Le cinquième mousquetaire
Sandra est en Seconde. Elle a trois amis, deux filles, Fleur et Allison, et
un garçon, Etienne, dit « Mon commandant ». Ces quatre-là sont liés - un pour
tous, tous pour un - depuis la maternelle, depuis ce jour où la directrice est
venue leur annoncer que leur institutrice « était partie faire un long voyage
et qu'on ne la reverrait plus jamais ». De tous les enfants de la classe, ils
ont été les seuls à comprendre que Jocelyne était morte et les seuls à savoir
chacun, sans s'être parlé, que les trois autres savaient aussi. Sandra a une
mère mais pas de père, du moins dans les environs immédiats. Arrive dans la
classe, peu de temps après la rentrée une nouvelle élève, Liouba. C'est « la
plus belle fille du monde ». Fera-t-elle exploser une amitié de dix ans ou
va-t-elle devenir le cinquième mousquetaire ? L'argument est mince, mais comme
souvent dans la littérature pour la jeunesse, c'est son traitement qui donne au
livre son épaisseur romanesque.
Agnès Desarthe emploie à cet effet
tous les ingrédients qui entrent dans la composition d'un récit garanti sans
sorcier ni dragon : il y en a encore, Dieu merci. Sandra est donc une
adolescente aux prises avec une mère qui s'épuise à assumer seule 1°/ un métier
qui la dévore puisqu'elle est, nous dit sa fille, « avocate des pauvres » et
donc pauvre elle-même, 2°/ l'éducation de la dite fille, privée de père qui
lui, menuisier riche, a choisi de semer ses petites graines dans diverses
femmes. Sandra est en « manque de père », c'est du moins ce que pense sa mère qui
se sent plus ou moins coupable de cette absence de lien père-fille et qui
voudra le restaurer.
Famille et école, les deux thématiques traditionnelles de la littérature
pour la jeunesse sont ainsi solidement implantées au coeur du livre,
réinvesties dans leur actualité, celle de la famille monoparentale et celle du
lycée contemporain, porté par ses courageux enseignants. Que manque-t-il au
tableau ? Jusqu'à naguère taboues, la mort et la sexualité ont fait leur entrée
dans les livres pour adolescents à la fin du siècle dernier. Celui d’Agnès
Desarthe n'en abuse pas mais celle qui fut hantée de cinq à vingt-quatre ans
par des « terreurs nocturnes » n'a pas oublié son enfance ni que ces deux
questions habitent toute vie qui commence. En forme de « pourquoi ? » avant que
l'âge adulte ne s'efforce de les résoudre pratiquement en autant de « comment
». C'est le secret partagé de la mort de leur institutrice qui a scellé
l'amitié des quatre enfants. C'est la beauté de Liouba qui fera s'interroger
Sandra - brièvement - sur son « orientation sexuelle ».
Deux autres questions traversent Sandra. La première, elle la pose à sa
mère à l'heure (trop) matinale du petit déjeuner : « L'enfance, à quelle moment
tu as su que c'était fini ?». La réponse que donne sa mère - « je n'ai jamais
pensé que c'était fini » - ne satisfait pas entièrement Sandra, que tourmente
non pas la fin de l'enfance mais ce qui pourrait lui signaler la limite entre
l'enfance et l'âge adulte.
La rencontre avec un adulte inconnu, un « Anglais » qui, d'une façon puérile et sadique, s'amuse à faire des croche-pieds aux mômes qui passent, est l'occasion pour Sandra d'énoncer la seconde question qui la travaille : « pourquoi les adultes détestent les enfants ? ». Derrière cette jeune paranoïa et l'interpellation de Sandra, l'adulte crocheteur et freudien sommaire réduit à son tour l'attente de la jeune fille : Sandra est « en manque de père ». Est-ce que ce père parti déteste sa fille ? On le saura à la fin du livre, lorsque Sandra se confrontera à lui lors d'un déjeuner mémorable en tête-à-tête, voulu et organisé par sa mère, à la fois comique et émouvant.
La rencontre avec un adulte inconnu, un « Anglais » qui, d'une façon puérile et sadique, s'amuse à faire des croche-pieds aux mômes qui passent, est l'occasion pour Sandra d'énoncer la seconde question qui la travaille : « pourquoi les adultes détestent les enfants ? ». Derrière cette jeune paranoïa et l'interpellation de Sandra, l'adulte crocheteur et freudien sommaire réduit à son tour l'attente de la jeune fille : Sandra est « en manque de père ». Est-ce que ce père parti déteste sa fille ? On le saura à la fin du livre, lorsque Sandra se confrontera à lui lors d'un déjeuner mémorable en tête-à-tête, voulu et organisé par sa mère, à la fois comique et émouvant.
Un roman pour la jeunesse ne se réduit pas à la somme de ses ingrédients,
soient une pincée d'école, une bonne dose de famille, un soupçon de mort, le tout
légèrement pimenté de sexualité. Il lui faut une bonne cuisinière et on sait
depuis Mangez-moi qu’Agnès Desarthe
en est une des plus expertes, pour les adultes comme pour les enfants, mixité
qu'elle impose d'ailleurs dans son restaurant Chez moi comme dans le monde des Lettres. Pourtant, on reste
dubitatif devant deux partis qu'elle prend dans ce roman pour la jeunesse.
Etait-il d'abord nécessaire qu'elle transférât ses attributs d'auteur à
Sandra en faisant avouer à celle-ci, dès le début du roman, qu'elle n'en est
pas l'héroïne, mais « la narratrice », soit précise-t-elle, un peu plus qu'un «
personnage secondaire ». Dès lors que le « je » de Sandra semble sortir du
cadre, sa double implication, constamment rappelée au fil du livre, nuit
sensiblement à l'identification du lecteur aux personnages, ce mouvement
attendu qui est au principe des livres écrits à la première personne et qui
conditionne l'immersion du lecteur dans l'histoire. A l'intérieur même du
roman, Sandra se trouve mise à distance des autres protagonistes. Chargée de
démonter et de démontrer périodiquement les astuces de l'écrivain qu'elle
aspire à être, Sandra perd de son authenticité romanesque. Ce faisant, l'auteur
s'est-elle rendu compte qu'elle prenait le risque de relâcher le fil de son
récit, de le détendre, sans autre intérêt que de pouvoir placer tantôt une
explication stylistique (« ça s'appelle une ellipse »), tantôt une mise en
abyme qui ne pourra combler qu'un critique de Télérama (« le temps de la vie
n'a rien à voir avec le temps de la littérature »). C'est en recherchant via sa
narratrice-Sandra une sorte de connivence hors récit avec son lecteur le plus
cultivé que l'auteur-Agnès rompt par endroits le mouvement de la lecture et
éloigne de nous sa jeune héroïne. D'où une succession de chauds et froids qui
empêche ce livre brillant, souvent attachant, de nous émouvoir réellement.
Le second parti d’Agnès Desarthe, qui laisse sceptique, c'est justement
l'étalage par endroits d'un verni de culture sur le corps du texte. Dès la première
page, Sandra cite l'essai de la critique littéraire Marthe Robert, Roman des
origines, origines du roman. Comment l’autrice s'en tire-t-elle d'avoir
introduit cette référence dans un roman pour ados écrit au « je » d'une ado ?
D'abord ce n'est évidemment pas un livre de la bibliothèque de Sandra mais de
celle de sa mère. Ensuite, précise Sandra, « je ne l'ai pas lu ». Ouf, on est
rassuré. Mais alors, pourquoi ? Bien sûr, Agnès-Sandra s'en tire par une
pirouette : « on n'a pas forcément besoin de lire un livre pour qu'il vous
influence ». Autrement dit : tout le monde dans sa vie est à la recherche du
temps perdu, pas besoin d'avoir lu Proust pour être influencé par lui. Mais
alors, est-ce que cette citation était nécessaire ? Agnès Desarthe récidive le
coup du titre qui fait bien quand Sandra propose à son lecteur de mettre le
Magnificat de Bach en fond sonore pour lire la suite : « Je ne l'ai jamais
entendu mais je trouve que ça convient : rien que le titre du morceau sonne
bien ». Même pirouette de l'auteur devant cet insert de culture. Est-ce
nécessaire ? Le jeune lecteur a-t-il besoin de savoir que Sandra-Agnès est
cultivée ? Non, il s'en moque, de même qu'il peut vivre sans connaître
l'origine de l'expression tendon d'Achille.
A l'aube du XXIème siècle, la littérature pour la jeunesse s'avance
décomplexée. De ses deux Vendredi, Michel Tournier avouait déjà au siècle
précédent une préférence pour la seconde version destinée au jeune public, en
disant qu'elle était « l'âme » de la première. Beaucoup de jeunes auteurs comme
Agnès Desarthe mènent aujourd'hui une double carrière qui leur vaut tantôt les
honneurs du Monde des Livres ou d'un prix pour « grands », tantôt les regards
fascinés mais experts de classes entières nourries de leurs œuvres. Ils revendiquent
avec un même intérêt et un même bonheur ces deux publics. Mais y a-t-il encore
deux publics ? Certains aînés, « demeurés en enfance » comme Marie-Aude Murail,
se demandent aujourd'hui pourquoi l'horizon de réception de leurs livres
destinés aux ados semble s'élargir à ceux qui ont grandi, qui ont à leur tour
des enfants et qu'il faut donc bien nommer adultes. N'y aurait-il enfin qu'une
littérature avec un grand L comme beaucoup le prétendent, faute de bien
connaître la littérature pour la jeunesse et ses traits spécifiques ou parce
qu'ils entendent, comme Mme Sallenave dans un livre récent, dénier à celle-ci
toute espèce de droit à la littérarité ?
Le livre d’Agnès Desarthe est un bon livre pour la jeunesse et une réponse
ambiguë à cette question. Avec sa narratrice-écrivain et ses références
cultivées, l’autrice prend le risque de distraire ses jeunes lecteurs du
plaisir simple qu'elle offre à leurs parents lorsqu'elle écrit pour eux : les
placer sans arrière-pensées au cœur de la vie de personnages, de sorte que son
livre devienne pour eux ce qu'il est, non pas « un petit tas de feuilles sèches
» mais cette « grande forme en mouvement » que Jean-Paul Sartre nomme « lecture
» et qui les emporte. Pourtant, elle sait bien que, « dès lors qu'une œuvre se
mêle [entre autres choses] de pédagogie, l'art s'en échappe comme d'un pneu
crevé » . Il lui suffirait donc de se replacer en face de l'horizon de
réception de ses livres pour la jeunesse, d'en éliminer toute trace de clins d'œil
vers le lectorat adulte, toute tentation de fabriquer un produit « cross-over
», pour être à son tour, pour tous et sans conteste, la plus belle Agnès
Desarthe du monde.
La plus belle fille du monde - Agnès Desarthe - l'école des loisirs - 2009 (162 pages, 8,50 €)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire