Exceptionnellement ce vendredi, deux livres aux formats bien différents. À ma gauche, Je te plumerai la tête, un poids lourd de plus de 500 pages, à ma droite Maman les p’tits bateaux, un poids plume de 80 pages. Mais pour les deux, un titre en forme de chanson traditionnelle et une seule et même autrice, Claire Mazard. Et dans les deux cas, une histoire d’emprise d’un homme mûr sur une jeune fille, une ado et une pré-ado. Le pervers narcissique du premier est le père de l’adolescente. Le violeur du second est son oncle maternel.
Pour Lilou, qui commence son récit à 16 ans, traversé de nombreux souvenirs d’enfance heureuse, imaginer son père en prédateur sournois est évidemment impensable. Papa, c’est Papa Lou par ci, Papa Lou par là, un amour sans nuages d’aussi loin que Lilou se rappelle son père. Son père, ce héros.
Le doute va pourtant s’instiller lentement dans l’esprit de la jeune fille quand sa mère Caroline tombe gravement malade. Sous prétexte d’épargner sa fille, Papi Lou lui conseille ne pas rendre visite à sa mère. Il va assurer, comme il a toujours assuré, et cette pose de sauveur de toute chose lui va bien. Tous les amis, tous les voisins, tous les commerçants alentour sont d’ailleurs convaincus que cet homme est un père admirable, un mari dévoué, un chef d’entreprise performant.
C’est le journal de Lilou qui nous conte son dessillement progressif, les questions qu’elle se pose, les réponses que son père lui fait pour l’entretenir dans ses illusions quand il sent qu’elle commence à douter de lui, de son comportement. Ce que lui transmet sa mère, sur son lit d’hôpital, en l’aidant à réviser son bac de français, va être un viatique essentiel. Peu à peu, Lilou va découvrir que son cher Papa Lou a fait le vide autour d’eux, qu’il va même essayer et réussir à la couper un moment de ses amis, à l’isoler. Pire, qu’il l’espionne d’une façon qu’elle n’aurait pas osé soupçonner. Heureusement, Tante Jo, la sœur de sa mère, ne va jamais l’abandonner après la mort de celle-ci. C’est à elle que Lilou devra son salut.
Je te plumerai la tête est une sorte de thriller domestique, qui passe au scanner le bonheur apparent d’une vie ordinaire. Claire Mazard démonte et démontre minutieusement, par le simple récit, tous les mécanismes à l’œuvre chez un pervers narcissique et les pièges répétés dans lesquels il fait tomber ses victimes. On ne sort pas indemne de ces 500 pages : et si moi-même, j’étais aveuglé•e par certaines personnalités aussi brillantes qu’attirantes, sans percevoir l’oppression qu’elles me font subir, ou à leur entourage ? Et pire, sans être un pervers intégral, n’aurais-je pas moi-même des attitudes perverses, dévalorisantes, humiliantes ? En prenant le temps de raconter les situations à partir du vécu de Lilou, Claire Mazard jette une lumière crue sur les comportements narcissiques et les instincts de domination qu’ils nourrissent.
Je te plumerai la tête – Claire Mazard – Syros – 2020 (507 pages, 17,95 €)
***
Dans Maman les p’tits bateaux, Marie-Bénédicte ne supporte plus grand-chose depuis que son oncle Laurent a décidé de lui rendre visite tous les mercredis, quand elle est seule chez elle, père et mère au travail et frère au foot: ni son prénom qu’elle trouve atroce, ni son frère, ni ses parents ni même le superbe ordinateur qu'ils lui offrent pour ses 12 ans et dont elle a décidé qu’il était « gros, moche et gris ». C’est pourtant lui qui va devenir son confident et son seul ami pendant l’année qu’elle traverse, affrontant seule le frère chéri de sa mère. Marie-Bénédicte, qui a décidé qu’elle s’appellerait Maud, raconte cette traversée éprouvante au cours de laquelle elle marque d’une croix noire chaque mercredi, sans qu’aucun de ses appels au secours ne soit entendu, ni quand elle se rase la tête, ni quand ses notes dégringolent. C’est grâce à un livre emprunté au CDI qui raconte une histoire semblable au cauchemar qu’elle est en train de vivre, grâce aux mots de l’autrice qui va venir en parler dans sa classe, que Maud entrevoit une issue. D’autant que son cher ordinateur contient désormais un journal bien compromettant pour ce cher « tonton Tildou ».
À petites phrases courtes et sèches, comprimées par la souffrance et la culpabilité, Maud s’arrache l’indicible mot à mot de ce qu'elle subit et elle se fabrique avec son clavier un chemin pavé de ces mots pour se libérer. Car c’est bien l’écriture qui va réussir à briser le silence en portant la parole étouffée de Maud au-dehors d’elle-même. II y a « cri » dans « écrire ».
La mise en abyme est évidente : on peut en effet souhaiter que le livre de Claire Mazard, sans complaisance avec ce sujet délicat, participe à son tour à la délivrance d’une fille ou d’un garçon sous emprise, comme le livre de l’autrice invitée dans l’histoire qu’elle raconte a aidé sa jeune héroïne à « parler ».
Maman les p'tits bateaux – Claire Mazard – Le muscadier – 2020 –(80 pages, 9,50 €)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire