vendredi 29 mars 2024

Un zoo à soi

 


Vous connaissez peut-être Thomas Lavachery, l'écrivain belge dont l'école des loisirs a publié les aventures en huit tomes de Bjorn le Morphir, une série d'héroïque fantaisie. J'ai découvert et lu d'une traite un livre très personnel, autobiographique, où il relate comment il a passé son enfance au milieu d'une véritable ménagerie. La faute, ou plutôt la grâce à son père, élevé chez Decroly, le Célestin Freinet belge, et passé par le scoutisme, deux écoles de liberté et de plein air qui lui ont donné le goût de l'observation des animaux et de la nature. 

Thomas Lavachery rapporte d'ailleurs une anecdote qui en dit long sur cette éducation paternelle. Un jour, la famille est à table et un moineau se pose sur la rampe de l'escalier qui mène au jardin. Le père s'exclame, avec toute la précision ornithologique qui était la sienne : « Tiens, un accenteur mouchet », là où toute la famille n'avait vu qu'un vulgaire piaf. 

Les compagnons à poil et à plumes n'ont pas manqué à Thomas. Cela ne l'a pas mithrisatisé toutefois et il se désole d'être devenu sur le tard allergique même à son chat préféré, un chartreux nommé Panku, dont il ne se séparerait pourtant pour rien au monde. 

Le petit livre de Thomas Lavachery dévide le bestiaire d'une vie, la place qu'y ont pris des animaux de toutes sortes, parfois improbables dans une maison, comme un écureuil ou une chèvre, sans oublier les vivariums, toutes bestioles adoptées au fil du temps par ses parents, « dans la plus merveilleuse insouciance », se souvient-il.

Quand une petite sœur, elle aussi adoptée, est arrivée au foyer, venant de Corée, son regard émerveillé sur le zoo familial a semblé l'agrandir encore. Mee-Kyong s'est attachée très vite à tous les animaux de la maison Lavachery, au point d'entrer comme apprentie dans une animalerie, dès l'âge de 15 ans.

Thomas Lavachery, dont on sait par ailleurs les talents de bédéiste, a illustré chacun de ses chapitres d'une image taillée à la pointe du crayon, portraits précis des animaux qu'il a côtoyés, parmi lesquels il a glissé celui de son père et de sa petite sœur, auxquels son livre rend un hommage aussi attendri que vibrant. En rappelant tous les animaux de sa vie par leur nom, c'est aussi toute sa famille qu'il convoque avec eux, recomposant l'arche de Noé dans laquelle il a grandi.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:22) :

Un Zoo à soiThomas Lavachery – Medium de l'école des loisirs (123 pages, 7,80€)

vendredi 22 mars 2024

Les étincelles invisibles

 


Nous sommes à Juniper, un petit village écossais proche d’Edimbourg. Adeline, dite Addie, a 11 ans et deux sœurs jumelles plus grandes, Nina et Keedie. Keedie vient d’entrer à la fac et Nina, pour l’heure, est YouTubeuse beauté. Addie est autiste et grâce à elle, nous allons découvrir de l’intérieur ce que vit une autiste, quel est son rapport au monde et aux autres et comment se manifeste sa différence.

En cours avec Mlle Murphy, Addie apprend un jour qu’au Moyen âge, les habitants de Juniper ont accusé des femmes de sorcellerie, les ont torturées et les ont soumises à une épreuve qui les conduisait soit à la noyade soit à la pendaison, ne leur laissant dans tous les cas aucune chance.

Cette histoire bouleverse Addie. Elle devient obnubilée par le sort de ces femmes qui ont été oubliées. Est-ce parce que leur marginalité lui rappelle la sienne ? Elle décide de soumettre au conseil du village une proposition : ériger un mémorial en l’honneur de la cinquantaine d’entre elles qui ont péri d’une manière aussi atroce, par la faute des villageois de l’époque et des autorités ecclésiales.

Si elle rencontre d’abord le scepticisme du conseil et surtout l’opposition de son président, qui ne voit pas l’intérêt pour son village de remuer cette vieille histoire, Addie ne va pas lâcher l’affaire, soutenue par sa famille et par Audrey, une nouvelle, une Anglaise qui arrive dans sa classe, en provenance de Londres et qui va devenir peu à peu son amie. Sa première amie.

Dans sa famille, Addie peut compter sur une alliée, qui la comprend pour ainsi dire de l’intérieur : Keedie est autiste elle aussi et pour cette raison se sent plus proche de sa petite sœur que de sa jumelle, Nina. Et surtout, ce qui aura une importance pour la suite du récit d’Elle McNicoll, Keedie a eu la même institutrice qu’Addie, la redoutable Mlle Murphy…

Le livre s’appelle Les étincelles invisibles. C’est par cette appellation poétique que l’autrice, elle-même autiste, décrit les sensations qu’elle éprouve quand les situations qu’elle doit affronter provoquent une surstimulation de toute sa personne, conduisant à des réactions excessives souvent incompréhensibles pour son entourage, incapable d’en repérer les causes. Les autistes ressemblent à des écorchés vifs, hypersensibles aux sons, aux bruits, au toucher. Les contacts corporels, les manifestations d’affection que nous, les « neurotypiques », trouvons naturelles, déclenchent en eux des réactions imprévisibles. D’une façon générale, les autistes sont « trop » et c’est ce « trop » qu’Elle McNicoll nous fait découvrir au fil de son roman en suivant parallèlement deux trames : les démêlées d’Addie, proches du harcèlement, avec son enseignante et certaines élèves qui ne la supportent pas ; son combat pour obtenir de son village qu’il érige ce mémorial dédié aux sorcières de Juniper.

Le livre d’Elle McNicoll est plus qu’une simple leçon d’empathie et de tolérance vis-à-vis des autistes. En nous faisant vivre de l’intérieur la vie de l’une d’entre elles, il nous fait prendre conscience de tout ce que nous avons peut-être bridé nous aussi de notre sensibilité pour paraître « normaux », nous intégrer à la société et la supporter, jusqu’à parfois renoncer à être nous-mêmes. Addie a une expression pour ça : « faire le caméléon ». Autrement dit, pour nous, les neurotypiques, se résigner au conformisme.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:13) :


Les étincelles invisiblesElle McNicoll – traduit de l’anglais par Dominique Kugler - Medium de l’école des loisirs (207 pages, 13,50 €)


vendredi 15 mars 2024

Le cri du corps

 


C’est un récit impressionnant que nous livre Alexandre Chardin dans Le cri du corps. Un récit de fureur, de souffrance et de rédemption, mené tambour battant par un « je », prénommé Adam comme le premier homme.

Tout commence par une énième bagarre, aussi absurde que nécessaire, comme il s’en livre périodiquement entre gamins de cités rivales, à coups de battes, de barres de fer, de boules de pétanque et de couteaux de plus en plus longs. Cette fois-là, c’est Adam, l’un des plus jeunes, qui reste cloué au sol. Quand les policiers arrivent, toute sa bande s’est enfuie et quelque chose en lui décide de ne pas répondre, de ne pas ouvrir les yeux, de rester le nez collé dans l’herbe du terrain de foot où il est tombé, à faire le mort, pour de faux bien sûr, pour le plaisir « d’emmerder les keufs », d’entendre la sirène des pompiers, de se laisser porter comme un paquet inerte de civière d’ambulance en lit d’hôpital, roulant à toute vitesse dans les rues et dans ces couloirs blancs qui sentent le lino et le désinfectant. Comme sur des roulettes !

À 14 ans, Adam aime en vrac les roues arrière, le foot, les potes, Fifa, et puis, l’intruse dans cette liste, la fille Lison, une fille de l’autre côté, de l’autre collège des beaux quartiers, pas celui des cailleras où Adam brille sans peine tant la concurrence au tableau noir est faible. Pour l’heure, Lison n’est pour Adam qu’un prénom saisi au vol, un regard aussi qui lui a flanqué un drôle de frisson, et quelques histoires qu’il commence à se raconter autour de deux ou trois choses qu’il ne sait pas d’elle.

Seulement voilà, à l’hôpital, è finita la commedia ! Adam a poussé un grand cri, le cri du corps qui l’a lâché, ce corps nouveau qu’il va devoir apprivoiser, affrontant la pitié dangereuse qu’il inspire. Heureusement, il y a Anouk, l’infirmière que les ruades mentales d’Adam ne rebutent pas. Heureusement, il y a Mouss, le seul de la bande qui n’a pas lâché Adam mais qui prend cher pour tous les autres. Heureusement, il y a surtout Nora, la grande sœur qui prend le relais d’un mère défaite, Nora qui cherche et trouve des solutions pour aménager la vie d’après.

Obligé de changer de collège pour une bête mais vitale question d’ascenseur, voilà Adam qui se retrouve chez les bourges ! Mais chez les bourges, il y a Lison justement. Comment va-t-elle réagir face à cet Adam nouveau, qui a perdu cinquante bons centimètres dans l’affaire et que tout le monde regarde de haut ou de biais, un peu beaucoup gêné ? Tout le monde ? Sauf Lison, qui, elle, regarde Adam dans les yeux. Et ça, c’est peut-être un morceau de chance dans le malheur d’Adam.

Alexandre Chardin a écrit un livre coup de poing et coup de cœur qui nous fait traverser un drame à toute allure et nous redit à sa façon cette phrase à la con que détesterait sûrement Adam : « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ».

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:52) :


Le cri du corpsAlexandre Chardin – X’ de Sarbacane (124 pages, 13,50 €)


vendredi 8 mars 2024

L'Espionne renaît

 Comme cela va faire bientôt 6 ans que je ne vous ai pas donné de nouvelles de mon héroïne préférée, l’Espionne, créée par l’autrice Marie-Aude Murail et que ce vendredi tombe un 8 mars, journée internationale des droits des femmes, au rang desquelles je compte la mienne, si du moins je peux employer en ce jour un tel possessif, je vais vous parler de la renaissance de Romarine.

Depuis quelques mois, celle-ci est en effet tombée entre les mains d’une autre femme, en l’occurrence la dénommée Églantine Ceulemans, dessinatrice de grand talent. Bayard jeunesse lui a confié la réédition de toutes les histoires qui avaient été illustrées depuis 2001 par le non moins talentueux Frédéric Joos, soit une vingtaine, toutes parues au départ dans le mensuel J’aime Lire.

Cela donne des petits livres pétillants de malice, à raison de trois récits par volume : quatre sont publiés à ce jour, la saison 4 est parue le 14 février dernier, et si je sais bien compter cela fait 12 histoires nouvellement illustrées, à découvrir par une nouvelle génération de petites têtes blondes ou brunes ou rousses, peu importe, à partir de 7 ans.



Et rassurez-vous, bien que l’Espionne fête cette année ses 23 ans, Romarine, elle, en a et en aura toujours 10.

Mais Églantine Ceulemans ne s’est pas arrêtée en si bon chemin. La collection BD Kids du même éditeur lui a offert d’accueillir L’Espionne en bande dessinée. Alors elle a retroussé ses manches, a conçu la scénarisation des histoires que Marie-Aude Murail avait écrites et elle a rangé Romarine, sa mère, son père souvent raplapla, sa sœur Boubouillasse et son grand frère Noël, sans oublier son club d’espionnage et sa maîtresse de CM1, l’inventive Mme Maillard, dans des dizaines de petites cases et des centaines de petites bulles. Le tome 3 de l’Espionne en version BD est paru le 17 janvier dernier.



Quand on lui a demandé pourquoi elle avait créé Romarine, Marie-Aude Murail qui jusqu’alors n’avait conçu sur le papier que des héros garçons, a répondu en gros : parce que j’avais une fille de 6 ans pleine de malice. Et elle a précisé :

« Je suis une espionne. J’écoute sans en avoir l’air les conversations dans les cafés et les magasins, je rêve sur les couples qui passent, je fais des hypothèses sur la vie des gens d’après leurs caddies pleins, je laisse parler les enfants autour de moi, j’écoute, je traverse lentement les jardins, les cours de récré, je regarde.

Il est bien évident que je n’ai pas eu d’emblée le projet de faire avec Romarine un personnage qui serait une métaphore de l’écrivain que je suis. Je raconte des histoires et je laisse mon inconscient bricoler tranquille dans son coin. Mais je me suis tout de suite rendu compte que l’Espionne me plaisait par l’énergie qu’elle dégageait et sa manière de rendre le quotidien « très, très intéressant ». Elle m’a fait rire par sa désinvolture, ses petits accommodements avec la morale, son intérêt pour la vie sentimentale des plus grands. J’ai compris qu’elle avait aussi la capacité de m’émouvoir. Comme ma propre fille quand elle me racontait au début des années 2000 ses amours débutantes et ses malices de fille. » Fin de la citation.

Et si nous écoutions maintenant Romarine nous conter sa vie trépidante d’espionne. Ah, la première histoire de la saison 4 s’appelle « L’espionne s’énerve » …


L'espionne saison 4 - Marie-Aude Murail, illustré par Églantine Ceulemans -Bayard jeunesse (112 pages, 10,90 €)

L'espionne en mission spéciale - BD d'Églantine Ceulemans, d'après la série de Marie-Aude Murail - Bayard BD Kids (69 pages, 10,50 €)

vendredi 1 mars 2024

La tarte aux escargots

illustration de la couverture : Agnès Maupré

Brigitte Smadja nous a quittés il y a tout juste un an, le 15 février 2023. Mais les écrivains jeunesse, quand ils ont un éditeur fidèle, n’abandonnent pas leurs enfants, qu’ils soient de chair ou de papier. En atteste la réédition ce mois-ci, par l’école des loisirs, de La tarte aux escargots, un livre publié en 1995, largement nourri par les souvenirs de l’autrice et de son entrée en sixième.

Brigitte Smadja l’a confié à Sophie Chérer : elle écrit « à la place de l’enfant qu’elle invente ». C’est sa force. Mais dans La tarte aux escargots, Lili, c’est elle, la gamine de onze ans qui quitte son appartement de la rue de la Goutte d’Or, prend le métro toute seule jusqu’à la place de Clichy pour rallier le lycée Jules-Ferry. Le jour de la rentrée, elle est si petite que la surveillante générale croit qu’elle s’est trompée et la renvoie vers l’école primaire d’à côté... Mais le second jour, Lili montre sa blouse beige où sont brodés son nom et sa classe et elle va se retrouver avec deux petites bourgeoises, Irène et Laetitia, qui sont amies, et Luisa Peret, prolétaire comme elle, qui a le même duffle-coat que Lili, offert par la mairie…

Lili a une maman mais plus de papa et deux petits frères, Renzi et Vanni, qui l’occupent pas mal. Comme sa mère travaille, elle joue la maman-bis et ce n’est pas de tout repos, notamment quand Vanni se fait découper une oreille à la récré.

Laetitia est une mademoiselle Je-sais-tout qui n’a de cesse de rabaisser Lili en toute circonstance. Mais Lili ne se laisse pas faire et surtout elle trouve en Luisa une alliée de classe qui s’interpose à deux ou trois reprises pour la protéger. Laetitia finit par se tenir à carreau même si elle continue à nourrir une jalousie permanente envers Lili, qui s’accroît encore quand Mme Vigier invite Lili à entrer dans la chorale du collège qui va chanter à la Sorbonne.

L’invitation d’anniversaire envoyée par Irène passe mal aux yeux de Laetitia, mais Lili s’y rend, non s’en avoir contemplé quelques jours auparavant dans l’évier de son voisin un troupeau d’escargots en train de dégorger, qui l’a passablement dégoûtée. Dans l’appartement cossu d’Irène qui donne sur le parc Monceau, Lili n’est pas très à l’aise. Mais quand elle voit arriver la tarte Tatin, elle n’a plus qu’une idée, s’enfuir, rentrer chez elle...

Les tableaux successifs qui composent La tarte aux escargots nous transportent au milieu des années 60. Le livre est largement autobiographique : le père de l’autrice, qui tenait à Tunis le restaurant du casino de La Goulette, est décédé. Sa mère quitte le paradis tunisien avec ses trois jeunes enfants pour atterrir dans un deux-pièces de la rue de la Goutte d’Or dans le XVIIIe. Comme l’écrit Sophie Chérer, la petite fille de 8 ans devient « du jour au lendemain orpheline, mère de famille et travailleuse immigrée ». L’école de la République, où elle est bonne élève, va la sauver.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:51) :


La tarte aux escargotsBrigitte Smadjaneuf de l’école des loisirs (98 pages, 7,50 €)



Sans crier gare

  Aimez-vous les livres qui simultanément ou dans un ordre quelconque vous font peur, vous font pleurer et vous font rire tant et tant que v...