Lire Murail nuit gravement à l'ennui
« L'expérience nous enseigne que quand une molécule peut fournir une
drogue, tous les autres usages s'effacent. Si l'aspirine pouvait nous envoyer
planer au septième ciel, son efficacité contre la migraine serait devenue
anecdotique. » [p. 206]
Nous sommes en 2030. Sans forcer le trait, Lorris Murail, constant jardinier, a cultivé notre présent et l'a
regardé croître une vingtaine d'années, bon grain et ivraie mêlés. Il s'est
projeté en fonctionnaire français du patrimoine, au sein d'une administration
qu'on devine progressivement déglinguée par le moins d'État cher à notre actuel
Président et qui l'oblige à arrondir ses fins de mois avec quelques étudiants
improbables. Ainsi sont nés Arthur Blond, émule de Champollion et intermittent
de l'enseignement, chargé de restituer aux pays spoliés le contenu de nos
musées, et l'univers foutraque où il va devoir survivre.
Aux portes de Paris s'est développée une enclave qui abrite tous ceux que
la France n'a pas réussi à renvoyer chez eux. PK, le « Petit Kosovo », sorte de
Sangatte que les successeurs de M. Besson auraient oublié d'éradiquer, est le
réservoir de la débrouillardise humaine face aux malheurs de l'époque. C'est un
microcosme inquiétant d'abord, puis de plus en plus sympathique, comparé à ce
qui l'entoure, au point de se transformer aux yeux du lecteur et de son
anti-héros, en refuge enviable.
Le monde, lui, est résolument mondial, zébré par les éclairs d'une guerre
d'Irak qui a commencé en 2004 sous les yeux du lecteur, ne s'est jamais
terminée et même s'est propagée à toute la planète. Au passage, Damas a été
vitrifiée. C'est dire que « l'Orient compliqué » de Charles de Gaulle ne s'est
ni simplifié ni apaisé en s'étalant. Les alliances sont instables, les
frontières indécises.
Dans ce contexte, un ennemi bien désigné vaut mieux qu'un allié incertain,
c'est ce que pensent - toujours - ceux qui gouvernent Israël. Les Arabes, eux,
se sont atomisés, au sens propre et au sens figuré, et l'on croise de multiples
spécimens diversement irradiés et déjantés, dont des « Emirs blancs » dopés aux
pétrodollars. Les vrais seigneurs de la guerre, comme Santos, sont les
descendants apatrides des mercenaires appointés par les entreprises américaines
de « sécurité », Blackwater et autres avatars de l'intérim belliqueux.
L'Anglais de service, le soi-disant docteur Smallish, est évidemment perfide comme
son Albion natale et ne sait jouer sa partie qu'en solo (autre réminiscence
gaullienne ?).
Dans ce grand bazar sillonné par les tueurs de services très spéciaux, une
petite plante débarquée du cœur de l'Amazonie, la coarcine, est menacée de
disparition. Tantôt médicament miracle, tantôt drogue dure, elle est devenue
l'enjeu de multiples convoitises et sème la mort sur son passage. Pour rester
fidèle à la mémoire d'une ex, révolvérisée sous ses yeux, Arthur surfe comme il
peut - et le lecteur avec lui - sur le tsunami qui l'emporte avec sa plante
sous le bras, unique témoin de son amour assassiné. Arthur n'a pas pu sauver
Sidonie, il sauvera Coarcinus europaeus envers et contre tous.
Avec le tabac et les patchs, le temps est un des sujets omniprésents de ce
récit. « Ce n'était pas le temps qui prend son temps de la jeunesse, avant que
la pesanteur des souvenirs paradoxalement ne le hâte vers sa fin, ni celui de
la drogue à écarteler les secondes. C'était le temps long et paresseux de
l'ennui inquiet, de l'attente sans certitude, celui dont on dit qu'il dure
l'éternité parce que sur sa ligne fléchée aucun curseur ne clignote. » [p. 250]
C'est dans ce temps mouvant et élastique que Nuigrave nous plonge et nous
enlève. Lire devient alors un rêve vaguement obsédant et qui n'en finirait pas.
La seule morale de cette Histoire future venue jusqu'à nous, morale que ne
renierait sans doute pas son auteur, pourrait bien être celle, éternelle, de
Candide : « Il faut cultiver notre jardin. »
Nuigrave - Lorris Murail - réédition 2013 Le Livre de Poche (384 pages, 16,20 €)
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