vendredi 31 mai 2019

Rattrapage



Un bruit lourd en cours de philo. Le choc d’un sac trop rempli qui tomberait par terre. Sauf que le sac en question, c’est un élève qui vient de tomber évanoui dans une flaque de sang. Quand il s’est ouvert les veines silencieusement, au fond de la classe, personne n’a rien remarqué. Pourtant le sang avait coulé des poignets tranchés sur la table et de la table sur le sol, goutte à goutte.

Cette vision, elle ne l’a pas oubliée, même si la classe où s’est déroulé le drame est restée fermée depuis. Elle l’a poursuivie jusqu’à ce jour de juillet où les cancres  et les malchanceux de tous les bahuts se retrouvent pour l’oral de rattrapage du bac. Car elle aussi, la jolie fille, la reine du lycée, qui a raté son année, elle est là. Et elle l’aperçoit, lui. L’a-t-il vue ? L’a-t-il reconnue ? 

Elle a fait partie d’une petite bande, « royauté » autoproclamée, qui s’amusait à rabaisser et ridiculiser d’autres élèves à travers un groupe Facebook baptisé Association des cassos anonymes. La tentative de suicide d’un de ces « cassos » l’a bouleversée, d’autant qu’elle avait, elle aussi, posté une photo qui avait suscité une salve de moqueries sur le réseau. La photo de trop, peut-être…

Le harcèlement scolaire est un thème ancien. Il a pris un tour particulier avec l’avènement des réseaux sociaux et des images volées, distribuées et commentées ad nauseam. De nouvelles vulnérabilités sont apparues et avec elles des jeux collectifs souvent sadiques et sans pitié. Symptôme de cette situation, les livres pour la jeunesse, qui l’explorent sont de plus en plus nombreux, comme autant de contes d’avertissement.

Dans Rattrapage, Vincent Mondiot, qui s’est mis dans la peau d’une fille, adopte un point de vue original : non pas celui de la victime mais celui d’une harceleuse, aussi anonyme, dont il nous livre le monologue intérieur, 80 pages incisives, une succession de tableaux en forme de malaise, de dégoût et de culpabilité croissants. Vers l’enfer ou la rédemption ? Il n’y a pas que le bac à rattraper à la veille des vacances.

Écouter cette chronique (extrait lu à 2:08) :

Rattrapage – Vincent Mondiot – Actes Sud Junior (80 pages – 9,80 €)

vendredi 24 mai 2019

Mathilde à la cantine 3 étoiles



Connaissez-vous Mathilde ? C’est la jeune héroïne campée par Sophie Chérer dans une dizaine de petits livres parus sur un quart de siècle – eh oui, déjà ! - dans la collection Mouche de l’école des loisirs. Cette collection est destinée aux plus jeunes lecteurs, ceux qui, sortis vainqueurs du Cours préparatoire, lisent-déjà-tout-seuls. Comme sa créatrice, Mathilde n’a pas froid aux yeux et n’a pas sa langue dans sa poche.

La onzième aventure de Mathilde publiée en janvier dernier est en fait une mésaventure qui finit bien, alors que comme beaucoup de révoltes, car ç’en est une, souligne notre autrice, elle aurait pu se terminer, je cite, « dans un bain de sang ou dans le découragement. ».

En ce jour de rentrée, l’heure de midi est le meilleur moment de la journée pour Mathilde. A l’entrée de la cantine, elle va retrouver le cuisinier, M. Mantault, qui traditionnellement salue chaque enfant par son nom et lui serre la main. Hélas, quand Mathilde pénètre dans la salle, M. Mantault n’est pas là et la cantine aux odeurs alléchantes s’est transformée en un affreux self-service sans âme plein de nourritures industrielles. Que s’est-il passé ? Le bruit court que M. Mantault aurait pris sa retraite. Sans prévenir ? Cela ne lui ressemble pas.

Mathilde décide de mener son enquête et pour commencer se rend chez M. Mantault, qui lui apprend qu’il n’a nullement pris sa retraite mais qu’il a bel et bien été licencié. « C’est pas juste », s’exclame Mathilde, d’autant que désormais, « c’est pas bon ». Mais la résistance va s’organiser, sous la forme d’un pique-nique géant devant l’école. Sans gilets jaunes, les enfants et les parents d’élèves auront-ils raison du directeur d’école responsable de cette catastrophe humaine et diététique ?

Vous le saurez en lisant Mathilde à la cantine 3 étoiles, rehaussé par les illustrations très facétieuses de Véronique Deiss, mention spéciale au Ministère de l’Alimentation, de la Transition écologique et du Transit intestinal.

Ah, au fait : dans la vraie vie, Mathilde existe : c’est la fille de Sophie Chérer. Elle a grandi depuis 25 ans. Mais ça, c’est une autre histoire.

Écouter cette chronique (extrait lu à 2:01) :

Mathilde à la cantine 3 étoiles - Sophie Chérer - illustré par Véronique Deiss – 2019 - Mouche de l’école des loisirs (71 pages, 8,00 €)

vendredi 17 mai 2019

Nos mains en l'air



Sur la couverture du livre, une voiture s’envole tirée vers le ciel par des ballons multicolores. Et c’est bien l’histoire d’une évasion surréaliste  que Coline Pierré nous raconte dans son dernier livre Nos mains en l’air

Victor, 21 ans,  vit avec ses deux frères sous la coupe d'un père malfrat qui a fait de ses fils les auxiliaires dociles de ses méfaits, cambriolages et braquages en tous genres. La mère de Victor a disparu sans laisser d'adresse. Victor plutôt habile dans son « métier » - j'ai mis des guillemets - ne s'y plaît pas. Il aspire à vivre honnêtement, désir évidemment extravagant aux yeux de son père. Yazel, 12 ans, quant à elle, est complètement orpheline et a été confiée à une tante riche qui ne l’aime pas, et c'est réciproque.

Victor et Yazel n’auraient jamais dû se croiser. Coline Pierrė en a décidé autrement, heureusement pour eux et pour nous, confirmant au passage que les orphelins ont le meilleur potentiel romanesque qui soit. Chacun s'appuyant sur l'autre va trouver le courage, à l'issue d'une rencontre pour le moins rocambolesque, de s'arracher à ses chaînes familiales, courage qu’aucun n'aurait eu tout seul. S'ensuit une longue fugue aux multiples péripéties à  travers la France, l’Italie, dont un long passage à Venise, puis la Slovénie, la Hongrie… Bien que tout les sépare, Karl, le père de Vic, et Odile, la tante bourgeoise et cupide de Yaz, nouent une alliance de circonstance et se lancent à la poursuite des deux fugitifs, tombés de surcroît  sous le coup d'une alerte enlèvement internationale lancée par Odile.

Il n’échappera à personne que, vue de l'extérieur, la situation est plutôt scabreuse. En clair, un jeune cambrioleur  s'est enfui en voiture avec une fillette à peine pubère, quoique pleine d'aplomb. Heureusement, c'est vue de l’intérieur que l'histoire nous est contée. La relation qui se noue entre Victor et Yazel pendant cette cavale échappe à tous les stéréotypes connus, mélange subtil de tendres sentiments tantôt fraternels tantôt filiaux, d'ébauches amoureuses platoniques  qui conduisent les deux jeunes à découvrir ce qu'ils sont chacun sous un regard enfin empathique. Cet apprentissage mutuel est nourri par une circonstance particulière : Yazel est malentendante – « sourde » préfère-t-elle dire elle-même pour ne  pas s’encombrer de précautions oratoires. À son contact, direct et parfois rugueux, Vic va cesser d'être perpétuellement « désolé » et se familiariser avec la langue des signes. Il va même faire un pas essentiel vers Yazel en faisant l'effort de l'apprendre.

Avec Nos mains en l'air, Coline Pierré  a écrit un roman d'émancipation en forme d' « éloge de la fuite ». C’est sous ce titre qu’Henri Laborit avait proposé en 1976 une typologie des comportements humains devant un conflit, typologie qui avait servi de trame, vous vous en souvenez peut-être, au film d’Alain Resnais, Mon oncle d'Amérique. Laborit distinguait trois réactions de base possibles : inhibition, fuite ou lutte.
  
Le roman de Coline Pierré fait justement passer Victor et Yazel par ces trois phases. L'un et l'autre sont au départ bloqués dans des situations familiales sans issue. Inhibés, ils trouvent une forme de salut provisoire dans une fuite totalement improvisée à laquelle Yazel a su donner un but. La fin du roman, c'est aussi la fin de cette fuite aux airs de fugue, au cours de laquelle nos deux héros se sont trouvés et construits mutuellement, ce qui va leur permettre d'affronter ensemble et le père et la tante. De lutter et, dans cette lutte, de se reconnaître, d’être reconnus et d'entrevoir un avenir.


Je suis sorti de cette lecture délicatement désorienté et le sourire aux lèvres, comme au retour d'un voyage aussi plaisant que mouvementé dans ma jeunesse envolée.

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:44) :
Nos mains en l'air - Coline Pierré - Rouergue "doado" - 2019 (344 pages, 14,80 €)

vendredi 10 mai 2019

Le prix de chaque jour


Laurie est en vacances avec sa mère dans une vallée alpine détrempée. Le mois d’août semble s’étirer sans fin, repoussant la rentrée vers un horizon incertain. Laurie s’ennuie, Laurie veut revoir ses amies, Laurie veut surtout revoir Milo, qui l’attend, pense-t-elle, espère-t-elle. Elle convainc sa mère d’anticiper leur retour. Mais le trajet se transforme brutalement en un long détour par la case hôpital. Accident, traumatisme crânien et chirurgie ratée. Le nerf facial droit a été touché, « froissé » selon la version la plus rassurante. Laurie ne sourit plus que d’un côté et c’est un long cauchemar face à son miroir que les paroles mi-gênées mi-encourageantes des infirmières et des médecins ne parviennent pas à dissiper. Il faut attendre, disent-ils, une sorte de miracle, finit par penser Laurie, qui tire un rideau de cheveux sur la moitié de son visage.

Que va dire Milo quand il va me voir avec ma gueule cassée ? Au fait, où est-il, Milo, il n’a pas l’air pressé de me revoir ? Quand Laurie apprend que la seule question qu’a posée son chéri c’est : « est-ce que Laurie est défigurée ? », elle l’efface instantanément de sa mémoire. Du moins elle essaye.

Mireille Disdero, l’autrice, nous installe dans la tête de Laurie blessée, que nous ne quittons plus d’une minute. Heureusement il y a Frédéric, le frère aîné de son amie Claudia, un jeune interne, « regard bleu et sourire indélébile ». C’est lui qui va embarquer Laurie dans des sorties interdites, au nez et à la barbe de l’hôpital. Lui faire revoir la mer, la faire se baigner dans une robe de son ex, Fred est prêt à tout pour distraire Laurie de la défaite cruelle de son image.

Frédéric est un ami de toujours, Frédéric est le grand frère de sa meilleure amie. Laurie n’a que seize ans et Fred vingt-trois, mais devant tant de prévenance, de sollicitude, quelque chose se met à trembler entre eux deux, comme la lumière sait trembler en été. Pour le moment, ni l’un ni l’autre ne veut le savoir. Attendre, là aussi.

Et puis Laurie découvre un jour Jeannette au 6ème étage de son hôpital. Juste une vieille dame qui se meurt ? Oui, mais beaucoup plus aussi. Entre le désespoir qui fissure Laurie jour après jour et la vie qui continue à sourdre de Jeannette s’établit un échange un peu miraculeux suspendu aux attentes croisées d’une patiente et d’une impatiente. L’une reçoit chaque minute de vie qui vient, l’autre est pressée de pouvoir sourire comme avant. Jeannette va démontrer à Laurie qu’il ne sert à rien de mettre sa vie entre parenthèses. Et Frédéric, encore lui, va offrir à Jeannette, avec la complicité de Laurie, une ultime escapade en mer, en guise de dernier pied de nez à la mort.

On sait que l’adolescence est en temps normal une proie rêvée de la dictature de l’apparence. Pour Laurie, qui se soumet tous les matins et tous les soirs au verdict de son miroir, le combat semble perdu d’avance. Mais Mireille Disdero ne l’a pas voulue vaincue et tend à son héroïne des mains qu’elle saura saisir.

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:00) :



Le prix de chaque jour – Mireille Disdero – le muscadier – 2019 (152 pages, 12,50 €)

vendredi 3 mai 2019

Droneboy



Depuis deux mois, la vie de Paul a changé. Désormais, quand il rentre du collège et que le car l’a déposé au pied du panneau signalant la maison forestière où il vit avec son père, il doit franchir une chicane de blocs de béton et montrer patte blanche à un « CRS caparaçonné comme une tortue ninja ».

Au collège aussi, les choses ont changé. Une fille  vient de débarquer, cheveux courts teints en violet, kilt écossais sur collants rose vif. Autant dire qu’elle ne passe pas inaperçue dans le paysage de cette petite ville de province où les jeans moulants et les cheveux longs constituent l’uniforme de la gent féminine.

Que se passe-t-il donc à Blagnac-sur-Vère, désormais sur le pied de guerre ? Un projet de barrage d’irrigation a suscité une ZAD, une « zone à défendre », et autour d’elle se développent  de multiples tensions. Les zadistes, mélange de doux rêveurs écolo et de militants purs et durs, campent dans la nature. Leur action a priori non violente est quelque peu polluée par des Blacks Blocks intermittents. L’ensemble, confronté à quelques jeunes paysans pro-barrage autoproclamés « PPB », joue au chat et à la souris avec une compagnie de CRS et quelques gendarmes chargés à terme de déloger de gré ou de force tout ce petit monde pour que le barrage se fasse.

Jusqu’ici, Paul ne pensait qu’à piloter son drone, car il compte bien participer et remporter une compétition régionale à laquelle il s’est inscrit. Les événements dans la forêt, l’arrivée de Manon dans sa vie, que ses potes Markus et Valentin remarquent avant lui, vont perturber ce programme un peu trop pépère.

Une nouvelle faune peuple les bois et Jacques Sauveur, le père de Paul va s’en apercevoir bientôt en rencontrant Sarah, une ex-sage-femme, naguère bourlingueuse dans l’humanitaire. Sarah vit présentement dans une caravane pour soigner les petits bobos des zadistes que son neveu a rejoints. C’est elle qui introduira un soir Jacques dans le cercle des jeunes contestataires dont il se tenait jusque là à distance, gardant la prudente réserve d’un fonctionnaire de la forêt. Jacques, séparé de Julie, la mère de Paul, n’est pas vraiment disposé à remettre le couvert. Pourtant, il ne va guère résister à Sarah et abandonner rapidement ses préjugés sur les rousses. Pendant que son fils, lui, sans le savoir,  est déjà tombé amoureux de Manon.

En trois périodes - avant la guerre, pendant la guerre et après la guerre - Hervé Jubert nous fait le récit de la vie et de la mort d’une ZAD, vu par les yeux de Paul et de Manon. Les deux adolescents sont encore trop jeunes pour s’engager, d’autant que Manon n’est autre que la fille d’un capitaine de gendarmerie venu en renfort à Blagnac ! Mais ils sont aux premières loges pour assister aux affrontements qui se déroulent dans la forêt, tantôt escarmouches, tantôt bataille rangée. Cela donne un roman documentaire, véritable initiation aux cercles du militantisme écologique et découverte du zadiste, qui est, comme l’écrit l’auteur, la « version trash et sur le terrain du lanceur d’alerte, cet autre héros des temps modernes ».

Dans un avertissement au lecteur, placé à la fin du livre, Hervé Jubert explique qu’il s’est fortement inspiré d’une situation réelle, la construction et la destruction de la ZAD de Sivens, près de Gaillac, qui furent on le sait marquées par la mort de Rémi Fraisse, un jeune militant qui reçut une grenade dans son sac à dos. Droneboy ne fait que frôler le drame. Pourtant, quand Paul et Manon se retrouvent tous les deux témoins de choses qu’ils n’auraient pas dû voir mais que le drone de Paul a filmées, ils vont passer un très vilain quart d’heure…

Écouter cette chronique (extrait lu à 3:30) :



Droneboy - Hervé Jubert - Syros - 2019 (246 pages, 16,95 €)

Les Mille vies d'Ismaël

 C'est un peu étrange de penser qu'on est au bout de sa vie alors même qu'on ne l'a pas encore commencée. C'est pourtant...