Dans son livre consacré à
l’album, intitulé sobrement Lire l’album [1],
Sophie Van der Linden note que ce qui est sans doute le premier livre placé
entre les mains d’un enfant, bien avant qu’il ne parle et a fortiori qu’il ne
lise, est d’emblée une école de l’image. L’enfant apprend d’abord à lire les
images, qui sont les premières à lui faire signe, bien avant les chiffres et
les lettres.
Cet album, souvent, va être tenu
à quatre mains : deux petites, encore maladroites, pressées de se glisser
entre les feuilles, en avant, en arrière, de les froisser - « attention ! »
- voire de les déchirer - « oh non, regarde ce que tu as
fait ! » - et deux grandes qui aident l’enfant à apprivoiser ce drôle
d’objet coloré, dépliant, qui semblait inerte lorsqu’il était sagement posé sur
son étagère, en deux dimensions, mais qui tout à coup s’ouvre en 3D, s’anime et
se multiplie, aussi fragile qu’un papillon, aussi inusable qu’un galet. Notons
au passage une première caractéristique de l’album qui découle de cette situation : il a deux destinataires,
un enfant et un adulte. L’album doit
donc s’adresser et plaire aux deux et son créateur aura dû, pour y parvenir,
déployer son art à deux niveaux d’écriture, aussi bien d’ailleurs dans le
registre des mots que dans celui des images.
Deuxième caractéristique de
l’album : il y a un rapport d’interdépendance entre les images et le texte.
Cette interdépendance s’exprime de plusieurs façons, elle n’est presque jamais
de simple redondance entre le texte et l’image, tenus pourtant de s’illustrer
l’un l’autre. L’image « dit » parfois des choses que le texte ne peut
articuler ; de son côté le texte peut délimiter l’image, la compléter ou
en révéler certains aspects absents ou invisibles. Texte et image sont comme
deux puissances qui se sont alliées et se fondent dans le livre, sans jamais se
confondre. D’ailleurs entre texte et image, il peut y avoir une distance,
ironique, celle qui s’exerce à plein dans la caricature de presse mais qui
prend généralement des teintes plus douces dans l’album. Le texte est aussi une
sorte de guide au royaume des images : c’est Roland Barthes qui formule le
plus clairement cette fonction : « Le texte, écrit-il, dirige le
lecteur entre les signifiés de l’image »[2].
Troisième caractéristique de
l’album. L’interdépendance du texte et de l’image que je viens d’évoquer a
partie liée avec le rapport de dépendance de l’enfant à l’adulte. Si l’image
est accessible à la simple vue, l’écrit est un trésor encore caché que seul
peut délivrer la voix de celui qui sait lire. C’est donc avec le concours de l’adulte,
qui peut d’ailleurs être une grande sœur ou un grand frère, que l’enfant met en
place sa lecture du monde via l’album, ou plus exactement sa découverte du
monde en tant que chose à décrire, à mettre en paroles, paroles qu’il saura un
jour retrouver dans les mots. L’apprentissage de la lecture commence donc bien
en deçà de la rencontre des mots écrits : dans la face à face avec
l’image. C’est ainsi que l’enfant de nos contrées apprend à se représenter une
girafe et à dire le mot « girafe » bien avant qu’il puisse en croiser
une dans la vie réelle. Ce monde imaginaire, qui s’enrichit tous les soirs et
flotte au-dessus de son lit avant qu’il ne s’endorme, se constitue peu à peu en
lui, paroles et images entrelacées, sons et couleurs, enrichi de tout ce qui
est perçu avant même de pouvoir être nommé.
Cet imaginaire en voie de
constitution est à la racine de son autonomie à venir et de sa curiosité, en
bref de tous ses apprentissages futurs. Hors de l’album, point de salut. Cette
autonomie vis-à-vis de l’adulte s’ébauche très tôt, quand l’enfant commence à
se raconter des histoires dans sa tête, en jouant seul ou avec d’autres. Et
quand il se saisit lui-même des livres pour « lire comme un grand »
lors même qu’il en est encore incapable et qu’il ne fait que mimer cette
activité.
Ces bonnes paroles étant dites,
passons aux travaux pratiques et ouvrons l’album de Julien Béziat, intitulé Le bain de Berk, publié en septembre
dernier par Pastel, filiale belge de l’école des loisirs. Ou plutôt : examinons-le.
Sur la couverture, il y a de l’eau, beaucoup d’eau, d’où émerge un bec jaune,
deux yeux, une tête coiffée d’un bonnet. Au dos, sur ce qu’on appelle la 4ème
de couverture, cinq paires d’yeux nous dévisagent, émergeant de ce qui semble
être le bord d’une baignoire, ce que confirme le petit texte exclamatoire qui
sert d’appât au jeune lecteur en lui faisant soupçonner une bêtise, texte à
dire d’une voix bien adulte : « Mais qui a encore mis de l’eau
partout dans la salle de bains ! ».
C’est bien évidemment la porte
d’une salle de bains que l’on ouvre en tournant la page pour entrer dans le
bain de Berk le canard. L’incipit de l’album, en français ses premiers mots, annonce
en même temps un drame et une structure narrative complexe :
« L’autre jour, un truc terrible est arrivé dans mon bain. C’est Berk, mon
doudou, qui me l’a raconté ». Le narrateur, vraisemblablement un enfant,
rapporte une histoire que lui a racontée son doudou. Les doudous, comme chacun
sait, parlent. La baignoire apparaît par la porte entrebâillée. Sur un bord
sont posés trois jouets de bain inertes, comme tous les jouets de bain du monde.
Les deux pages suivantes déploient les acteurs du drame à venir : non pas
trois mais quatre jouets de bain et le doudou Berk posé à la hâte sur le bord
d’en face. L’histoire va réveiller ses cinq personnages mais je ne vous
révélerai pas la suite, vous laissant la découvrir. Je dirai seulement que Julien
Béziat développe un récit proprement haletant, qui se termine dans un éclat de
rire… éclaboussant, c’est le moins qu’on puisse dire. Vous relirez ce livre
cent fois sans vous lasser.
Je n’ai qu’un conseil à donner à
celui qui lira l’histoire Le bain de Berk
à voix haute : qu’il s’entraîne auparavant en répétant plusieurs fois :
« gléglégligliglangleuglin »,
« chéchéchichichancheuchin » et
« blébléblibliblanbleublin »
Le bain de Berk - Julien Béziat - Pastel (40 pages, 13,50 €)
En podcast sur RCF Loiret (je vous raconte - comme je peux - l'album à 3:43...) :
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