Le monde sans Hannah
« Des femmes descendant de leur miroir ancien
T’apportent leur jeunesse et leur foi en la tienne
Et l’une sa clarté la voile qui t’entraîne
Te fait secrètement voir le monde sans toi. »*
Pourrait-il m’être donné un jour de voir réellement, et pas seulement par la licence poétique d’un Paul Éluard, le monde sans moi ? Un monde que j’aurais quitté mais que je pourrais encore voir sans en être, et la place que j’y tenais aux yeux des autres ?
C’est peut-être à ce monde-là que Hannah Baker a voulu s’adresser, un monde sans elle qu’elle a imaginé par avance. Juste avant de lui dire adieu, elle a enregistré sept cassettes, sept faces A et six faces B, soit treize raisons laissées derrière elle à autant de camarades de son lycée, filles et garçons, sommés de découvrir l’un après l’autre quelle part ils avaient pris chacun·e à son geste ultime.
Cette acte d’accusation post mortem, c’est Clay Jensen qui le reçoit, l’écoute et le commente pour nous, au long d’une longue nuit d’errance. D’abord dans le garage de sa maison, où son père a sauvegardé un vieux lecteur de cassettes, puis à l’aide d’un aussi vieux Walkman que Clay pique en douce dans la Mustang du père de Tony.
Au fur et à mesure de son écoute, Clay appréhende le moment où son tour va venir, où Hannah va parler de lui et porter l’accusation qu’il redoute, tant sa mort l’a plongé dans une culpabilité sans fond. Il sait qu’il pourrait rembobiner la K7 en cours pour la réécouter mais qu’il ne rembobinera pas la vie d’Hannah. Il n’a désormais le choix qu’entre PLAY, PAUSE ou STOP, dans ce monde sans elle. Hannah a aussi imaginé une carte, une sorte de jeu de piste, qui, au cours de cette nuit spéciale, va conduire Clay dans tous les lieux de la ville où des micro-drames se sont noués pour Hannah, sans que rien ni personne ne puisse au final les dénouer.
Le récit de Jay Asher est un piège diabolique, pour Clay le narrateur et pour nous, les lecteurs. Qui oserait faire taire une voix d’outre-tombe ? On écoute Hannah jusqu’au bout, et les commentaires impuissants de Clay. De révélation en révélation, on assiste à la destruction progressive d’une vie par les ordinaires moyens du mensonge, du ragot et de la calomnie, rumeurs colportées par l’envie, la jalousie ou la simple cruauté.
En terminant le livre, ce n’est plus au poème d’Éluard que je pensais, mais à celui d’Aragon, mis en musique par Léo Ferré : « Il n’aurait fallu qu’un moment de plus pour que la mort vienne, mais une main nue alors est venue qui a pris la mienne ». Aucune main ne s’est tendue et Hannah s’est avancée au-devant de la mort sans que nul ne la retienne.
Reste le mystère d’une décision qui ne peut se réduire à une somme de raisons, fussent-elles au nombre de treize. En quoi le suicide manifeste peut-être la pointe extrême de la liberté humaine face à la vie. La plus incompréhensible aussi pour ceux qui restent.
Ce récit parle particulièrement aux adolescents confrontés aujourd’hui à de nouvelles formes de harcèlements. D’où le succès de la série télévisée qui a été tirée du livre et diffusée par Netflix. Un bon sujet de discussion familiale en perspective...
* Extrait de Nous sommes, poème de Paul Éluard, in Chanson complète (1939)
Écouter cette chronique (extrait lu à 3:13) :
Treize raisons ou 13 reasons why – Jay Asher - traduit de l’anglais (américain) par Nathalie Peronny – Le livre de poche jeunesse (318 pages – 6,90 €)
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