vendredi 14 février 2020
Ogresse
« Depuis que le père d'Hippolyte est parti, tout dans la vie de la jeune fille est déséquilibré. Sa mère s'enferme de longues heures à la cave et refuse de manger en sa présence. Elle lui prépare pourtant d'énormes pièces de viande qu'Hippolyte se force à avaler. Dans la rue où elles habitent, en bordure de forêt, leur voisine préférée a disparu sans laisser de traces. Et puis, un soir, la mère d'Hippolyte se jette sur elle et la mord. Que s'est-il passé ? »
Un père, une mère, leur fille, une vieille voisine. La quatrième de couverture que je viens de vous lire, tel un bikini, en montre beaucoup, mais cache l’essentiel. Et c’est heureux. Car la fille, Hippolyte, Hippie pour ses parents, « H » comme une hache pour ses condisciples, forme un autre quatuor avec Kouz, l’ami d’enfance, Benji qui vient d’arriver, et Lola, la voisine. Hippolyte est donc à l’intersection de deux ensembles et de deux mondes, celui des adultes et celui des ados. Tout le roman d’Aylin Manço vise à montrer ce que ça fait d’être dans ce lieu-là. On parle souvent de l’adolescence comme d’un passage individuel de l’enfance à l’âge adulte, aussi coûteux que nécessaire, parfois dramatique. Mais plus rarement du jeu des forces qui s’exerce en ce point, comme si jamais il ne devait passer. Plus qu’un passage, un simple moment de la vie, l’adolescence est en effet la révélation de ces forces et leur épreuve, et il tient, sinon au bonheur, du moins à l'équilibre mental de chacun, adultes et jeunes impliqués, que ce jeu opère un dévoilement aussi complet que possible des secrets cachés par les adultes, de ces fantômes de l’inavouable travaillant l’inconscient des enfants qui grandissent avec.
Dans Ogresse, Aylin Manço, avec une maturité d’écriture affirmée, excelle à montrer tout cela, plutôt qu’à le démontrer. Car son roman est un véritable récit initiatique qui vous embarque doucement jusqu’à l’indicible. Nous ne le savions pas - ou nous l’avions « oublié » - mais notre vie quotidienne est un roman d’horreur, l’horreur ordinaire de nos pulsions, normalement domestiquées mais qui menacent toujours de surgir sous le vernis de nos comportements civilisés. Ogresse, le titre l’annonce sans fards, s’inscrit dans la tradition des contes d’avertissement : filles, gardez-vous de vos mères dévorantes !
Mais l’autrice décrit aussi avec précision et subtilité l’évolution des rapports entre les quatre jeunes, deux filles et deux garçons, deux couples potentiels donc, les jeux d’attraction et de répulsion, d’alliances, l’émergence de la sexualité sur le fil funambule des amitiés croisées, déçues, grandies, renouées. Chacun va jouer à son tour un rôle décisif, fût-ce au prix d’apparentes trahisons, pour que la vérité advienne, cruelle, dérangeante, mais au final, salutaire pour Hippolyte comme pour Lola. C’est ce qui est étonnant. Ogresse, récit singulier, dérangeant et tranquillement démesuré, est en même temps un délicat roman d’apprentissage, dans lequel la solidarité de quatre ados et leur courage personnel triomphent des vieux silences adultes.
Écouter cette chronique (extrait lu à 3:05) :
Ogresse – Aylin Manço – Sarbacane – 2020 (274 pages, 16 €)
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