vendredi 2 juin 2017

Le cœur est un muscle fragile


... à tous les âges de la vie.


C’est pour moi la magie principale de la littérature pour la jeunesse : en rejouant pour nous l’enfance, l’adolescence, les premiers émois et les premières fois, elle nous invite à nous rappeler d’où nous venons, à revisiter des séquences de nos vies parfois oubliées et qui pourtant portent, soutiennent, entretiennent le meilleur – je ne dis pas le plus facile - de ce que nous sommes aujourd’hui. Peut-être y a-t-il pour un adulte un plaisir régressif à lire ces livres, mais ils ont aussi le grand intérêt, quand ils sont authentiques, de nous faire entrevoir, de l’intérieur, comment vivent les jeunes aujourd’hui. Un peu de fiction remplace parfois avantageusement beaucoup de sociologie…

Le cœur est un muscle fragile, de Brigitte Smadja, est un de ces livres. Centré sur la personne de Simon, le récit nous raconte la vie d’un garçon du CE1 à la troisième. L’histoire est enchâssée entre un prologue qui nous donne envie de savoir qui est Simon et comment il en est arrivé là, à 15 ans et demi, et un épilogue qui vaut dénouement heureux.

Nous rencontrons Simon à un moment délicat, dont on devine immédiatement la violence. Il vient d’être victime sur Facebook d’un lâchage - pour ne pas dire d’un lynchage - généralisé, au point même que ses deux meilleurs amis, Nessim et Léonard semblent eux aussi sur le point de l’abandonner. Il est désemparé. Comment en est-il arrivé là ? Il y a une histoire de fille, mais ce n’est pas clair. C’est ce que le livre va éclaircir, au prix d’un long retour en arrière, qui ressaisit toute sa vie depuis l’âge de 7 ans et demi.

En ce sens, Le cœur est un muscle fragile, est un vrai roman d’apprentissage. Sur l’amitié, sur le milieu scolaire, les relations avec les parents, sur l’apparition des premières filles dans les radars des garçons et la naissance du sentiment amoureux. Plus subtilement, ce que le roman de Brigitte Smadja s’emploie à cerner et décrire, c’est chez Simon la lente et progressive construction de l’intime et l’énorme effort qu’il doit déployer pour préserver cette vie intérieure contre tous les empiètements du monde extérieur, jeunes et adultes confondus.

Dans cette construction de son for intérieur, et sans qu’il en soit réellement conscient, Simon va trouver un appui épisodique mais puissant auprès d’une grand-mère, refuge hors normes, qui vit en Normandie et a la passion des nuages. Du coup, le ciel a beaucoup d’importance dans la vie de Simon. Simon est dans les nuages. C’est la faute – ou la grâce – de Nine, qui ne se sépare jamais de son appareil et les photographie sans cesse en couleurs, en noir et blanc. De Nine, Simon, photographe lui aussi, tient donc ce regard affûté qui n’ignore rien du monde visible parce qu’il guette sans cesse les formes fugitives qui se dessinent dans le ciel. Brigitte Smadja rythme d’ailleurs ses chapitres avec des titres qui sont autant de considérations célestes : Ciel bleu limpide, miraculeux ; ciel perturbé électrique ; nuits blanches ; faut quitter les nuages.

Arrive bien sûr le moment où les filles deviennent la grande affaire des garçons. Qu’en pensent-ils exactement des filles, les garçons ? Elles se sont transformées trop vite pour eux.  Simon s’étonne quand il revoit Assia : il est « abasourdi par ce changement » (118). Son copain Nessim confirme : « les filles, elles changent si souvent que tu sais jamais à qui t’as affaire ». Puis, un peu plus loin, « les filles, faut pas chercher à les comprendre ». En fait « les filles sont comme ça » (97). Léonard qui a conquis la belle Assia n’est sûr de rien au point de demander à Simon : « j’arrive pas à comprendre si on est ensemble ou si on n’est pas ensemble. Tu dirais quoi, toi ? » (95) mais la question essentielle avec les filles est peut-être : « qu’est-ce qui les fait rire ? » (45). Alors Assia, Hortense, Bérengère, Thelma, Dune, Charlotte, qui êtes-vous ?


Brigitte Smadja épouse ces transformations et ces interrogations avec empathie et justesse. Elle compose d’ailleurs une scène stupéfiante de vérité entre Simon et Charlotte, la petite sœur de Léonard dont on devine qu’amoureuse de l’ami de son frère, elle est déjà prête à se jeter à son cou. (219 – 221) Le cœur est un muscle fragile effleure l’enfance et l’adolescence avec un mélange étonnant d’acuité et de tendresse, de pudeur et de drôlerie émue. Nous ne savons plus comment les ados vivent, ni dans quel monde, qui n’est plus le nôtre depuis longtemps. Brigitte Smadja, qui est aussi enseignante et vit à leur contact, semble avoir un sixième sens pour nous les faire redécouvrir.

Le coeur est un muscle fragile - Brigitte Smadja - l'école des loisirs (256 pages, 15,80 €)

En podcast sur RCF Loiret :

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