vendredi 28 avril 2017

Virée nomade


Editeur engagé, comme le sont ses auteurs, Le muscadier propose dans sa collection Rester vivant nouvelles et romans qui parlent du monde d’aujourd’hui et posent sur celui-ci un regard exigeant et critique. La Virée nomade que nous raconte Alain Bellet, qui se définit lui-même comme « un écrivain impliqué dans la cité », projette au cœur du désert saharien sept adolescents en rupture de ban.

Un juge des mineurs leur a présenté cette insolite alternative : ou bien rester en France, en détention préventive, jusqu’au procès en assises ; ou bien partir au pays des Touaregs, dans le cadre d’un centre d’éducation renforcée.

Maxou, 16 ans, n’a pas trop hésité. En découvrant les six compagnons de ce singulier voyage, il décide de ne pas trop se lier avec eux. Lui voudrait bien faire quelque chose de ce sursis qui lui a été accordé. Les autres non. Alain Bellet, au départ de la caravane, se glisse dans la tête de Maxou et ne va plus la quitter, pour nous faire découvrir le désert, la vie des Touaregs et ce qui, dans un autre temps et dans un autre monde, chemine lentement dans la tête et dans le cœur de l’adolescent.

Confronté au désert qui, pour ses compagnons, n’est pas autre chose qu’une prison sans barreau, Maxou rentre en lui-même, revisite sa vie passée, la mort de son père, l’école qui l’avait lâché brusquement, les mauvaises fréquentations, la bande, l’arrestation. Son seul viatique, c’est le souvenir de Marine qu’il retrouve chaque soir comme une étoile imaginaire, proche et lointaine, quand il va s’assoir tout seul au sommet d’une dune.

Une nuit, deux irréductibles choisissent de fuir, avec un chameau, quelques provisions, comme s’ils s’évadaient. Livrés à eux-mêmes dans le désert, perdus dans son immensité sans repères, leur pronostic de survie est faible : quatre jours, cinq peut-être. Maxou ne sait pas ce qu’il va advenir d’eux et dans la caravane, personne ne semble s’émouvoir de leur sort, les laissant libres du choix qu’ils ont fait.

Alain Bellet nous conte « la fuite monotone et sans hâte du temps » comme jadis Jean Ferrat chantait d’autres nomades. Il nous fait arpenter cette nature épurée où l’homme ne peut plus échapper à lui-même. En éprouvant pendant plusieurs semaines la fatigue, le trop peu de nourriture, la ration d’eau quotidienne, les ampoules aux pieds, Maxou se sent enfin vivant comme jamais il ne l’a été.


Au contact des hommes bleus, dans ce Sahara que Théodore Monod avait nommé « le vrai squelette du monde », une sorte d’utopie pénètre lentement le corps et l’âme de l’adolescent et nous, les lecteurs, nous nous mettons nous aussi peu à peu à cette « école d’humilité absolue » dont Alain Bellet nous offre la description fascinante.



Virée nomade - Alain Bellet - Le Muscadier (69 pages, 8,50 €)

En podcast sur RCF Loiret (écoutez un extrait à 2:52)


vendredi 21 avril 2017

De si beaux cheveux



Jeanne au lycée, Jeanne devant son miroir, Jeanne en famille, Jeanne dans les rues d’Orléans… est-ce la même Jeanne ? Et pourquoi se retrouve-t-elle devant un journaliste pour raconter sa vie ? Avec De si beaux cheveux, Gwladys Constant vient de produire un petit livre percutant, tout d’un bloc, en forme de coup de poing, qui ne devrait laisser personne indifférent.

Entre la photo de couverture, un crâne rasé pris de dos, et la 4ème qui affiche ces mots-clés si chers aux bibliothécaires qui cataloguent leurs livres pour les jeunes, « souffrance », « révolte », « harcèlement de rue », il y a un arc invisible, tracé et tendu sur 38 pages. Ni l’auteur ni le lecteur ne peuvent reprendre leur souffle en écoutant la confession de Jeanne. « Ecrire, disait Jules Renard, c’est parler sans être interrompu ». Jeanne, la narratrice, parle comme on écrit. En apnée. Jeanne a un besoin irrépressible de parler, depuis le geste qu’elle a posé, d’une grande violence symbolique. Dans la ronde médiatique, un journaliste ouvre une fenêtre à la petite Orléanaise, pour un bref tour de manège et elle s’y jette avec conviction, quoique sans illusion. C’est une « chance de pouvoir dire : voilà ce que j’ai subi, voilà ce que j’ai fait, voilà ce qui arrive, à moi, à d’autres. »

Jeanne d’Orléans témoigne donc pour toutes les autres Jeanne de son âge, celles qui vivent si heureuses entre collège, lycée et maison. Sauf que, entre ces deux espaces protégés par leurs codes propres, il y a la rue, où il faudrait pouvoir se glisser sans se faire voir, sans se laisser voir, car la rue est devenue une jungle où rôdent des hommes et leurs manières brutales, leurs mots crus comme des couteaux qui entrent dans les chairs pour découper les corps en morceaux et qui laissent la tête et le cœur en vrac. Il faut que ça cesse. Mettre fin à ses jours ? Non, Jeanne aime trop la vie. Mais oui, mettre fin à ces jours qui se répètent, comme des imbéciles. Jeanne va rendre sa justice, va se rendre justice, d’un geste brutal. Parce que, comme l’écrit Marguerite Duras, que cite Jeanne-Gwladys, « ce n’est pas qu’il faut arriver à quelque chose, c’est qu’il faut sortir de là où on est. »


Ce livre, inspiré d’un fait divers, touchera toutes les adolescentes, toutes les femmes. Que les garçons le lisent aussi !

De si beaux cheveux - Gwladys Constant - Oskar éditeur (39 pages, 6 €)

En podcast sur RCF Loiret (écoutez un extrait à 2:35) :

vendredi 7 avril 2017

Tempête au haras



Les histoires de cheval, on pense généralement que c'est pour les filles, qui ont toutes commencé par parfumer leurs poneys chéris avec l'eau de toilette de maman, avant de dévorer les nombreuses séries consacrées aux canassons. Avec Tempête au haras, Chris Donner revirilise sérieusement la thématique. A la question : pourquoi les hommes adorent-ils les chevaux ? il répond : « à cause de la vitesse. » Quant à savoir ce que les chevaux ont en commun avec les humains, c'est simple : « l'envie de gagner. » Jean-Philippe est né dans un haras. Plus exactement dans le box d'une pouliche en train de mettre bas. Alors si Jean-Philippe n'est pas un poulain, il vit depuis sa naissance dans une communion extrême avec la gent équine. 

Cette communion ne va même pas être entamée ce soir d'orage épouvantable où la dernière-née de Belle Intrigante lui sectionne la moelle épinière d'un coup de sabot affolé. C'est l'année des T pour les pur-sang. La pouliche coupable ne sera pas abattue : « c'est peut-être un crack » plaide Jean-Philippe sur son lit d'hôpital. Elle ne s'appellera pas non plus Tétraplégique comme le propose avec humour sa jeune victime mais Tempête. Merci, Dédé. « Très bien, Tempête, très approprié ». Oui, car Tempête va aller très vite et sera la vengeance de Jean-Philippe, une vengeance d'amour intense, sans larmes, sans pathos, qui m’avait fait refermer le livre d'un « Chapeau, Donner ! » C’était en 2012.

Cinq ans après, Chris Donner nous propose de relire son récit mis en images par Jérémie Moreau. Cela donne une BD au grand air, sous les ciels chargés de la Normandie, sur les pistes de courses enfiévrées, dans les écuries et en pleine nature, la nuit ou le jour, nuit et jour plutôt car la passion des éleveurs de cracks ne connaît pas de repos. L’album peut se lire comme un documentaire sur le monde de l’élevage et des courses. Mais il est bien plus que cela. Et c’est avec de superbes planches muettes que Jérémie Moreau nous fait le mieux sentir le rapport quasi animal entre l’homme et sa plus noble conquête. L’escapade nocturne de Jean-Philippe et de Tempête, sur quatre pages sans paroles, est sans doute l’un des sommets de l’album, avec les cinq pages de tempête normande qui, peu avant, ont scellé le destin du jeune garçon : pages combien éloquentes pour évoquer l’élan, la vitesse, la complicité, le pur bonheur d’une griserie volée à la prudence et au mauvais sort.

Si vous aimez les chevaux, lisez cet album. Si vous ne les aimez pas, lisez le aussi. Pour le cas où vous seriez de surcroît allergique à la BD, n’hésitez pas à vous procurer le livre.



Tempête au haras (BD) - Chris Donner, Jérémie Moreau - Rue de Sèvres (72 pages, 14 €)

dimanche 2 avril 2017

Cœur de bois



Quand l'image devrait avoir le dernier mot


Je précise d’emblée qu’en dépit – ou à cause - des critiques, parfois dures, que j’adresse ici à l’écriture de cet album, il s’agit pour moi d’un ouvrage exceptionnel qui pourra s’imposer à l’acheteur et au lecteur par sa seule esthétique. Il a d'ailleurs reçu le prix Sorcières 2018 (dans la catégorie "Carrément Sorcières Fiction")

Dès la première page, j’ai ressenti que le texte d’Henri Meunier était bien au-dessous des images de Régis Lejonc. Pour moi, cette inégalité, dans ce sens-là, est fréquente dans le monde de l’album, alors qu’au cinéma, ce sont souvent les images posées sur une adaptation qui déçoivent le lecteur devenu spectateur. La suite m’a confirmé dans mon sentiment qui s’est mué en une sorte de révolte intime aboutissant à ce que vous lisez. Suis-je tombé amoureux d’Aurore au point de penser qu’elle méritait mieux que ces mots-là ? En tout cas, j’ai voulu m’expliquer à moi-même ce rejet du texte au point d’aller jusqu’à « réécrire », au sens littéral, l’album (voir à la fin).

Chaque image est une claque donnée aux mots retenus. Là où on attendrait un contrepoint à la hauteur, il y a souvent décalages, hiatus, erreurs même. Dans ce duo d’écrivain et d’illustrateur, le scribe joue souvent faux – pas toujours reconnaissons-le car il y a maintes trouvailles - ce qui est d’autant plus frustrant car on se dit qu’avec un peu de retravail sur le texte (après mise en images), cet album aurait pu être magique. Il suffisait peut-être que l’écrivain se mette à l’écoute des images - tirées de la trame qu’il avait proposée ou l’ayant suggérée, j’ignore comment les deux artistes ont collaboré - dans l’humble et orgueilleuse posture d’Aurore, accroupie devant le vieillard et lui dédiant sa beauté. Le texte doit s’incliner devant l’image, quand elle est de cette force et qu’elle a donc nécessairement le dernier mot.

Tout commence mal dès la première image, donc. Quand Aurore s’inspecte dans le miroir (image), elle n’a pas encore « enfilé son caban » (texte) (caban qui est de surcroit un manteau). Première « erreur » que l’exigence d’un enfant relèvera. Pour échapper au cliché de la « mèche rebelle », Meunier emploie l’adjectif péjoratif « revêche » : que peut-il y avoir de « revêche » dans Aurore ? Comment peut-elle « glousser » (comme une poule ?!) devant son miroir, même en disant « merde à Blanche-Neige » ? Pourquoi ne pas avoir saisi la référence au conte pour faire parler le miroir, inscrivant d’emblée une tonalité magique dans l’album. Que dire d’une expression comme « la quarantaine généreuse » qui sent son Harlequin ? Signalera-t-on qu’une « gamine » a rarement le teint qu’elle souhaiterait avoir ? « Faire ravage » : on comprend bien que choisir le singulier au lieu du pluriel vise à éviter là encore le cliché, mais n’obtient-on pas alors qu’une afféterie de langage ? Quant au « bon pain », je ne sais pas s’il veut évoquer les miches d'une femme "généreuse", mais on ne voit pas en quoi il est une « nécessité heureuse » : cette « nécessité » peut effectivement traduire ce que pense Aurore du maquillage mais la comparaison est bancale. Enfin, quelle nécessité d’annoncer dès cette première page « une balade dans la forêt avec un vieillard impotent » ? N’est-ce pas donner le nom de l’assassin au début même d’un polar à suspense ?

Page suivante, sur la place du village. « Boulotta » : quelle horreur, ce mot ! La belle Aurore ne peut pas « boulotter ». On ne doute pas de sa « gourmandise », mais il fallait montrer ses dents, à ce moment-là, « pleines » ou « belles ». Le froid qui annonce la neige ne peut être « piquant » : il a au contraire une forme de douceur, annonciatrice, qui étonne l’hiver comme la neige l’endort. Quant à Aurore et à sa beauté, « piquant » est un bien médiocre qualificatif.

A la suite, dans l’ordre d’apparition, tout ce que je n’aime pas : « elle avait la tête ailleurs » (il faut le faire sentir par l’écriture, pas le dire) ; « pauvrette » (quelle mère nomme ainsi sa fille malade ?) ; « transperçait aisément » (l’explication laborieuse sur la lumière dans une forêt hivernale) ; encore une erreur : la « chouette-effraie » qui est… un rouge-gorge (ou quelque chose d’approchant) et comment rater le sourire à l’oiseau ? ; le pavillon de chasse : comment quelque chose de « délabré » peut « trôner » ? ; « « faire mystère de sa malice », gauche et ampoulé ; la superbe image où Aurore est accroupie devant le vieillard endormi : elle vient de déposer le plateau et ne se relève pas immédiatement : elle ne « dévisage pas le vieillard », Lejonc offre à celui-ci, et à nous aussi, le visage d’Aurore et c’est possible parce que le loup dort encore.

Quand Lejonc dévoile enfin le loup, l’album bascule pour le lecteur dans le fantastique du conte et pourtant tout continue évidemment comme avant pour Aurore. Encore une comparaison bancale : Aurore ne porte pas un « fagot de bois mort » mais une sorte de vieil enfant malade. Le texte n’a pas l’audace des images, il aurait fallu évoquer les corps sans jamais en parler. Je l’aurais suggéré en parlant du « poil dru », de « l’odeur de fauve » (cf. mon essai ci-dessous)… La balade en forêt : quiconque a déjà poussé un fauteuil roulant sait ce qu’il en coûte, hors d’un bitume ou d’un ciment bien plats : j’aurais souligné la difficulté, l’effort…

A la fin surtout, il y a bien des mots en trop, tous ceux qui prétendent administrer une « morale de l’histoire », au lieu de la laisser écrire en silence par le lecteur. On imagine bien qu’Aurore a des « lendemains radieux » (cliché), comme le fait qu’elle « se prouve que rien n’est jamais perdu » (sic) : tout l’album le proclame. Quant au « devenir grand sans devenir méchant », sa pesanteur se passe de commentaires, tout comme la chute : le verbe « aimer » tombe comme un poil dans la soupe et n’aurait jamais dû être écrit, pour laisser toute sa liberté au lecteur face à la nature singulière des sentiments mêlés que fait éprouver cet album – amour, haine, dévoration, vie et mort - justement parce qu’il ne les nomme JAMAIS et ne doit jamais le faire. L’ambivalence est la maîtresse de cet album, comme elle l’est dans l’univers des contes réussis. Henri Meunier lui est infidèle. Par excès de littérarité ?

Comme la critique est aisée et l’art difficile, je propose, audacieusement, un texte alternatif, qui suit la trame de l’album image après image et s’appuie souvent sur celui d’Henri Meunier, voire le reprend, du moins quand il va dans le sens de l’illustration. Il fera mieux ressentir la somme d’approximations et d’occasions ratées, selon moi. J’ai veillé à ce qu’il s’adresse à l’enfant autant qu’à l’adulte, selon une ligne que j'espère claire, selon la règle du « double destinataire » que Sophie Van der Linden rappelle en anglais – double addressee - dans son essai richement illustré, Lire l’album. Ma proposition est évidemment tout aussi critiquable, mais au moins, on ne pourra pas me reprocher d’avoir critiqué sans tenter de reconstruire.

Ce sont les mots que j’aurais aimé lire, les mots que m’ont lu les images, avec leur haute voix. Il y aura sans doute autant de lectures de ce Cœur de bois que de lecteurs ! C’est ce qu’on souhaite à leurs auteurs !

* Coeur de bois - Henri Meunier et Régis Lejonc - éditions Notari - 9 mars 2017 - 34 pages, 19 €



***

Cœur de bois (nouvelle "traduction" [2])



1. D’une main sûre, Aurore souligna son regard d’un mince trait de khôl. Elle lissa sous son béret quelques mèches blondes qui s’en échappaient et déposa deux gouttes de parfum à la naissance de son cou. Avant d’enfiler son manteau, elle s’inspecta une dernière fois dans son miroir qui lui murmura : « C’est toi la plus belle, mais Blanche-Neige… » Elle le coupa d’un éclat de rire forcé : « Merde à Blanche-Neige ! » Dans la grâce de la quarantaine, Aurore avait au naturel ce teint de pêche qui jetait un air gourmand dans les yeux des hommes. Elle sacrifiait pourtant au rituel du maquillage comme à une heureuse obligation. Et pour la rencontre qui s’annonçait, elle voulait s’assurer d’être irrésistible.

2. Sur la place, elle entra dans une boulangerie. Elle en ressortit, une boîte de gâteaux dans une main, et se dirigea tranquillement vers sa voiture en mordant à pleines dents dans un croissant. Elle frissonnait dans la douceur froide de janvier qui annonçait la neige. Elle se blottit dans sa petite voiture et démarra.

3. La radio s’était mise en marche mais Aurore ne l’écoutait pas. Elle l’éteignit pour fredonner une comptine, et penser au dîner du soir et à la liste des courses qu’elle devrait faire avant de rentrer chez elle.

4. Elle s’inquiétait pour sa petite dernière, souvent fatiguée ces derniers temps. Etait-ce simplement l’entrée dans l’hiver ? Elle en parlerait à son médecin. Heureusement, les vacances approchaient. Elle ne pourrait pas prolonger sa visite aujourd’hui : sa cadette l’attendrait à 17 h précises devant le collège. Les transports scolaires étaient en grève.

5. A trois kilomètres du village, elle se gara en bordure d’un sentier qui se perdait dans la forêt. Sa boîte de gâteaux à la main, elle s’y engagea d’un pas léger. L’hiver avait dévêtu les arbres. Les bois, obscurs en été, diffusaient à cette heure du jour une lumière laiteuse.

6. Sous les bottines d’Aurore, feuilles et brindilles craquaient au rythme régulier de sa marche. Un rouge-gorge salua de quelques trilles le passage de l’élégante : s’était-il échappé du printemps à venir ? Aurore sourit à cet ambassadeur inattendu. Il sembla alors que la nature engourdie s’ouvrait tout entière devant celle qui s’avançait.

7. Aurore marcha du même pas pendant une demi-heure. Elle crut voir au loin une biche. A moins que ce ne fût un grand chevreuil. Puis elle arriva dans une clairière et aperçut un pavillon de chasse délabré. C’était son but. Il paraissait abandonné et avait perdu la beauté rustique qu’il avait eue autrefois. Elle s’arrêta et, comme à chaque visite, prit une profonde inspiration en guise de résolution, avant de se diriger vers l’entrée. La porte n’était pas fermée.

8. « Je suis là ! » lança Aurore d’une voix claire et forte. Sans attendre de réponse, elle pénétra dans la cuisine. Une odeur de vieillard, un peu animale, l’assaillit, qu’elle connaissait bien. Elle réprima pourtant à grand peine un haut-le-cœur. La vaisselle sale s’était entassée dans l’évier. La cuisinière, noire de crasse et de suie, était presque éteinte. Aurore remit du bois, attisa le feu et posa une bouilloire sur les cercles de fer. Elle prit un balai et, se représentant en sorcière, elle sourit intérieurement. « Votre aide à domicile vous a encore oublié ? ». Sa voix chantait presque dans la puanteur des lieux. Personne ne répondit.

9. Aurore disposa deux tasses sur leurs soucoupes et sortit deux assiettes à dessert. Après avoir ouvert la boîte qu’elle avait déposée sur la table, elle coupa la galette. Comme son couteau avait rencontré la fève, elle la glissa dans la plus grande part, qu’elle destinait à son hôte. Pour qu’il ne soit pas sa dupe et pour qu’il ne s’étouffât point, elle ajouta sur le gâteau la couronne du roi désigné par avance. La bouilloire chuinta.

10. Aurore pénétra dans le salon et posa le plateau sur une table basse, devant le vieil homme qui était assoupi, un plaid jeté sur ses genoux. Elle resta accroupie un instant, levant son visage vers lui en offrande muette. Puis elle tendit la main et effleura le tissu. Le vieillard ouvrit les yeux et lui sourit.

11. « Avez-vous faim ? » demanda Aurore.
« Jamais... quand je suis seul ! » et ses yeux redevenus tristes eurent un éclair de malice.

12. Aurore le couronna d’un geste tendre et précis et lui tendit son assiette. Il dévora la galette et la fève d’un claquement sec de mâchoire. Il n’aimait guère le thé mais se pliait aux rites qu’Aurore lui avait imposés depuis des années. Il demanda des nouvelles de ses enfants, de son mari, qui voyageait beaucoup pour son métier. La jeune femme répondit, du mieux qu’elle put pour intéresser un vieux roi fatigué. Elle lui annonça qu’elle devrait partir plus tôt et lui proposa d’aller prendre l’air sans tarder. « C’est l’heure de notre promenade » dit-elle sur un ton enjoué.

13. Aurore approcha la chaise roulante du fauteuil. « Installez-vous, je vais chercher votre chapka. L’air est vif, aujourd’hui. » La bête mobilisa ses maigres forces mais, de la pièce d’à côté, Aurore l’entendit chuter, entraînant plateau, tasses et théière qui se brisèrent sur le plancher. Elle se précipita pour le secourir. « Vous n’êtes pas blessé ? » « Non, mais mon orgueil est à terre, une fois de plus ». Elle le releva et le prit fermement dans ses bras. Elle sentit son poil dru sur sa joue et son odeur de fauve. En dépit de sa taille, il était léger comme un enfant, osseux sous sa fourrure grisonnante. Elle le déposa dans le fauteuil avec délicatesse.
« J’étais si fort, autrefois » gémit-il.
« Non, vous n’étiez pas fort. Vous étiez un loup puissant. C’est autre chose. » Aurore frissonna à nouveau, mais ce n’était pas de froid.

14. Il n’y avait que deux sentiers, celui des Épines ou celui des Aiguilles. Invariablement, Aurore demandait au vieillard de choisir la direction qu’il souhaitait prendre. Immuablement, celui-ci lui répondait : « Comme il vous plaira ». « Par ici, j’ai cru voir une biche délicieuse tout à l’heure. Elle vous a peut-être attendu » Le ton d’Aurore était un peu moqueur. Elle engagea le fauteuil dans le chemin le plus carrossable. Elle le poussait avec peine, bien qu’il l’aidât de ses pattes crispées sur les roues. Ils s’enfoncèrent cahin-caha dans la forêt, conjuguant leurs efforts en silence.

15. Au bout d’une dizaine de minutes à peine, il eut froid.
« Cela vous ennuie si nous rentrons déjà ? »
« Non, pas du tout. Je vous ai dit que j’étais pressée, aujourd’hui ».
Elle rajusta la couverture et ils firent demi-tour.
« Vous avez eu vos visites, cette semaine ? »
« Mon infirmière, mais elle est bonne à rien. Et mon aide à domicile, incapable comme tous les jeunes. »
Il poursuivit, sur le ton maussade qu’il adoptait progressivement avec Aurore quand l’heure de leur séparation approchait…

16. « Mes enfants ne me connaissent plus. Je ne sais même pas si j’ai des petits-enfants. Je n’ai plus que vous. Vous êtes revenue vers moi, alors que je vous avais dévorée jadis. Je ne comprends pas que vous m’ayez pardonné. »
« Je ne vous ai jamais pardonné » souffla Aurore à l’oreille du loup.
« Excusez-moi, je croyais… »
Aurore coupa court :
« Je n’ai pas besoin non plus de vos excuses. Je suis là avec vous, c’est tout. »
Le vieillard ne put voir le regard d’Aurore qui se durcissait quand elle prononça ces paroles, pas plus qu’il ne le vit s’adoucir quand elle aperçut le premier flocon de neige.

17. En continuant à le pousser, elle s’expliqua enfin.
« Vous êtes seul et je ne le suis pas. Vous êtes malheureux et je suis heureuse. Vous êtes faible et je suis forte. Hier vous m’avez prise et dévorée. Aujourd’hui, nous nous promenons tous les deux. Cette forêt est à moi comme elle était à vous. Je suis revenue et je l’ai conquise. Vous ne me faites plus peur. »
La voix d’Aurore vibrait légèrement. Son masque tendu esquissa un dernier sourire, songeur.
« Vous rappelez-vous que vous m’aviez demandé si j’étais seule ? Et vos yeux étonnés quand je vous avais répondu d’un rire enfantin : ‘ mais non, puisque vous êtes là, devant moi ! ‘ Nous ne sommes pas seuls. Ce sont vos crocs et mes blessures que j’ai déposés ensemble tout à l’heure dans ce fauteuil. Ce sont eux que je viens sortir chaque semaine. Pour ne rien oublier. Pour ne rien pardonner. Juste pour revivre avec vous un moment. »

[la dernière phrase est supprimée]

***
  [2] Les numéros suivent la séquence des § du texte original (l'album n'est pas paginé)

Les Mille vies d'Ismaël

 C'est un peu étrange de penser qu'on est au bout de sa vie alors même qu'on ne l'a pas encore commencée. C'est pourtant...