jeudi 19 juin 2025

Le coeur, le corps & tout le reste



Jonas a 13 ans, les hormones le travaillent et la culpabilité aussi, mâtinée d'une forme de dégoût. Depuis que la pornographie s'est invitée dans sa tête, il ne pense plus qu'à ça et son addiction l'obsède. Maudit portable. Voyeur d'une main et branleur de l'autre, Jonas se demande s'il va s'en sortir et se sent immensément seul avec sa boîte de Kleenex.

Il vit avec son père, une cohabitation qui pourrait être pire mais qui manque de mots. En particulier, Jonas ne sait pas pourquoi sa mère l'a abandonné quand il avait quatre ans et il oscille entre désespoir et colère quand il retrouve ses albums de photos interrompus.

À dire vrai, Jonas oscille entre beaucoup de choses, des élèves lourdingues, des filles qui ne le calculent pas, beaucoup de rêveries et peu de réalités, dans la moyenne médiocrité d'une vie de collégien.

Et puis un beau jour, un chevreuil s'évade du Jardin des Plantes et met toute la ville en émoi. Et un autre jour, Jonas se retrouve assis à la cantine devant Lilou aux convictions véganes bien affirmées et, accessoirement, aux yeux très clairs. Il se passe enfin quelque chose.

Éric Pessan décrit crûment la réalité adolescente, ses élans intimidés, ses désarrois affirmés, ses désespoirs instantanés et parfois une lumière qui vient tout éclairer. Conte d'avertissement sur les ravages du cybersexe, Pessan entraîne Jonas moins loin que Patrick Bard son jeune héros, Lucas, dans POV. Mais il arrive toujours, comme le chantait Brassens, "l'âge où s'amuser tout seul ne suffit plus". Et c'est Mauriac qui écrivait : "Rien ne change davantage une vie que l'amour"...



Le cœur, le corps & tout le reste - Eric Pessan - Medium de l'école des loisirs - mai 2025 (155 pages, 13 €)

vendredi 23 mai 2025

Francoeur - À nous la vie de château !

 



"À nous la vie de château !" L'exclamation toute de joie conquérante, qui sous-titre le second volume de la correspondance d'Anna Dupin, alias Francoeur, avec la mystérieuse jeune fille qui veut percer les secrets d'une autrice consacrée, fait évidemment écho à celle du premier, tout aussi joyeuse et insouciante : "À nous la vie d'artiste !" Anna poursuit ses échanges, on connaîtra bientôt le prénom de son interlocutrice, dont le portrait se dessine peu à peu en creux, dans les questions et les réponses que fait Anna à des lettres que pourtant nous ne lirons jamais. Une partie du charme du roman épistolaire des Murail, mère et fille, réside justement dans le halo que dessine la jeune absente autour des lettres d'Anna.
Le premier opus s'était refermé sur la réapparition d'Olympia, "enlevée" à ses frères et sœur par la baronne Stiff et celui-ci s'ouvre logiquement sur les débuts de la petite sœur dans la vie et singulièrement dans le théâtre,  puisque nos autrices ont cette fois pris pour modèle Sarah Bernhardt, la Divine. Et nous avons le plaisir de découvrir le personnage d'Olympia, comédienne-née à la ville comme à la scène, cynique ou naïve, s'interrogera souvent Anna, qui va faire enrager sa fratrie avec ses caprices de future diva, fratrie consumée par le remords de l'avoir si longtemps "oubliée" dans le couvent où la baronne l'avait placée, et prête de ce fait à tout lui céder pour se faire pardonner.
D'emblée, l'irruption d'Olympia donne un coup de fouet à ce second volume, qui va ne cesser de caracoler jusqu'à faire retrouver à la fratrie ses racines berrichonnes, et ce fameux château d'Âpresort, au nom prédestiné, dont les soirées rappelleront celles de Nohant à ceux qui ont découvert ailleurs la vie de George Sand.
Les Dupin n'échapperont pas aux nouveaux soubresauts de la vie politique française avec cette fois le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte devenant Napoléon III. Au sein de la fratrie, Marceau le poète aura un destin singulier qu'on se gardera bien de dévoiler ici.

Nos autrices mère et fille auront pris un plaisir renouvelé à vivre à travers leurs personnages. D'autant qu'ici, il y a une mise en abyme directe. Ce qu'Anna fait découvrir de son art à sa jeune correspondante, Constance l'aura forgé en écrivant avec Marie-Aude ce double roman de transmission et d'apprentissage croisés. C'est pourquoi d'ailleurs il revenait à Constance d'avoir à écrire la dernière lettre, la seule retrouvée de la mystérieuse apprentie poète, pour boucler la saga des Dupin. 

Francoeur - À nous la vie de château ! - Marie-Aude Murail et Constance Robert-Murail - l'école des loisirs - 21 mai 2025 (427 pages, 19 €)

jeudi 1 mai 2025

L'affaire Petit Prince


Au début de l'an 2022, le Musée des Arts décoratifs (de Paris) avait présenté la première grande exposition muséale consacrée à : Le Petit Prince - c'est le titre d'un livre célèbre car : "chef d'oeuvre intemporel de la littérature". Publié en 1943 aux États-Unis, un an avant la disparition de son auteur, Antoine de Saint-Exupéry, écrivain mais aussi aviateur, le 31 juillet 1944, lors d'un vol de reconnaissance au large de la côte marseillaise. Et publié en France en 1946.

Écrire un énième livre sur le saint texte de Saint-Ex, oeuvre la plus traduite dans le monde après la Bible, ne pouvait être un mauvais plan. Surtout quand l'autrice de ce énième livre se nomme Clémentine Beauvais et qu'elle a eu l'idée d'embarquer dans cette enquête littéraire un illustre aîné, le dénommé Bayard, Pierre, le plus roué des "déteXtives" de la place de Paris, capable comme pas un de parler des livres qu'il n'a pas lus (autant que des lieux où il n'a pas été, voire des faits qui ne se sont pas produits).

C'est ainsi que cet intellectuel parisien inclassable, manieur de paradoxes invétéré, s'est retrouvé bombardé personnage à temps plein de L'affaire Petit Prince. Ce qui n'est pas sans poser le problème de son véritable statut ici d'embedded : co-auteur, collaborateur ou simple "complice" de ce casse littéraire ? Mais cette incertitude congruait bien avec ce projet : L'affaire Petit Prince est aussi une enquête sur les mensonges romanesques et sur les vérités dont ceux-ci sont truffés.

Quand l'affaire commence, Pierre Bayard (le personnage), ex-Chevalier de la Lecture Experte, ronge son frein en compagnie d'Édith, son assistante - pardon, son associée - non moins experte ès lecture. Pour d'obscures et nécessairement injustes raisons, le preux Bayard a en effet été exclu de la CLEF, l'ordre très à cheval des Chevaliers de la Lecture Experte de France, dirigé par la redoutable Élise Mieux (ce qui n'est pas sûr, j'ai compris : "qu'elle lise mieux" que Bayard...).

Donc il ronge son frein - Bayard, pas le cheval - mais nonobstant son interdiction d'exercer, il transgresse celle-ci en répondant à une annonce mystérieuse où l'on sollicite l'expertise - justement - d'un lecteur capable d'élucider un "mystère dans un grand classique de la littérature française". Qui d'autre que Bayard, bon sang de bois ?!

Tout le mal et l'histoire à suivre vont résulter de cette malencontreuse transgression, en clair  de la rupture du frein que rongeait Bayard. Un quidam mystérieux se présente au domicile de notre expert mais s'évapore aussi mystérieusement, laissant comme seuls indices de sa quête et de son identité un chapeau dessiné dans le sable et un chapeau, un vrai, déposé sur une marche d'escalier. Ça commence à faire beaucoup de mystères mystérieux...

Il ne reste plus à Bayard qu'à coiffer ce chapeau et à se mettre en chasse de l'annonceur qui s'est annoncé mais a disparu. En compagnie d'Édith, bien sûr, une femme qui a du chien, mais aussi de deux teen-agers débrouillards, Minuit-Pile, le fils de la concierge de l'immeuble et son amie Bas-de-Casse, jeune fille à couettes délurée inséparable de son skate (pardon, de sa planche à roulettes).

Après avoir déterminé, grâce à l'efficace ex-cabine téléphonique-boîte à livres génialement bricolée par Minuit-Pile qu'un "grand classique de la littérature française avec un chapeau" pourrait bien être Le Petit Prince, notre épique équipe de détextives professionnels et amateurs s'ébranle irrésistiblement vers la Vérité qui la fera passer par un zoo (pour y vérifier si un boa peut oui ou non avaler un éléphant), par le domicile d'un fabricant d'automates tout droit sorti de Blade Runner, et par la BnF, qui consacre justement une exposition au dit chef d'oeuvre,  Bibliothèque nationale de France dont la directrice, Gudule de Senderos, en pince toujours sérieusement pour Bayard, lequel n'en a pas été totalement désensibilisé quoiqu'il en dise. 

En cours de route, Bayard devra affronter Élise Mieux et Roman Noir, l'exécuteur des basses oeuvres (qui ne manquent pas) d'icelle. Décrypter les inept... - pardon, les mystères - dont regorge Le Petit Prince ne sera pas inutile pour confondre aussi le curateur de l'exposition, un certain Lucien Voldenuit, personnage très suffisant et très désagréable, et retrouver le quidam dont la disparition a mis tout ce petit monde en branle.

Mises en abymes démultipliées, intertextualités à gogo, L'affaire Petit Prince se lit à de multiples niveaux, du premier au centième degré, mais c'est avant tout un polar malin, avec parfois un côté steampunk, aussi loufoque que trépidant. Et si après tout ça, vous n'avez pas envie de relire Le Petit Prince pour savoir si vous avez rêvé ou non - ce que j'ai fait cet après-midi même - c'est que vous êtes définitivement perdu pour la littérature et, plus grave encore, pour le plaisir de lire.

Bayard & Beauvais : ce tandem critique bien plus improbable et plus drôle que Lagarde & Michard n'a pas fini de nous étonner puisqu'il nous promet une Enquête sur Peter Pan pour septembre prochain ! Vous avez dit "chefs d'oeuvre intemporels" ?

***

 L'affaire Petit Prince - Clémentine Beauvais "avec la complicité de Pierre Bayard" - Sarbacane - 2025 (relié, 260 pages, 14,90 €)

mercredi 16 octobre 2024

Francœur - À nous la vie d'artiste !

 


Comment devient-on artiste ?

Vous avez 12 ans et vous écrivez, tantôt des poèmes, tantôt ce que votre mère appelle « tes petits romans » ; vous en avez 17, la comédie vous tente mais vous ne vous trouvez pas assez jolie ; vous avez vingt ans et vous revenez ébloui d'une exposition consacrée à Suzanne Valadon et c'est décidé, vous serez peintre... Mais qui pourrait guider vos premiers pas vers cette vie d'artiste dont les feux s'allument déjà dans vos yeux ? Ne cherchez plus, lisez Francœur. La célèbre autrice Anna Dupin va vous prendre par la main et vous serez cette jeune fille ou ce jeune homme qui lui confie ses espoirs et ses doutes, qui l'interroge et à qui elle répond avec... l'histoire de sa vie !

Cette réponse en trente-sept lettres comme autant de chapitres conte en effet la vie tourmentée et heureuse d'une fratrie qui traverse le cœur battant du XIXe siècle, la bohème et la révolution perdue de 1848 et mille autres événements et péripéties de l'époque. Les Dupin sont quatre, Anna l'aînée, les jumeaux Isidore et Marceau et la benjamine, Olympia. Leur père, Marie-Gaston, est un artiste-peintre monté à Paris depuis son Berry natal, persuadé qu'il était d'y trouver la gloire, et où il n'a fait qu'entraîner sa femme dans la mort, ses enfants dans la misère, jusqu'à les abandonner. Son leitmotiv dépité restera : « Un artiste ne devrait jamais se marier, ne devrait jamais  avoir d'enfants ! »

Anna la rêveuse se retrouve donc chef de famille, couturière, échappe de justesse aux griffes du comte d'Ardillon, s'habille en homme, tâte du journalisme révolutionnaire, entrevoit dans un atelier un modèle nu qui va hanter ses nuits des années durant et elle va devenir une romancière célèbre, à l'instar de George Sand, principale inspiratrice de nos deux autrices. Sous nos yeux, les jumeaux grandissent eux aussi. Isidore, le bélier, force de la nature, sera peintre. Marceau le petit mouton fragile deviendra poète. Quant à Olympia, un moment disparue, elle reviendra sur scène et comme ses frères et sœur, aussi attendris qu'excédés par elle, ne savent pas quoi en faire, elle sera la plus grande comédienne de son temps, un personnage qui, lui, doit beaucoup à Sarah Bernhardt.

« À nous la vie d'artiste ! » L'énergie de ce roman d'apprentissage, Marie-Aude Murail l'a puisée dans sa propre famille d'artistes, dans la jeunesse de sa fille Constance à qui elle a entrepris, depuis la septième saison de Sauveur & Fils, de transmettre sa plume. Trois femmes du XIXe siècle et plusieurs poètes, dont le propre père de Marie-Aude Murail, Gérard Murail, les ont inspirées, la peintre Rosa Bonheur étant la troisième outre les deux déjà citées, George et Sarah. Isidore va en effet devenir au masculin ce peintre animalier que fut Rosa Bonheur, dont le succès qu'elle eut de son temps n'a d'égal que l'oubli dans lequel elle était tombée. 

C'est en découvrant son château à Thomery, à l'occasion du lancement du tome 2 de la BD inspirée de Miss Charity, que Marie-Aude Murail a eu l'idée de réfléchir à la condition d'artiste en composant cette fratrie inspirée. Comme le XXIe siècle l'accable périodiquement, elle s'est réfugiée pour cela une nouvelle fois au XIXe, ainsi qu'elle le fait régulièrement depuis que Dickens l'y a introduite. Et elle y a entraîné sa fille.
Nos deux autrices se sont amusées à disséminer dans leur roman épistolaire des notes de bas de page plus ou moins sérieuses visant à créer des effets de réel, d'autant plus que certaines des références sont tout ce qu'il y a de plus historique. Le résultat est clair : il n'est de vérité que romanesque et artistique, devant laquelle la grande, la sage et folle Histoire, doit s'incliner !
Mère et fille achèvent en cette fin d'octobre 2024 le tome 2 de Francœur - À nous la vie de château !, où nous ferons enfin connaissance, au printemps prochain (le 21 mai 2025, précisément) avec cette mystérieuse correspondante et cette vie de château qui nous est promise à la fin du premier tome. Un autre pan de l'histoire de France, le Second empire, nous y attend aussi, puisqu'Anna Dupin alias Francœur écrit ses lettres entre 1860 et 1863.

Francœur - À nous la vie d'artiste ! - Marie-Aude Murail & Constance Robert-Murail - Medium+ de l'école des loisirs (408 pages, 19 €)




dimanche 6 octobre 2024

La dernière fois qu'on s'est aimés


Dans le bus magique de Marie Boulic

« Elle » est assise dans son autobus, le nez plongé dans Melville, quand, levant la tête, elle voit « Lui » monter, ce qui lui occasionne d'emblée, page une, « une petite descente d'organes », comme dirait son amie Scarlett. Pourquoi tant d'émotion pour une histoire pliée, finie, terminée depuis dix-huit mois ? Commence alors un drôle de duel, entre « elle » et « lui » que Charlie - « elle » s'appelle Charlie – aurait pu intituler « Coincée dans un bus avec mon ex » si elle en avait fait un roman. L'ex, « Lui », s'appelle Raphaël et comme il ne l'a pas aperçue d'emblée, il finit par s'asseoir en face d'elle, par hasard on va dire (mais on sait bien ce qu'il faut penser du hasard).

Marie Boulic met en scène ces retrouvailles forcées par glissements progressifs, passant de deux monologues intérieurs à l'échange, inévitable, inéluctable et embarrassant au possible. Narratrice ô combien omnisciente, elle se place à tour de rôle dans la tête de chacun, s'amusant à les voir reprendre langue intime l'un avec l'autre dans cet espace ô combien collectif qu'est un autobus aux heures de pointe. Drôle de huis-clos ouvert sur le monde où le passé va devoir se reconjuguer au présent parce que ces deux-là n'ont jamais cessé de s'aimer malgré la chose violente qui les a séparés.

Cette chose-là est au milieu d' « Eux », une autre focale qu'emploie l'autrice qui nous fait entrer peu à peu dans ce qui a précédé cette rencontre impromptue, la séparation, si proche si lointaine, le coup de foudre initial, en intercalant dans ce face à face, des analepses qui nous font découvrir les premiers pas du couple. Ce qui lui permet d'offrir à son récit deux styles bien différents : celui des vers libres, qui accueillent le maelstrom des émotions, des mots qui brûlent au-dedans, des cassures du langage quand celui-ci, après avoir hésité, s'élance dans la parole pour enflammer le bus ; celui de la prose plus sage qui raconte, explique, sorte de petit chœur antique portatif qui nous ramène aux origines du couple et de ce qui l'a fait et défait.

La dernière fois qu'on s'est aimés aurait pu s'appeler La place vide, signalée page 188, cette place où aucun des deux ne peut ni ne veut s'asseoir, car c'est la place de la « chose » qui est entre eux et qui les a déchirés. Dans le titre, « dernière » sonne comme « dernière irrévocable », comme si le théâtre de la vie pouvait fermer définitivement ! Mais non ! Car la dernière fois qu'on s'est aimés, c'était tellement bien, qu'on n'a rien oublié et même, qu'on va recommencer. Encore frissonnants...

En cette rentrée littéraire, le roman de Marie Boulic ne serait-il pas le plus beau plaidoyer qui soit en faveur du réarmement amoureux ? 


La dernière fois qu'on s'est aimés - Marie Boulic - septembre 2024 - Sarbacane (231 pages, 15,50 €)

NB : En trois romans, Nos étés sauvages, Le chant du bois ( Grand prix SGDL du roman jeunesse 2024) et maintenant La dernière fois qu'on s'est aimés, Marie Boulic s'est imposée dans la LJ comme une nouvelle voix qui "ne chante pas pour passer le temps".

vendredi 5 juillet 2024

Géographie de la peur

 

J'ai découvert Claire Castillon avec son roman Les longueurs, que je vous avais présenté ici même en octobre 2022 et qui avait reçu quelques jours plus tard le prix Vendredi. La croisant la semaine dernière dans le cadre du Livrodrome qui stationnait à Lons-le-Saunier, j'ai acheté son nouveau livre, intitulé Géographie de la peur.

Claire Castillon nous entraîne cette fois-ci à l'intérieur de Maureen, une jeune fille de 18-19 ans, qui souffre d'un TAG – non, un TAG, ce n'est pas un graffiti tracé sur un mur, c'est l'acronyme pour « trouble anxieux généralisé ». Elle vit encore chez ses parents et a le plus grand mal à sortir de chez elle pour aller à la fac.

L'autrice a confié la narration à Maureen, qui se fait pour nous géographe de sa peur, nous entraînant dans les méandres de son esprit. Qui ne connaît pas aujourd'hui un ado qui n'arrive plus à se lever le matin pour aller au collège ou au lycée, un jeune auquel en désespoir de cause on a collé l'étiquette de « phobique scolaire » ? Ou bien quelqu'un qui a de soudaines et incompréhensibles « attaques de panique » dans la rue, dans un magasin  ? Cette cause désespérée, l'héroïne de Claire Castillon nous la fait explorer, en compagnie de ses parents, de son frère Alex, de Jérôme son infatigable ami et de quelques camarades de classe qu'elle n'a pas encore totalement lassés avec ce qu'ils nomment tous son « truc ».

C'est que faute d'identifier une cause, faute d'entrer dans un catalogue de maladies répertoriées, le mal-être de Maureen, son « truc », reste inclassable. Elle nous répète à plusieurs reprises qu'elle est ainsi depuis dix-neuf mois, ce qui laisse penser au lecteur qu'un événement traumatique est à l'origine de son état mental et de ses malaises, que cet événement va nous être décrit, et qu'il nous fera comprendre quelque chose.

En attendant cette révélation, Maureen galère, n'arrivant plus à sortir de chez elle. L'autre pilier dans sa vie, en dehors de Jérôme, c'est son psy, le Dr Mary dont elle a dû concéder l'emploi à ses parents mais dont le leitmotiv - « et vous, qu'est-ce que vous en pensez ? » - ne suffit pas toujours à donner du sens aux séances et à la vie de sa patiente.

Au bout de quelques mois, un emploi d'hôtesse va fournir à Maureen cette sorte d'armure qui lui manquait pour affronter le monde qui l'entoure, qu'elle perçoit tout en aspérités et en reliefs menaçants. Alors qu'elle avait régulièrement, lors de ses crises, la sensation de se détacher intérieurement d'elle-même, ce qui la conduisait à une sorte de paralysie de son être, ses fonctions d'hôtesse lui permettent en quelque sorte de se dédoubler plus objectivement et de confier à un personnage, en uniforme, le soin d'affronter le monde extérieur à l'aide de comportements codifiés, par une sorte de pilotage automatique.

La caméra subjective de Claire Castillon entraîne le lecteur dans le vertige intérieur de Maureen, avec une force saisissante. L'incommunicable nous est communiqué pendant que l'entourage de la jeune femme semble rester à l'extérieur, incapable d'interpréter correctement les signaux désordonnés qu'elle lui envoie. Peu à peu pourtant se dessine un chemin, qu'on dirait de « résilience », peut-être parce qu'en dépit des maladresses des uns des autres, Maureen n'est pas rejetée et reste entourée. Du moins Claire Castillon a-t-elle voulu qu'il en soit ainsi et que Maureen puisse entrevoir la sortie de cette « cage invisible » dont elle a elle-même, comme elle le dit, « dessiné les contours afin de se protéger de son cerveau ». Par une boucle du récit, l'autrice suggère in fine que l'écriture aura été une voie de salut pour son héroïne, manière peut-être pour Claire Castillon de nous dire quelque chose d'elle-même.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 03:42) :



Géographie de la peurClaire Castillon – collection Scripto, Gallimard Jeunesse (165 pages, 10,50 €)

vendredi 28 juin 2024

Le soleil est nouveau chaque jour

 

Ils avaient la tête en vrac à force de soirées fumette et alcool. Le monde tel qu'il était ne leur plaisait guère mais ils attendaient qu'il change. Et puis un beau jour, ils se sont décidés à conjuguer le verbe agir au présent. Ils ont répondu à un appel lancé sur Internet, ils ont traversé la France dans la vieille Clio de Fatou et ils se sont retrouvés perchés à quinze mètres de hauteur, dans des cabanes posées sur de vieux chênes promis à l'abattage, rejoignant un combat entamé par d'autres.

L'enjeu : protéger un beau morceau de forêt de Lorraine, promis à la destruction par un projet d'entrepôt géant porté par une multinationale américaine et un maire d'une petite commune séduit par la promesse de quelques dizaines d'emplois plus ou moins précaires.

Leur seule chance de réussir : mobiliser la presse et l'opinion en faveur de leur cause avant que la police n'entreprenne de les déloger.

En écrivant Le soleil est nouveau chaque jour, Eric Pessan a composé une sorte de manuel du parfait petit zadiste, mais vu de l'intérieur, puisque c'est Thomas, l'un des protagonistes, qui raconte cette aventure collective. Il est arrivé de Nantes avec Fatou, Antoine et surtout Klara, une jeune réfugiée ukrainienne, avec laquelle il est en couple depuis quelques mois.

Ils ont prévu de tenir trois semaines, en emportant des vivres en conséquence. Thomas tient une sorte de journal de l'occupation, mais l'auteur a pris soin de casser une narration trop linéaire. Il décrit notamment l'évolution de Thomas dans son environnement familial, avec un père très engagé dans sa commune, qui est à l'évidence son modèle, quoique cet engagement n'ait laissé que la portion congrue à sa relation avec ses enfants, Thomas et sa sœur Julie.

Nous sommes à l'ère du portable, des réseaux, qui permettent de communiquer, de poster des films, des commentaires sur l'action entreprise sans qu'il soit nécessaire de redescendre à terre. C'est le soleil, ce soleil nouveau chaque jour selon le mot d'Héraclite*, qui recharge les téléphones.

Et bientôt l'action des seize jeunes gens, cinq filles et onze garçons, va être connue des journalistes et du grand public. L'intervention des gendarmes est guettée. Les jeunes comptent sur le fait qu'un assaut serait trop dangereux et à l'évidence ce n'est pas cette option qui est prise. Du moins au début.

Les jeunes activistes vont vite mesurer la versatilité des médias qui ne se nourrissent que de nouveautés. Ils vont essayer néanmoins d'entretenir leur intérêt en variant interviews, récits. Obtiendront-ils gain de cause, en l'occurrence l'arrêt du projet ? Et la cohésion du groupe, celle des couples - celui que forme Thomas et Klara - résisteront-elles à l'usure du temps, aux conditions atmosphériques, à la pression policière ?

Vous le saurez en lisant le livre d'Éric Pessan qui nous livre là un passionnant roman d'apprentissage, la radiographie d'un engagement et une leçon de politique donnée par la jeune génération. Indispensable en ces temps de fièvre démocratique.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 02:58) :



Le soleil est nouveau chaque jourÉric Pessan – Médium+ de l'école des loisirs (186 pages, 14 €)

* fragment 88 dans l'édition de Marcel Conche aux PUF

Le coeur, le corps & tout le reste

Jonas a 13 ans, les hormones le travaillent et la culpabilité aussi, mâtinée d'une forme de dégoût. Depuis que la pornographie s'est...