mardi 1 décembre 2009

La plus belle fille du monde

Le cinquième mousquetaire




Sandra est en Seconde. Elle a trois amis, deux filles, Fleur et Allison, et un garçon, Etienne, dit « Mon commandant ». Ces quatre-là sont liés - un pour tous, tous pour un - depuis la maternelle, depuis ce jour où la directrice est venue leur annoncer que leur institutrice « était partie faire un long voyage et qu'on ne la reverrait plus jamais ». De tous les enfants de la classe, ils ont été les seuls à comprendre que Jocelyne était morte et les seuls à savoir chacun, sans s'être parlé, que les trois autres savaient aussi. Sandra a une mère mais pas de père, du moins dans les environs immédiats. Arrive dans la classe, peu de temps après la rentrée une nouvelle élève, Liouba. C'est « la plus belle fille du monde ». Fera-t-elle exploser une amitié de dix ans ou va-t-elle devenir le cinquième mousquetaire ? L'argument est mince, mais comme souvent dans la littérature pour la jeunesse, c'est son traitement qui donne au livre son épaisseur romanesque.

Agnès Desarthe emploie à cet effet tous les ingrédients qui entrent dans la composition d'un récit garanti sans sorcier ni dragon : il y en a encore, Dieu merci. Sandra est donc une adolescente aux prises avec une mère qui s'épuise à assumer seule 1°/ un métier qui la dévore puisqu'elle est, nous dit sa fille, « avocate des pauvres » et donc pauvre elle-même, 2°/ l'éducation de la dite fille, privée de père qui lui, menuisier riche, a choisi de semer ses petites graines dans diverses femmes. Sandra est en « manque de père », c'est du moins ce que pense sa mère qui se sent plus ou moins coupable de cette absence de lien père-fille et qui voudra le restaurer.

Famille et école, les deux thématiques traditionnelles de la littérature pour la jeunesse sont ainsi solidement implantées au coeur du livre, réinvesties dans leur actualité, celle de la famille monoparentale et celle du lycée contemporain, porté par ses courageux enseignants. Que manque-t-il au tableau ? Jusqu'à naguère taboues, la mort et la sexualité ont fait leur entrée dans les livres pour adolescents à la fin du siècle dernier. Celui d’Agnès Desarthe n'en abuse pas mais celle qui fut hantée de cinq à vingt-quatre ans par des « terreurs nocturnes » n'a pas oublié son enfance ni que ces deux questions habitent toute vie qui commence. En forme de « pourquoi ? » avant que l'âge adulte ne s'efforce de les résoudre pratiquement en autant de « comment ». C'est le secret partagé de la mort de leur institutrice qui a scellé l'amitié des quatre enfants. C'est la beauté de Liouba qui fera s'interroger Sandra - brièvement - sur son « orientation sexuelle ».

Deux autres questions traversent Sandra. La première, elle la pose à sa mère à l'heure (trop) matinale du petit déjeuner : « L'enfance, à quelle moment tu as su que c'était fini ?». La réponse que donne sa mère - « je n'ai jamais pensé que c'était fini » - ne satisfait pas entièrement Sandra, que tourmente non pas la fin de l'enfance mais ce qui pourrait lui signaler la limite entre l'enfance et l'âge adulte.
La rencontre avec un adulte inconnu, un « Anglais » qui, d'une façon puérile et sadique, s'amuse à faire des croche-pieds aux mômes qui passent, est l'occasion pour Sandra d'énoncer la seconde question qui la travaille : « pourquoi les adultes détestent les enfants ? ». Derrière cette jeune paranoïa et l'interpellation de Sandra, l'adulte crocheteur et freudien sommaire réduit à son tour l'attente de la jeune fille : Sandra est « en manque de père ». Est-ce que ce père parti déteste sa fille ? On le saura à la fin du livre, lorsque Sandra se confrontera à lui lors d'un déjeuner mémorable en tête-à-tête, voulu et organisé par sa mère, à la fois comique et émouvant.

Un roman pour la jeunesse ne se réduit pas à la somme de ses ingrédients, soient une pincée d'école, une bonne dose de famille, un soupçon de mort, le tout légèrement pimenté de sexualité. Il lui faut une bonne cuisinière et on sait depuis Mangez-moi qu’Agnès Desarthe en est une des plus expertes, pour les adultes comme pour les enfants, mixité qu'elle impose d'ailleurs dans son restaurant Chez moi comme dans le monde des Lettres. Pourtant, on reste dubitatif devant deux partis qu'elle prend dans ce roman pour la jeunesse.

Etait-il d'abord nécessaire qu'elle transférât ses attributs d'auteur à Sandra en faisant avouer à celle-ci, dès le début du roman, qu'elle n'en est pas l'héroïne, mais « la narratrice », soit précise-t-elle, un peu plus qu'un « personnage secondaire ». Dès lors que le « je » de Sandra semble sortir du cadre, sa double implication, constamment rappelée au fil du livre, nuit sensiblement à l'identification du lecteur aux personnages, ce mouvement attendu qui est au principe des livres écrits à la première personne et qui conditionne l'immersion du lecteur dans l'histoire. A l'intérieur même du roman, Sandra se trouve mise à distance des autres protagonistes. Chargée de démonter et de démontrer périodiquement les astuces de l'écrivain qu'elle aspire à être, Sandra perd de son authenticité romanesque. Ce faisant, l'auteur s'est-elle rendu compte qu'elle prenait le risque de relâcher le fil de son récit, de le détendre, sans autre intérêt que de pouvoir placer tantôt une explication stylistique (« ça s'appelle une ellipse »), tantôt une mise en abyme qui ne pourra combler qu'un critique de Télérama (« le temps de la vie n'a rien à voir avec le temps de la littérature »). C'est en recherchant via sa narratrice-Sandra une sorte de connivence hors récit avec son lecteur le plus cultivé que l'auteur-Agnès rompt par endroits le mouvement de la lecture et éloigne de nous sa jeune héroïne. D'où une succession de chauds et froids qui empêche ce livre brillant, souvent attachant, de nous émouvoir réellement.

Le second parti d’Agnès Desarthe, qui laisse sceptique, c'est justement l'étalage par endroits d'un verni de culture sur le corps du texte. Dès la première page, Sandra cite l'essai de la critique littéraire Marthe Robert, Roman des origines, origines du roman. Comment l’autrice s'en tire-t-elle d'avoir introduit cette référence dans un roman pour ados écrit au « je » d'une ado ? D'abord ce n'est évidemment pas un livre de la bibliothèque de Sandra mais de celle de sa mère. Ensuite, précise Sandra, « je ne l'ai pas lu ». Ouf, on est rassuré. Mais alors, pourquoi ? Bien sûr, Agnès-Sandra s'en tire par une pirouette : « on n'a pas forcément besoin de lire un livre pour qu'il vous influence ». Autrement dit : tout le monde dans sa vie est à la recherche du temps perdu, pas besoin d'avoir lu Proust pour être influencé par lui. Mais alors, est-ce que cette citation était nécessaire ? Agnès Desarthe récidive le coup du titre qui fait bien quand Sandra propose à son lecteur de mettre le Magnificat de Bach en fond sonore pour lire la suite : « Je ne l'ai jamais entendu mais je trouve que ça convient : rien que le titre du morceau sonne bien ». Même pirouette de l'auteur devant cet insert de culture. Est-ce nécessaire ? Le jeune lecteur a-t-il besoin de savoir que Sandra-Agnès est cultivée ? Non, il s'en moque, de même qu'il peut vivre sans connaître l'origine de l'expression tendon d'Achille.

A l'aube du XXIème siècle, la littérature pour la jeunesse s'avance décomplexée. De ses deux Vendredi, Michel Tournier avouait déjà au siècle précédent une préférence pour la seconde version destinée au jeune public, en disant qu'elle était « l'âme » de la première. Beaucoup de jeunes auteurs comme Agnès Desarthe mènent aujourd'hui une double carrière qui leur vaut tantôt les honneurs du Monde des Livres ou d'un prix pour « grands », tantôt les regards fascinés mais experts de classes entières nourries de leurs œuvres. Ils revendiquent avec un même intérêt et un même bonheur ces deux publics. Mais y a-t-il encore deux publics ? Certains aînés, « demeurés en enfance » comme Marie-Aude Murail, se demandent aujourd'hui pourquoi l'horizon de réception de leurs livres destinés aux ados semble s'élargir à ceux qui ont grandi, qui ont à leur tour des enfants et qu'il faut donc bien nommer adultes. N'y aurait-il enfin qu'une littérature avec un grand L comme beaucoup le prétendent, faute de bien connaître la littérature pour la jeunesse et ses traits spécifiques ou parce qu'ils entendent, comme Mme Sallenave dans un livre récent, dénier à celle-ci toute espèce de droit à la littérarité ?



Le livre d’Agnès Desarthe est un bon livre pour la jeunesse et une réponse ambiguë à cette question. Avec sa narratrice-écrivain et ses références cultivées, l’autrice prend le risque de distraire ses jeunes lecteurs du plaisir simple qu'elle offre à leurs parents lorsqu'elle écrit pour eux : les placer sans arrière-pensées au cœur de la vie de personnages, de sorte que son livre devienne pour eux ce qu'il est, non pas « un petit tas de feuilles sèches » mais cette « grande forme en mouvement » que Jean-Paul Sartre nomme « lecture » et qui les emporte. Pourtant, elle sait bien que, « dès lors qu'une œuvre se mêle [entre autres choses] de pédagogie, l'art s'en échappe comme d'un pneu crevé » . Il lui suffirait donc de se replacer en face de l'horizon de réception de ses livres pour la jeunesse, d'en éliminer toute trace de clins d'œil vers le lectorat adulte, toute tentation de fabriquer un produit « cross-over », pour être à son tour, pour tous et sans conteste, la plus belle Agnès Desarthe du monde.

La plus belle fille du monde - Agnès Desarthe - l'école des loisirs - 2009 (162 pages, 8,50 €)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Francœur - À nous la vie d'artiste !

  Comment devient-on artiste ? Vous avez 12 ans et vous écrivez, tantôt des poèmes, tantôt ce que votre mère appelle « tes petits romans » ;...