jeudi 19 novembre 2009

Nuigrave

Lire Murail nuit gravement à l'ennui




« L'expérience nous enseigne que quand une molécule peut fournir une drogue, tous les autres usages s'effacent. Si l'aspirine pouvait nous envoyer planer au septième ciel, son efficacité contre la migraine serait devenue anecdotique. » [p. 206]

Nous sommes en 2030. Sans forcer le trait, Lorris Murail, constant jardinier, a cultivé notre présent et l'a regardé croître une vingtaine d'années, bon grain et ivraie mêlés. Il s'est projeté en fonctionnaire français du patrimoine, au sein d'une administration qu'on devine progressivement déglinguée par le moins d'État cher à notre actuel Président et qui l'oblige à arrondir ses fins de mois avec quelques étudiants improbables. Ainsi sont nés Arthur Blond, émule de Champollion et intermittent de l'enseignement, chargé de restituer aux pays spoliés le contenu de nos musées, et l'univers foutraque où il va devoir survivre.

Aux portes de Paris s'est développée une enclave qui abrite tous ceux que la France n'a pas réussi à renvoyer chez eux. PK, le « Petit Kosovo », sorte de Sangatte que les successeurs de M. Besson auraient oublié d'éradiquer, est le réservoir de la débrouillardise humaine face aux malheurs de l'époque. C'est un microcosme inquiétant d'abord, puis de plus en plus sympathique, comparé à ce qui l'entoure, au point de se transformer aux yeux du lecteur et de son anti-héros, en refuge enviable.
Le monde, lui, est résolument mondial, zébré par les éclairs d'une guerre d'Irak qui a commencé en 2004 sous les yeux du lecteur, ne s'est jamais terminée et même s'est propagée à toute la planète. Au passage, Damas a été vitrifiée. C'est dire que « l'Orient compliqué » de Charles de Gaulle ne s'est ni simplifié ni apaisé en s'étalant. Les alliances sont instables, les frontières indécises.

Dans ce contexte, un ennemi bien désigné vaut mieux qu'un allié incertain, c'est ce que pensent - toujours - ceux qui gouvernent Israël. Les Arabes, eux, se sont atomisés, au sens propre et au sens figuré, et l'on croise de multiples spécimens diversement irradiés et déjantés, dont des « Emirs blancs » dopés aux pétrodollars. Les vrais seigneurs de la guerre, comme Santos, sont les descendants apatrides des mercenaires appointés par les entreprises américaines de « sécurité », Blackwater et autres avatars de l'intérim belliqueux. L'Anglais de service, le soi-disant docteur Smallish, est évidemment perfide comme son Albion natale et ne sait jouer sa partie qu'en solo (autre réminiscence gaullienne ?).

Dans ce grand bazar sillonné par les tueurs de services très spéciaux, une petite plante débarquée du cœur de l'Amazonie, la coarcine, est menacée de disparition. Tantôt médicament miracle, tantôt drogue dure, elle est devenue l'enjeu de multiples convoitises et sème la mort sur son passage. Pour rester fidèle à la mémoire d'une ex, révolvérisée sous ses yeux, Arthur surfe comme il peut - et le lecteur avec lui - sur le tsunami qui l'emporte avec sa plante sous le bras, unique témoin de son amour assassiné. Arthur n'a pas pu sauver Sidonie, il sauvera Coarcinus europaeus envers et contre tous.

Avec le tabac et les patchs, le temps est un des sujets omniprésents de ce récit. « Ce n'était pas le temps qui prend son temps de la jeunesse, avant que la pesanteur des souvenirs paradoxalement ne le hâte vers sa fin, ni celui de la drogue à écarteler les secondes. C'était le temps long et paresseux de l'ennui inquiet, de l'attente sans certitude, celui dont on dit qu'il dure l'éternité parce que sur sa ligne fléchée aucun curseur ne clignote. » [p. 250] C'est dans ce temps mouvant et élastique que Nuigrave nous plonge et nous enlève. Lire devient alors un rêve vaguement obsédant et qui n'en finirait pas.

La seule morale de cette Histoire future venue jusqu'à nous, morale que ne renierait sans doute pas son auteur, pourrait bien être celle, éternelle, de Candide : « Il faut cultiver notre jardin. »

Nuigrave - Lorris Murail - réédition 2013 Le Livre de Poche (384 pages, 16,20 €)

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