vendredi 7 novembre 2008

Miss Charity

Oh, Miss !



C'est avec la complicité talentueuse de Philippe Dumas que l'école des loisirs a conçu pour Marie-Aude Murail le formidable écrin de son dernier opus, Miss Charity. Grand format, couverture à rabats, papier, maquette et impression impeccable des quelque cent aquarelles de l'illustrateur par Mame, Imprimeurs à Tours, tout a concouru à la production d'un livre unique. Ce que le lecteur pressent en le prenant en mains, ce n'est pas seulement le poids des mots, mais celui d'un corps d'écriture, qui nous est offert avant même d'ouvrir le livre et qui se donnera à nous vierge et vivace chaque fois que nous le reprendrons. Miss Charity, c'est d'abord la gloire du Livre vivant. C'est l'effet irrésistible d'une alliance déjà ancienne - vingt années - entre un auteur et un éditeur tous deux exceptionnels dans le champ de l'édition française pour la jeunesse. Écrire n'est pas jouer. Éditer non plus. Conjuguant leurs métiers, l'école des loisirs et Marie-Aude Murail l'ont compris depuis longtemps. Fiertés de professionnels et au-delà. Avec eux, la lecture devient liturgie, tout simplement. Parce qu'un lecteur, c'est sacré, quel que soit son âge.


Passé ce choc sensuel du livre-objet d'art, il reste à découvrir l'itinéraire d'une petite fille et d'un vouloir vivre qui éclate à chaque instant et ne cesse de grandir jusqu'aux derniers mots de la dernière page, la cinq cent soixante troisième... Marie-Aude Murail, comme à son habitude mais plus longuement cette fois, nous prend par la main dès les premières lignes et ne nous lâche plus. Ce « MOI, récitant », planté crânement au milieu de la première page, façon théâtre ou Comtesse de Ségur, ce moi qui s'énonce d'emblée comme sujet et fin de la connaissance de Dieu - mais d'un Dieu appris par cœur dont il ne sera plus question - c'est la petite Charity Tiddler qui va devenir sous nos yeux une adolescente, une jeune fille, une femme, dans l'enchaînement de ses métamorphoses tantôt douloureuses tantôt merveilleuses. Et au bout de ce chemin d'apprentissage qu'empruntent tous les personnages des romans de Marie-Aude Murail, la construction d'une femme aimée et indépendante, d'une illustratrice fêtée par tous les enfants du monde. Rendues à l'épilogue, les histoires pour la jeunesse, surtout celle-là qui concerne intimement l'auteur, ne sauraient mal finir. L'Histoire suffit à cet emploi.

Nous nous laissons transporter volontiers dans ce XIXème siècle anglais dans lequel Charles Dickens a, de longue date, baigné Marie-Aude Murail. Si la reconstitution de l'époque victorienne paraît exemplaire, ce n'est pas seulement en raison de son historicité, mais parce que nous croyons vraiment y être et nous y retrouver chaque fois que nous rouvrons Miss Charity. Et même nous le voulons, parce que ce livre et ses images, machine à voyager dans le temps et dans l'espace, nous font désirer infiniment ces transports immédiats qui ne consomment qu'une forme d'énergie inépuisable, celle du lecteur, indéfiniment renouvelée par la lecture. Dans la classe des loisirs par temps de crise, lire pourrait bien devenir une valeur en hausse, quasi écologique.

La chambre de Charity ressemble à celle du petit Marcel, l'affection en moins et les animaux en plus : nul baiser maternel du soir mais tout un bestiaire au pied du lit, plumes, poils, écailles. Roman-monde d'une aventure immobile, Miss Charity est une démonstration de résilience à l'anglaise, par l'humour et la volonté, ordonnés à la naissance d'une créatrice.
Même lorsque la vie de Charity menace de tourner au pire cauchemar, celle-ci trouve en elle les ressources pour mettre à bonne distance les malheurs du jour, d'un simple clin d'oeil fait à Master Peter ou, parfois, au prix d'un évanouissement. Ne crains rien, lecteur, c'est juste pour faire avancer mon histoire, comme ces lettres que j'adresse à mon futur.
Et notre héroïne de repartir avec « cette petite flamme qui tout à la fois nous dévore et nous réchauffe, l'envie d'être en vie, la volonté, je ne pouvais mieux dire, la Volonté » (p. 220). Lointain écho à Gérard Murail, le père de l'autrice, poète : « Je brûle ma substance avec mon propre feu ». Il ne nous manque jamais rien tant que la volonté, telle pourrait être la morale de ce roman.

Ce passage de la volonté à la Volonté, de la minuscule à la Majuscule, que Marie-Aude Murail rejoue à la fin de son roman avec « la vie, la Vie », c'est son unique opérateur de transcendance. Chez elle, il n'est de rédemption que par la volonté, il n'est de création que dans l'humour. Volonté et humour sont d'autres noms pour "amour", mot qu'elle n'a guère à utiliser, tant la chose submerge personnages et lecteur. A eux deux, ils disent la double leçon de celle qui ne prétend rien moins que d'en donner mais qui, résolument « demeurée en enfance » et restant fascinée par la ligne claire d'Hergé, a toujours préféré, à l'usage de son public, jeune et moins jeune, la lumière aux ténèbres.

Miss Charity - Marie-Aude Murail - illustrations de Philippe Dumas - l'école des loisirs - 6 novembre 2006 (563 pages, 24,80 €) 
(version poche intégrale parue en 2016  : 480 pages, 17 €)

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