevermore de Paul Verlaine, que récite Violante, vous saurez répondre à cette « voix d’or vivant » qui vous demande « quel fut ton plus beau jour ? » : ce fut le jour où tu m’es apparu•e et je ne l’ai su que le jour où tu m’as quitté•e.


Écouter cette chronique (extrait lu à 02:08):



Violante – Maryline Desbiolles – illustré par Laurie Lecou - l’école des loisirs – 2021 (68 pages, 9,50 €)
 


vendredi 23 juillet 2021

Annie au milieu

 Fichu chromosome !






Il y a nous tous et Annie au milieu... de nous. Avec son roman paru le 25 août,  Emilie Chazerand, que nous avions découverte et aimée avec La fourmi rouge, nous livre un nouveau et étonnant portrait de famille, tonique et bigarré, par les voix de trois ados, Harold, Annie et Velma, par ordre d'apparition sur terre.

Chacun à sa place, avec son langage et sa vision très intime du monde, va nous raconter l'histoire qui tient en quelques mots. Comment, contre vents et marées, Annie pourra-t-elle participer au défilé de majorettes de Couronne au printemps prochain ? Les choses, en effet, s'annoncent mal lorsqu'à l’issue d'une répétition plus mouvementée que d'habitude, Solange, la mère d'Annie, dit des choses définitivement très désagréables à Élodie, l'entraineuse, qui vient d'exclure Annie du groupe.

Après un énième moment d'accablement, la famille va resserrer les rangs autour d'Annie et lui permettre de défiler malgré TOUT. C'est ce que notre autrice nous conte en quelque 300 pages construites sur le cœur battant d'Annie.

N’allez pas croire toutefois que ce roman casse-gueule bâti autour de la vie quotidienne d'une jeune trisomique et de sa famille soit dégoulinant de bons sentiments catholiques consensuels. Annie au milieu est certes un roman qu'on pourrait qualifier de généreux, mais c'est aussi un roman âpre, sans une once de mièvrerie, où chaque membre de la famille pète un câble à tour de rôle et pour d'excellentes raisons qu'on n'a pas de peine à comprendre et à admettre. Car son héroïne, Émilie Chazerand ne cherche pas le dissimuler, est dans la vie courante un sacré boulet…

L'une des clés de la réussite de ce roman est justement d’avoir su donner une voix intérieure à Annie, narratrice à part égale avec son frère et sa sœur, mais capteur immédiat et sans filtre de ce qui arrive autour d'elle et, elle le sent bien à sa façon,  à cause d'elle, de ce qu'elle est, qui dérange l'ordre policé du monde, à commencer par celui de la syntaxe et des majorettes. Partout où elle passe, Annie fout l'bazar, pas toujours joyeux pour tout le monde... 

L'autre clé, c’est d'avoir choisi de faire raconter les mêmes moments de vie par le frère et les deux sœurs à tour de rôle.  De ce choix narratif, on aurait pu redouter d'assommantes redites. Mais c'est au contraire un profond roman choral qui naît sous nos yeux, nous plongeant dans la psyché de trois ados bien différents, où la différence d’Annie prend sa place, dans une étonnante familiarité et pourrait-on dire naturalité, tout à la fois affirmées par celle qui est bien malgré elle au centre du jeu et reflétées par Harold et Velma qui ont dû grandir avec ça.

Ils se racontent mais ils racontent aussi leurs parents et grands-parents – le roman commence par l'enterrement de la grand-mère paternelle vu par les trois adolescent•es ! – et leur chant emporte jusqu'à nous toutes les émotions et les ferveurs de leur âge.

Le ferment d'anarchie qu’impose Annie convient assez bien à la mère de Solange, l'ancienne soixante-huitarde peace and love, Marie-Claire  dite Mamiche, fausse cynique dont le babacoolisme persistant a le don d’exaspérer régulièrement sa fille, surtout quand elle traite celle-ci de « mère parfaite » ! C'est cette incontrôlable grand-mère qui lance la famille sur un pari fou : car il faut sauver la majorette Annie.

Pour accompagner la famille Desrochelles dans cette aventure extrême, Émilie Chazerand fait surgir une foule d'autres personnages que la cause d'Annie va fédérer jusqu’au bouquet final, où le secret d'Harold aura su, lui aussi, fleurir.

La leçon  de cette famille, c'est Velma, qui la tire à la toute fin. Ce sont tous des fous d'Annie. Car Annie les rend fous et ils sont fous d'elle. Fous d'amour. Et au final, nous avec eux.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:33) :


Annie au milieu - Émilie Chazerand - Sarbacane X' - 2021 (302 pages, 17 €)

vendredi 16 juillet 2021

Sainte Marguerite-Marie et moi

Un miracle de littérature




Clémentine Beauvais avait au moins mille mauvaises raisons de ne pas écrire ce livre consacré à la vie de Marguerite-Marie Alacoque, visitandine du XVIIe siècle, grande promotrice de la dévotion au sacré cœur de Jésus, canonisée en 1920, devenue aujourd'hui la figure de proue des "chacha" de Paray-le-Monial, les membres de l'Emmanuel, mouvement catholique charismatique. La 4ème de couverture en énumère quelques-unes : agnostique, non baptisée, féministe, écolo et végétarienne, à quoi il faudrait ajouter autrice pour la jeunesse à temps plus que partiel, enceinte, confinée comme tout le monde, enseignante-chercheuse en éducation et littérature anglaise à l'université d'York, où elle est soupçonnée de sympathie pour les Travaillistes (là, j’invente)… Où Clémentine Beauvais allait-elle donc trouver le temps et les motivations pour enquêter sur cette bonne sœur mystique, dont les écrits, de l’aveu même de son éditrice, Hélène Mongin, risquaient de lui apparaître « un chouïa flippants » - je cite - en tout cas à mille lieues des centres d’intérêt d’une jeune femme post-moderne ?

Si notre autrice a malgré tout relevé ce défi, c’est que le roman familial faisait de la sainte sa lointaine aïeule et qu’elle savait devoir tôt ou tard dissiper le brouillard qui entourait cette généalogie. Plutôt tôt que tard, car un héritier se présentait à l'improviste, et son arrière-grand-mère bien-aimée dépositaire dudit roman était en train d’en perdre la mémoire. La couverture du livre qui montre adossées l’une à l’autre, comme avant un duel, Marguerite-Marie en sainte et Clémentine enceinte, la première jonglant avec un cœur et la seconde un smartphone en main, condense bien tout ce qui les sépare a priori et que l’écriture va devoir réunir, dans la concurrence d'une double maternité : un enfant, un livre.

Ce que la couverture annonce aussi, c’est qu’il va être question autant de l’autrice que de la Visitandine, qui vont se révéler l’une à l’autre et l’une par l’autre. Très rapidement, Clémentine Beauvais découvre que la future sainte a écrit ses mémoires non sans « réticences, résistances, répugnances », parce qu’on lui avait demandé instamment de le faire, « on » désignant ici un prêtre, le Père La Colombière, qui va littéralement inventer Marguerite-Marie en femme de lettres. L’autrice reconnaît, en miroir, dans les réticences, résistances et répugnances de son aïeule celles qu'elle éprouve à écrire ce livre sur elle. Cette reconnaissance a sans doute engendré un sentiment de solidarité entre femmes - la vierge et l'enceinte, la voilée et la féministe, l'exaltée et la pédagogue, etc. - dont l’éclair a troué le temps et l'espace. Malgré cela, Clémentine Beauvais sera poursuivie tout au long de l’écriture par un procès en légitimité qu’elle instruit devant nous, à ciel ouvert, on peut risquer cette expression dans le contexte. Ce procès contre elle-même nourrit heureusement un paradoxe fécond : loin de stériliser l’autrice, il soutient son enquête comme un aiguillon et l’aide à surmonter tous ses complexes qu’il dévoile un à un.

Pour l'essentiel, Clémentine Beauvais va découvrir en Marguerite-Marie - et donc nous révéler - une femme doublement moderne : « parce qu’elle veut brûler, et parce qu’elle va, malgré elle, écrire cette brûlure. » « C’est une exaltée » lâche sa grand-mère, mi-critique, mais cette exaltation va se communiquer à celle qui croyait pouvoir tenir la sainte à distance, comme un objet d’études littéraires, en professionnelle de la chose.

Cette mise à distance à laquelle Clémentine Beauvais renonce, par bienveillance de commande puis par amour et efficacité littéraire, elle la croise, curieusement, chez les cathos de l'Emmanuel et chez les commentateurs officiels de la sainte. Ils accompagnent et encadrent son projet mais en viendraient presque à suspecter l'enthousiasme croissant de leur employée, notamment pour les aspects les plus trash de la sainte. Du coup, elle se fait critique de celleux qui, par exemple, transforment le Sacré Cœur en simple « symbole » de l’amour divin. Et même elle s’en scandalise avec des majuscules dans le texte et force de points d’exclamations : « Mais NON !!! C’est pas juste un SYMBOLE ! » Car elle a bien lu ce qu’a écrit sa sœur qui rend compte d’un vécu éprouvé dans sa chair : Jésus a pris le cœur de Marguerite-Marie, l’a mis dans le sien avant de le replacer dans sa cage thoracique d'origine, opération à cœurs ouverts, sans anesthésie. Donc ça brûle. Vraiment. Jusqu'au bout, Il l'a promis, en plus, ce sadique.

C’est dans cet excès que Clémentine Beauvais rencontre son aïeule, c’est dans l’excès qu’elle l’aime et ce sont les comportements excessifs de la sainte qui procurent au livre les moments les plus comiques, sans la moindre trace de moquerie surplombante, grâce à une écriture parfaitement maîtresse d’elle-même et de son humour, mélange subtil de rigueur universitaire, d’esprit potache et d’understatement. En bonne phénoménologue – tout le phénomène, rien que le phénomène – menant une enquête serrée, autant littéraire que de terrain, l’autrice n’a gommé aucun épisode, des plus objectivement dégoûtants aux plus gore, mais chacun d’eux semble dilater la réalité en submergeant tous les préjugés, pour mieux rendre compte de l’instinct de grandeur, démesuré, propre à l’aventure mystique, à la rencontre avec le Christ telle que Marguerite-Marie Alacoque en a fait l'expérience unique et le récit. 

Parce que Clémentine Beauvais nous offre de cheminer avec elle à la recherche de la sainte, de sa sainte, nous vivons avec elle ses doutes, ses étonnements, la fabrication même de son texte comme si nous y participions nous-mêmes. Nonobstant l'inévitable tension narcissique du projet, qu'elle avoue volontiers, ou peut-être à cause même de cette tension, son livre est enveloppant, joyeux, drôle, enthousiasmant. C’est pour tout dire un vrai miracle littéraire, qu’elle sait parfaitement à qui attribuer dans les derniers mots de ses remerciements.

Pour écouter cette critique :


Sainte Marguerite-Marie et moi – Clémentine Beauvais – Quasar – 2021 (241 pages, 16 €) - à paraître le 25 août 2021.

PS : On lira avec profit l'interview de Clémentine Beauvais dans l'hebdomadaire La Vie. On peut également la retrouver dans l'émission L'esprit des Lettres.



vendredi 2 juillet 2021

L'ange obscur

 


Je ne sais pas vous, mais pour moi, l’été, c’est le temps des polars qu’on lit dans le train, entre une sieste et une baignade ou pendant les longs trajets monotones sur autoroute, si on a la chance d’avoir un conducteur ou une conductrice à bord. C’est pourquoi j’ai choisi de vous en présenter un pour cette dernière chronique de la saison 2020-2021, un roman que les ados accepteront sûrement de prêter à leurs parents après l’avoir dévoré.

Avec L’ange obscur, les éditions Syros viennent  en effet de nous offrir un deuxième policier de Danielle Thiéry. J’attendais la suite de Cannibale, de la même autrice, paru l’an dernier, qui, vous vous en souvenez peut-être, avait laissé en suspens le destin criminel d’une certaine Roxane. Celui-ci est réglé provisoirement en deux lignes dans le corps de cette nouvelle histoire : elle a été arrêtée avec son père et tous les deux sont incarcérés à la prison de Fleury-Mérogis. Le capitaine Marin et sa fille Olympe pourraient donc souffler un peu mais ils vont repartir dans une autre aventure dont ils se seraient bien passés. Mais pas nous : les lecteurs de polars sont de grands égoïstes.

Quand Olympe apprend qu’une équipe de tournage vient de débarquer à Épinal et recherche des figurants, elle n’hésite pas une seconde. Elle veut profiter à tout prix de cette opportunité et se présente avec son amie Salomé à l’hôtel où a lieu le casting. Anticipant un refus de son père, elle a choisi de se passer de l’autorisation de ses parents et donc de mentir sur son nom – elle emprunte le nom de sa mère – et sur son âge car en cette année du bac, elle est encore mineure.

La voilà retenue et mieux encore : pour une raison qu’elle ignore, elle va être sélectionnée par Gala Anton, l’assistante de production, pour jouer un des rôles principaux et donner la réplique à de vrais acteurs. D’autant plus vrais que dans le rôle titre, le producteur a engagé le principal protagoniste d’un fait divers tragique qui s’est déroulé dix ans auparavant et dont s’inspire étroitement le scénario. Vince de Mestre, c’est lui « l’ange obscur » qui vient de passer dix ans en prison pour un crime qu’il nie toujours avoir commis. Comme il est proche de la sortie, le juge d’application des peines a autorisé sa participation, dûment encadrée, au tournage du film. Quand Olympe commence à travailler avec lui les premières scènes, elle tombe amoureuse sans même s’en rendre compte de ce mauvais garçon à la gueule d’ange.

Mais voilà qu’un soir Vince s’évanouit dans la nature, alors que le jeune homme aurait dû réintégrer sa cellule en fin de journée. L’alerte est rapidement donnée et l’inquiétude croît quand on s’aperçoit qu’Olympe a disparu elle aussi. Vince va-t-il répéter le crime qu’il a commis, sur Olympe qui ressemble tant à sa première victime ? Ou bien alors Olympe amoureuse est-elle complice de sa fuite ? Le tournage est stoppé net et se transforme en thriller. 

Danielle Thiéry fait revivre l’effervescence et les aléas du cinéma en train de se faire avant de nous faire basculer dans une traque haletante contre un adversaire qui n’est peut-être pas celui qu’on croit. Comme dans toutes les disparitions, le temps est compté, en heures qui s’étirent puis en jours qui s’allongent. L’enquête se déploie dans toutes les directions possibles : le capitaine Anthony Marin ne néglige aucune piste et ne dormira pas avant d’avoir retrouvé sa fille.

L’ange obscur – Danielle Thiéry – Syros – 2021 (473 pages, 17,95 €)


vendredi 25 juin 2021

Horror Games : Ne te retourne pas ! & Attention, collège zombie !

 Quand le virtuel s’invite dans la vraie vie.




Aujourd’hui, on se fait peur. Horror Games : c’est sous ce titre anglais inquiétant que les éditions playBac viennent de publier début juin les deux premiers livres d’une série prometteuse, écrite par l’autrice N. M. Zimmermann et destinée aux pré-adolescent•es adeptes du grand frisson. Les deux récits, sous-titrés respectivement Ne te retourne pas !  et Attention, collège zombie ! mettent en scène des ados saisis dans leurs biotopes, soit : principalement le jeu vidéo et accessoirement la vie en famille et au collège. Si les deux histoires peuvent se lire de façon totalement indépendante, c’est un même jeu qui est au centre, baptisé Mythomonsters, jeu qui réserve quelques surprises à ses participants. Des mauvaises surprises, bien sûr.

L’autrice a en effet choisi de rendre poreuse la frontière qui sépare normalement le monde virtuel de la réalité quotidienne. D’ailleurs, l’investissement et l’immersion des joueurs sont tels qu’il n’est pas entièrement invraisemblable que les personnages du jeu, en retour, fassent tôt ou tard irruption dans leurs vies voire en prennent le contrôle, d’une manière ou d’une autre. 

C’est cette perspective glaçante qui se réalise dans Ne te retourne pas ! Enzo et ses trois camarades, Alice, Naël et Jennifer qui jouent en réseau sur Mythomonsters déclenchent un « événement spécial » sous forme d’un ultimatum lancé par le jeu lui-même : les quatre amis ont 48 h pour rattraper une Érinye, une redoutable déesse de la vengeance, qui s’en est échappée. C’est Enzo qui va mesurer progressivement les conséquences terribles de cette sortie intempestive en constatant que ses trois ami•es disparaissent les un•es après les autres du collège. Comme s’iels n’avaient jamais existé. Comme si le réel lui-même s’était détraqué.

Dans la deuxième histoire, deux jumeaux, Zoé et Sébastien font leur rentrée dans un nouveau collège où l’ambiance est d’emblée très étrange. Il semble que tous les élèves y passent leur journée à jouer à Mythomonsters et que les professeurs aient déjà renoncé à faire cours préférant diffuser des films, comme certains le font parfois, mais seulement en fin d’année scolaire. Par touches successives, les deux jeunes héros prennent conscience de l’emprise anormale du jeu sur les élèves, les enseignants et même l’administration. Aussi  quand Sébastien semble à son tour hypnotisé par son écran, Zoé sait qu’elle va devoir trouver le moyen de rompre le charme maléfique qui a envouté le collège tout entier. D’autant qu’elle découvre qu’une armée de zombies s’apprête à l’envahir. Pourra-t-elle y faire face seule, maintenant que son frère semble lui aussi hors service ?

Par glissements progressifs, Zimmermann construit pour ses personnages une réalité alternative et angoissante, entraînant au passage son lecteur dans une aventure en lisière du fantastique et de l’horreur. Abusez du virtuel, il en restera toujours quelque chose dans la réalité… Nul doute que les amateurs du genre vont en redemander tant l’autrice sait rendre ses univers de fiction aussi attractifs qu’effrayants.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:26) :


Horror Games, une série de N. M. Zimmermann – playBac – 2021 (123 pages et 125 pages, 8,90 €). À partir de 9 ans.



vendredi 18 juin 2021

Broadway Limited - 1. Un dîner avec Cary Grant


Chers lecteurs et lectrices, si vous ne savez pas quoi faire de l’été qui arrive, plongez-vous toutes affaires cessantes dans la trilogie new-yorkaise que Malika Ferdjoukh vient enfin d’achever, Broadway Limited. Soit quelque 1700 pages, dont je viendrai à bout sans peine dans les jours qui suivent mais dont je ne peux m’empêcher de vous parler dès aujourd’hui ayant lu le premier tome et sérieusement entamé le second.

Bienvenue donc dans la pension Giboulée, exclusivement réservée aux jeunes filles, mais où le jeune Jocelyn va être admis en vertu d’une dérogation qui fournirait à elle seule matière à roman. Céleste et Artemisia, les deux sœurs qui tiennent cet établissement d’une main de fer, ont eu une faiblesse inexplicable pour ce jeune Français débarqué chez elle par erreur sur la foi d’un prénom épicène jugé féminin par nos Américaines : est-ce parce qu’il vient de Paris, qu’il a 17 ans, qu’il est pianiste et plutôt beau gosse ou qu’il avait dans ses bagages un délicieux velouté d’asperges amoureusement préparé par sa mère  ? Le puritanisme a parfois ses faiblesses, outre-Atlantique. Vous en jugerez par vous-mêmes.

Nous sommes en 1948. Toutes les jeunes filles de la pension rêvent, qui d’être comédienne ou chanteuse, qui de devenir danseuse. Elles  voient déjà leur nom en haut de l’affiche, là où scintillent pour l’heure ceux de Clark Gable  et Fred Astaire, Cary Grant et Grace Kelly, Sarah Vaughan et James Stewart. Mais en ces années d’après-guerre, l’Amérique est aussi la proie d’une chasse aux sorcières qui poursuit le moindre petit soupçon de sympathie pour le communisme. Dans les milieux artistiques, être traduit devant la redoutée commission de la Chambre des représentants chargée de cette campagne d’épuration, peut signifier la fin brutale d’une carrière au théâtre, au cinéma ou dans la chanson, sur la foi souvent d’une simple dénonciation anonyme.

Elles ont nom ou pseudo Manhattan, Chic, Page, Hadley, Etchika et Ursula et, nous prévient la 4ème de couverture, sont éminemment « turbulentes, éblouissantes, hardies et étourdissantes ». Notre petit poussin français va-t-il se faire croquer tout cru par l’une d’entre elles ou par toutes à la fois? Ou bien nos Américaines seront-elles trop occupées à se tailler une place dans un monde artistique plutôt impitoyable pour s’attaquer à Jocelyn ? Vous l’apprendrez rapidement. 

Malika Ferdjoukh dresse un portrait trépidant de la Grosse Pomme. Surtout, elle suit Jocelyn et chacune des jeunes filles dans leur exploration de la vie qui commence, pour elles et lui, dans ce moment de grâce absolue où tout semble possible. Parce que l’une pense avoir retrouvé son père qui l’a abandonnée il y a fort longtemps, parce que l’autre est tombée éperdument amoureuse d’un militaire dans le train qui l’amenait à New-York et qu’elle a perdu son adresse, parce que chacune a une histoire particulière et semble prête à tomber en amour à chaque instant, le récit de notre autrice électrise le lecteur. Malika Ferdjoukh ne manque pas non plus de faire rimer amour et humour, pour grimer les peurs et les chagrins, sur fond d’une rage commune : réussir. Le premier tome - sous-titré Un dîner avec Cary Grant - s’achève dans la fièvre de Noël, qui ferait presque fondre la neige qui s’est abattue sur la ville. À lire de 12 à 102 ans !

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:26 ) :



Broadway Limited – une trilogie new-yorkaise – Malika Ferdjoukh – l’école des loisirs – 2015-2021 (1735 pages)

vendredi 4 juin 2021

La capucine



Avec La capucine, son dernier roman paru, Marie Desplechin a remis sur le métier le portrait d’une époque qu’elle affectionne particulièrement : la fin du XIXe siècle français, à travers le personnage de Louise, une jeune fille de 13 ans qui travaille –durement – parmi les maraîchers de Bobigny, terre humide et fertile qui alimente « le ventre de Paris », immortalisé par Émile Zola.

L’autrice nous avait déjà donné Lucie, dans Satin grenadine puis Séraphine dans le livre éponyme. Pour ce troisième opus, elle nous offre encore un beau portrait d’adolescente, même si en 1885, l’adolescence n’existe guère : pour les filles de ce siècle finissant, l’enfance semble basculer directement dans l’âge adulte.

Comment Louise a atterri au milieu des champs de salades, de choux et de carottes de ce qu’on n’appelle pas encore la banlieue parisienne est conté en quelques pages. Placée à 11 ans chez un maraîcher qui l’exploite sans vergogne, elle se prend de passion pour ce métier. La nature l’a dotée heureusement d’une solide constitution et les hasards de la vie d’un génie tutélaire, Bernadette, la reine du confit. Bernadette se prend aussi pour la réincarnation de Victor Hugo et va se faire une réputation usurpée de médium chez les bourgeois, où elle a réussi à placer Clémence, la mère de Louise.

Chaque matin, avant l’aube, il faut charger de légumes le tombereau, qui, tiré par Bonasson, un vieux cheval qui connaît la route par cœur, va emmener le maître somnolent jusqu’aux Halles, à dix kilomètres de là, dans ce cœur où tout Paris vient trouver de quoi se nourrir. Gaston qui est veuf, a un fils, Albert, qui est un bon à rien doublé d’un fainéant. Il va vite se rendre compte que Louise est une travailleuse infatigable, qui aime son métier et le fait bien. Au fond, s’il arrivait à la marier à son drôle, cela ferait bien son affaire, au final.

Mais c’est sans compter avec le caractère de Louise, métisse à la crinière indomptable qu’Albert a surnommée la Scarole. Lassée par les brimades du fils et les exigences du père, Louise va fuguer pour retrouver sa mère chez les d’Argenton où celle-ci est domestique, au risque de se perdre dans Paris, elle qui ne connaît que le chemin qui la mène aux Halles.

Marie Desplechin nous plonge dans un monde effervescent où tout est en train de s’inventer : le socialisme, le féminisme et où l’on chante Dansons la capucine sur l’air de la Carmagnole révolutionnaire. Ses personnages vivent intensément dans cette époque où tout se transforme et s’accélère, et qui ressemble, par bien des aspects, à la nôtre. Le courage en plus.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:50) :

La capucine (Les filles du siècle) – Marie Desplechin – l’école des loisirs – 2020 (220 pages, 15 €)


vendredi 28 mai 2021

Si tu vois le wendigo



États-Unis, été 59. 

David, 13 ans, vit avec ses parents aux Arpents Verts, un ensemble résidentiel plutôt cossu de la classe moyenne des années 50, ces années d’insouciance pendant lesquelles les voitures sont devenues des paquebots à ailerons propulsés par de gros V8 gavés d’essence. Fils unique, David a heureusement un bon copain Bobby avec lequel il peut s’enfoncer dans la forêt toute proche, où s’est réfugié un vieux marginal, et rejouer en vrais cow-boys le siège de Fort Alamo. Les vacances commencent, le monde des adultes semble loin mais il va s’inviter brutalement ce soir de juillet. En rentrant de la forêt, les deux ados aperçoivent une femme qui marche nue sur le bitume, la bouche en sang, hagarde. De plus près, cette femme a un nom, Ruth Bannerman, et c’est une voisine de David. À la fois impressionnés et intimidés, les deux garçons s’approchent d’elle pour lui venir en aide. Ils ont à peine le temps de se présenter que le mari surgit avec un air de « circulez, y’a rien à voir, enveloppe sa femme dans une couverture et la ramène chez lui. 

Cette scène inaugurale va s’imprimer avec force et pour mille raisons dans l’esprit de David. Il pressent que Bannerman, un ancien héros du Débarquement de 1944, est un homme violent et que l’explication qu’il a donnée aux deux garçons : « elle est somnambule » et « elle se blesse » cache autre chose. Et quand un soir suivant, les lettres magnétiques sur son frigo s’assemblent inexplicablement pour former la phrase : « SHE NEEDS YOU », David se persuade que sa voisine a besoin de lui. Il ne sait pas encore sous quel prétexte il pourrait la revoir, seul à seule, ni comment il pourra l’aider. Mais il va trouver. Et, en la revoyant, tomber irrémédiablement amoureux, lui 13 ans, elle, la quarantaine.

L’auteur de Si tu vois le wendigo, Christophe Lambert nous entraîne alors dans un thriller mâtiné de fantastique. Car M. Bannerman est non seulement un mari maltraitant, mais aussi un joueur malchanceux et endetté. Pour lui faire face et surtout affronter les malfrats qui le menacent, lui et sa malheureuse épouse, David va recourir aux services d’une créature surnaturelle des bois, le wendigo, mi-humain, mi-animal, issu tout droit de la mythologie des Algonquins du Canada. Une qui semble bien connaître le wendigo, c’est Nelly, l’étrange petite sœur de Bobby, qui n’a pas froid aux yeux et semble trouver le surnaturel très naturel. L’auteur ne tire d’ailleurs pas le parti qu’on attendrait de cette jeune medium. Côté cœur, une amitié amoureuse aussi intense que platonique se développe entre David et Ruth qui vont se dévoiler mutuellement leurs jardins secrets. C’est cette amitié qui scellera leur alliance dans l’adversité, au moment décisif.

Christophe Lambert conjugue la mécanique du thriller, les mystères de la forêt américaine et les troubles puissants d’un ado façon blé en herbe pour fabriquer un roman dont on tourne volontiers les pages jusqu’à la dernière. On sera peut-être plus convaincu par les tourments actifs de David et les ennuis de M. Bannerman que par les interventions providentielles du wendigo, cannibale temporairement rangé dans le camp du Bien, et de son interprète, un lapin qui parle.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:22) :

Si tu vois le wendigo – Christophe Lambert – Syros – 2021 (332 pages, 16,95 €)

 

vendredi 21 mai 2021

Le Club de la Pluie dans le train de la peur


C’est bien connu, en littérature jeunesse, l’aventure se vit souvent en bande et en série. Depuis le succès mondial du Club des Cinq de l’Anglaise Enid Blyton, dont les livres ont paru entre 1942 et 1963 et ont eu une postérité en France grâce à leur traductrice, Claude Voilier, ce filon n'a jamais cessé d'être exploité. Ainsi le succès des 6 romans de Georges Chaulet parus à partir de 1957 et mettant en scène Les 4 As va être décuplé par leur passage en BD avec François Craenhals au dessin. Sensiblement à la même époque, Les 6 compagnons de Paul-Jacques Bonzon vont connaître eux aussi une belle carrière éditoriale.

Malika Ferdjoukh, qu’on connaît par quelques fameux romans pour adolescents, comme Sombres citrouilles ou Les quatre sœurs, et qui vient d’achever une superbe trilogie pour jeunes adultes, Broadway Limited, sur laquelle je reviendrai prochainement, publie le cinquième tome de ce qu’on peut considérer désormais comme une série, celle de son « Club de la Pluie », destinée à un plus jeune public, à partir de 8 ans.

Le Club de la Pluie est composé de deux filles, Rose et Nadget, et de deux garçons, Milo et Ambroise, accompagné de son chien Clipper. Il s’est constitué dans le pensionnat breton des Pierres-Noires, bien arrosé, d’où son nom. La nouvelle aventure proposée par Malika Ferdjoukh se déroule, elle, entièrement à l’abri d’un train de nuit qui emporte tout le groupe « Histoire » du pensionnat à Naples pour visiter les ruines romaines locales, Pompéi, Herculanum etc. sous la conduite de Mlle Doré.

Ce pourrait être un voyage sans histoires si le même train ne conduisait pas aussi, incognito mais discrètement escorté, un enfant qui a assisté à un meurtre commis par la Mafia. Cet enfant est attendu à l’arrivée par le juge Farfalli qui doit recueillir son témoignage pour confondre le coupable. Et bien évidemment, les tueurs sont aussi sur la piste du témoin pour l’éliminer. Le Club de la Pluie fera-t-il déjouer leur plan criminel ?

C’est à un long voyage mouvementé que nous convie l’autrice, multipliant les fausses pistes et les vraies frayeurs dans ce qui devient peu à peu « le train de la peur ». Mlle Doré ayant heureusement le sommeil dur, le Club de la Pluie va avoir les coudées franches pour explorer les moindres recoins d’un train de nuit au nez et à la barbe du contrôleur. Malika Ferdjoukh exploite jusqu’au terminus toutes les ressources de ce huis-clos malin qui se transforme en une partie de cache-cache haletante avec la Mafia. 

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:44) :



Le Club de la Pluie dans le train de la peurMalika Ferdjoukh – Neuf de l’école des loisirs – 2021 (135 pages, 7,80 €)


vendredi 7 mai 2021

Jésus comme un roman



Bayard jeunesse a eu la bonne idée de rééditer Jésus, comme un roman, de Marie-Aude Murail, en vente depuis mercredi [5 mai 2021] dans toutes les bonnes librairies. Et comme pour chaque réédition de ses livres, l’autrice avait demandé à relire son texte, publié pour la première fois en 1997 et traduit à l’époque en allemand, néerlandais, italien et espagnol. Et non seulement elle l’a relu, mais elle a voulu savoir comment un jeune d’aujourd’hui pouvait recevoir ce texte. C’est sa fille Constance, 26 ans, qui lui a servi de panel de consommateur et de public test. Celle-ci lui a fait deux remarques : « où sont les femmes ? » ; « il y a des mots qu’un jeune d’aujourd’hui ne connaît pas ».

C’est ainsi qu’il a été décidé d’ajouter au texte initial un chapitre qui mettrait des femmes en scène et un court glossaire. C’est la rencontre entre Jésus et les deux sœurs de Lazare, Marthe et Marie qui a été choisie par Constance. Et Marie-Aude a dit à sa fille : « Écris-le, toi ! ». Il y a donc quatre pages supplémentaires de ce que l’autrice invitée a appelé elle-même un morceau de fanfiction biblique.

La commande initiale que Bayard avait adressée à Marie-Aude Murail était de raconter l’histoire de Jésus à des jeunes qui n’en avaient jamais entendu parler. De rendre le texte des évangiles accessible à des 8-12 ans. Après avoir écrit une première version de son texte à la troisième personne, qui ne la satisfaisait pas, Marie-Aude a décidé de tout réécrire en adoptant le point de vue d’un disciple, Pierre en l’occurrence, qui est le narrateur. Pierre n’est pas présent partout dans les évangiles, il n’a qu’une vue partielle des événements. Cela permettait à l’autrice d’alléger le récit des évangiles et de donner plus de netteté à la narration qui est construite comme une analepse (ou flashback si on préfère l’anglais) : tout commence par la fin, le tombeau trouvé vide par des femmes et l’interrogation de Pierre et Jean qui vont vouloir vérifier immédiatement leurs dires. C’est ainsi que le premier chapitre est intitulé Disparu ! et le dernier Vivant. D’une émotion à l’autre.

Le choix de Pierre comme témoin direct, contemporain, fait que les évangiles de l'enfance, notamment, sont absents de son récit. Marie-Aude Murail avait cependant écrit quelques années auparavant l'histoire de Noël, parue dans J'aime Lire en décembre 1988 (n° 143) et rééditée par Bayard sous le titre L'or des mages, illustrée par Boiry.

Pour le lecteur ou la lectrice familière des évangiles, Jésus comme un roman fourmille de références aux textes originaux. Mais pour qui ne sait rien de cette histoire, elle se lit… comme un roman. Sur la quatrième de couverture, Marie-Aude a écrit une sorte d’envoi : « Tu peux croire en Dieu, ou pas. Ce que cet homme – ce Jésus – a dit, ce qu’il a vécu il y a plus de 2000 ans, n’est pas pour moi qu’une question de foi, mais aussi une question d’actualité. Réfléchir sur son message peut infléchir notre vie et bousculer notre façon d’aimer. »

Ajoutons que cette nouvelle édition augmentée, est présentée sous une épaisse et solide couverture cartonnée d’un rouge vif qui ne passera pas inaperçu.

Pour écouter cette critique (extrait lu à 02:57) :

Jésus comme un roman – Marie-Aude Murail – Bayard – 2021 (144 pages, 11,90 €)


vendredi 30 avril 2021

T'as vrillé


Actes Sud junior publie dans sa collection intitulée d’une seule voix des textes courts et souvent abrupts qui font entendre les éclats de l’adolescence. Je vous ai présenté ainsi naguère Rattrapage, de Vincent Mondiot. 

Cette semaine, c’est Joanne Richoux, qu’on avait appréciée dans PLS. Cette fois-ci, elle se glisse dans la peau de Danaël, un garçon de 17 ans sur lequel semble s’être abattu un hiver d’ennui perpétuel. Et puis un beau jour, comme il y en a parfois même dans les périodes sombres, il s’assoit en colle à côté d’une certaine Florine, la gothique de Terminale, qui lui tend un de ses écouteurs et l’accroche avec Polly, une chanson de Nirvana. Jusqu’ici, Danaël s’était tenu éloigné de Florine. Il se méfiait de ce truc sombre, fringué comme l’élu de Matrix et qui, en plus, se scarifiait. Il la regardait de loin, comme les autres. Mais après l’épisode Nirvana, quelque chose se trame entre eux deux. Du moins s’invente dans la tête de Danaël, qui brode et s’emballe sur quelques petits signaux que semble lui envoyer Florine. Elle devient sa « meuf secrète », secret qu’il n’a pas envie de partager, surtout pas avec ses parents, surpris et soulagés de voir que leur fils sorte enfin avec une fille. C’est la première fois et donc il va y avoir une première fois. Danaël égare son pucelage entre les jambes de Florine qui y perd sa virginité. Danaël poursuit son itinéraire solitaire et son invention amoureuse qui s’écarte peu à peu de Florine, à moins que ce ne soit elle qui peine à suivre les méandres intimes de ce garçon. « T’es un peu perché » finit-elle par lui lancer un jour. Danaël ne comprend pas trop ce que veut dire Florine. Juste que ce n’est pas tout à fait un compliment. Que l’attachement qu’il éprouve n’est pas partagé. « Qu’il n’y a rien entre eux » selon Florine. Danaël tombe de haut. « T’as vrillé » réplique-t-il à Florine, mais c’est lui qui va vriller.

Si cette histoire d’amours débutantes semble banale et a été racontée dix mille fois, c’est évidemment l’écriture de Joanne Richoux qui fait tout l’intérêt de ce court récit d’apprentissages et de malentendus croisés. « Perché », « vrillé », les mots claquent dans des phrases courtes, tantôt rap tantôt poésie avec quelques paliers où la lecture reprend son souffle pour repartir de plus belle dans la tête solitaire de Danaël, brûlée par ses premiers sentiments, ses premières émotions, jusqu’à l’aveuglement. Car on reste dans cette tête d’ado, dans ce monologue intérieur, et on assiste impuissant et incrédule à la dérive possessive et violente de Danaël sur Florine, à la hainamoration croissante d’un garçon pour une fille, dérive sur laquelle aucune instance extérieure ne vient poser un arrêt ou un jugement. « Je te déteste, Florine » est la dernière réplique du livre. 

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:59) :


T’as vrillé – Joanne Richoux – Actes Sud junior, collection une seule voix – 2021 (51 pages, 9,80 €). 


vendredi 23 avril 2021

2000 ans pour s'aimer

 



Pour préparer le passage à l’an 2000, Béatrice Valentin, la rédactrice en chef de Je Bouquine, le magazine bien connu des adolescents, avait eu l’idée de commander à Marie-Aude Murail un feuilleton qui tiendrait en haleine ses abonnés jusqu’au réveillon. C’est ainsi qu’en mai 1999, le premier épisode de « La légende » parut, encarté dans le numéro 183. Cinq épisodes allaient être publiés. L’autrice écrivit l’amorce d’un sixième, à terminer par les participants au concours Miniplume organisé chaque année par Bayard presse.

Au mois de novembre parurent les six épisodes reliés. Le livre était intitulé D’amour et de sang. Il aurait pu s’appeler « La légende du parfum » car il y est bien question d’un parfum qui voyage à travers les siècles et qui a un double pouvoir : rendre irrésistiblement amoureux les deux êtres qui le respirent ensemble et guérir à coup sûr toute maladie ou blessure mortelle.

Évidemment, ce n’est pas n’importe quel parfum. On apprend vite qu’il vient de Palestine, d’où il a été apporté en Gaule par une certaine Marie, native de Magdala. Si, avant La légende dorée, on a lu l’évangile de Jean, on devinera  donc qu’il s’agit du nard précieux avec lequel Marie-Madeleine a baigné les pieds de Jésus avant de les essuyer avec ses cheveux.

Marie-Aude Murail nous transporte dans six époques successives. Au cours de chacune d’elles, le parfum qui semblait avoir disparu réapparaît et produit ses effets miraculeux. Nous passons ainsi de la Gaule romaine à l’époque contemporaine, voyant défiler successivement le temps des esclaves, le temps des barbares, le temps des merveilles, le temps des sorcières, le temps des rebelles, pour arriver à l’aube du troisième millénaire, dans ces temps nouveaux qu’on ne sait pas encore nommer puisque ce sont les nôtres, encore pluriels.

À chaque étape apparaît le nom d’un loup. C’est, avec le parfum, la seconde clé du roman, qui va se transformer en fable écologique, au seuil du XXIe siècle. 2000 ans pour s’aimer, paru le 21 avril, peut se lire comme six nouvelles séparées, richement documentées sur chaque époque évoquée mais très accessibles. Le lecteur traversera le temps dans le sillage d’un parfum unique auquel il ne pourra guère résister pas plus qu’aux émotions qu’il éprouvera grâce à lui.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:39) :


2000 ans pour s’aimer – Marie-Aude Murail – Bayard éditions – 2021 (237 pages, 6,50 €)


vendredi 16 avril 2021

Boucles de pierre

 


« On y voit aussi des statues
Qui se tiennent tranquilles tout le jour, dit-on
Mais moi, je sais que, dès la nuit venue,
Elles s'en vont danser sur le gazon. ♫ »


Non, vous ne vous êtes pas trompé d’émission, ni d’époque et sans savoir qui vous êtes, je suis quasi-certain qu’en dépit de la médiocrité de l’interprétation, vous avez reconnu à ces quelques mesures Le jardin extraordinaire, chanson de Charles Trenet. Tout ça pour vous introduire dans un autre jardin, celui que Clémentine Beauvais a proposé aux pinceaux de l’illustrateur Max Ducos. Boucles de pierre, c’est le nom de son nouvel album, conte la traversée quotidienne d’un jardin public par une jeune ado qui rend visite à son oncle malade. En chemin, elle croise toutes sortes de statues qui se tiennent tranquilles, effectivement. Mais au fil des jours qui deviennent des semaines, des mois et bientôt quatre saisons, notre fidèle nièce, qui continue à se rendre chez son tonton, un solide rouquin qui lit Brexit Romance, constate une bien étrange transformation : les cheveux des statues poussent, oui, vous avez bien entendu et pas seulement les cheveux, mais aussi les poils des barbes, les poils des aisselles, les poils des… je m’arrête là, car vous l’avez compris, c’est un livre pour les enfants. Quoiqu’écrit par Clémentine Beauvais, il ne fait donc pas, Dieu merci, l’inventaire exhaustif de nos pilosités.

Max Ducos, lui, est bordelais. Si vous avez visité Bordeaux ou, mieux, si vous y habitez comme lui, vous reconnaîtrez sûrement dans ses splendides illustrations pleine page le décor du Jardin public, qui fut transformé en parc à l’anglaise sous le Second empire. L’œil se promène paisiblement sur cette nature grand format qui s’est invitée en pleine ville pour le plus grand bonheur des enfants, des pigeons et des mères de famille qui fréquentent ses allées. Peut-être même retrouverez-vous avec délices teintées de nostalgie cette époque où l’on se promenait nous aussi sans masques, visage nu, où l’on pouvait flâner sans autorisation de sortie...

Ah, il faut que je vous donne des nouvelles du tonton. Clémentine Beauvais aime les fins heureuses. Normalement. Au final, il va beaucoup mieux. Dès qu’il sera sur pied, ne vous inquiétez pas, tout rentrera dans l’ordre dans ce jardin (un peu) extraordinaire.


Ah, pour terminer, je ne peux pas m’empêcher de vous conseiller un autre album sur le même thème. Si, après avoir lu Boucles de pierre, la vie nocturne des statues dans les jardins intéresse votre enfant, vous pourrez aussi lui offrir Juste une seconde !, un album de Michel Gay publié il y aura bientôt vingt-cinq ans et toujours au catalogue de l’école des loisirs. Je le lisais à ma fille Constance quand nous sommes arrivés à Bordeaux l’année de sa parution (de l’album, ma fille, elle, était apparue deux ans plus tôt). Bref, je ne vais pas vous raconter ma vie. Sachez seulement qu’on y voit aussi des statues qui, la nuit, s’en vont danser sur le gazon, parsemé de nymphes nues et de cupidons guère plus habillés. Et c’est toujours un délicat album pour les enfants.


Et pendant qu'on est dans les jardins extraordinaires, allez donc voir aussi celui d'Yvan Pommaux, présenté ici même : Puisque c'est ça, je pars !



***

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:16) :

Boucles de pierre, album grand format de Clémentine Beauvais, illustré par Max Ducos -  Sarbacane - 2021 (32 pages, 16,50 €). À partir de 5 ans.


vendredi 9 avril 2021

Voyage à Birmingham


Vous avez déjà dû remarquer que je faisais preuve d’un certain chauvinisme dans mes choix de livres. Je vous présente rarement un ouvrage traduit. C’est que la production française est tellement abondante, ses auteurs et autrices tellement talentueuses, qu’il me faudrait plusieurs fois cinq minutes par semaine pour écluser ne serait-ce que les meilleurs ouvrages produits en France. De toute façon, j’ai un côté « achetez français » et en ce temps de crise, nos artistes ont besoin de tout notre soutien hexagonal. Et puis n’est-ce pas Jean-Claude Mourlevat qui vient de recevoir mardi 30 mars le prix Astrid Lindgren, souvent décrit comme le prix Nobel de la littérature jeunesse ? Cocorico, donc.

Ceci dit, je fais aujourd’hui une entorse à mon nationalisme culturel en vous proposant une réédition en poche d’un livre paru en 1997 à l’école des loisirs et écrit par l’auteur africain-américain Christopher Paul Curtis. Voyage à Birmingham, c’est son titre,  conte l’odyssée de la famille Watson entre Flint (Michigan) et Birmingham (Alabama), une traversée des États-Unis du Nord au Sud. La famille Watson, c’est Daniel, le père, Wilona, la mère qui regrette tous les jours d’avoir quitté la chaleur de son Birmingham natal pour le froid polaire de la région de Flint et leurs trois enfants. Byron, l’aîné, est toujours en train de préparer ou de faire une bêtise et ses parents ne savent plus quoi en faire. Kenneth dit Kenny, le cadet studieux est gentiment persécuté par son grand frère, et Joetta, la benjamine adorable n’aime pas quand Byron se fait disputer (ce qui arrive souvent).

Les tribulations quotidiennes de cette famille occupent une bonne première partie du roman jusqu’à la bêtise de trop commise par Byron. Excédés, les parents mettent tout le monde dans la voiture  pour rallier Birmingham dans le but d’y laisser Byron entre les mains de Mémé Sands, sa grand-mère maternelle, dont la réputation de sévérité n’est plus à faire. Ce qu’il y a au bout du voyage, ce sera la découverte du Sud par des enfants qui n’y sont pas nés, et celle des tensions raciales : le mouvement de lutte pour les droits civiques bat son plein en cette année 1963. Jusqu’au drame. La famille Watson ne reviendra pas indemne de son séjour chez Mémé Sands.

C’est Kenny le cadet qui nous raconte toute l’histoire, à hauteur d’un gamin bien réfléchi d’une dizaine d’années, l’âge qu’avait l’auteur dans cette année sombre et décisive pour l’Amérique. Il le fait avec beaucoup d’humour et de détachement, avec un mélange d’intelligence et de candeur, qu’il décrive de l’intérieur les joies et tensions familiales ou plus tard le traumatisme qu’il va rapporter de Birmingham et qu’il devra surmonter. Il y sera aidé par son frère aîné, brutalement mûri lui aussi, persécuteur devenu protecteur. Les voyages forment décidément la jeunesse. 

Tout au long du récit, Curtis reste dans la tête de Kenny. Il n’essaie pas de se livrer à un plaidoyer politique antiségrégationniste. Sa peinture d’une famille noire ordinaire bousculée par les soubresauts de l’Histoire américaine n’en est que plus éloquente.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:08) :



Voyage à Birmingham – Christopher Paul Curtis – l’école des loisirs – 2021 (283 pages, 6,80 €)

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