vendredi 17 avril 2020

Tenir debout dans la nuit


New-York jusqu’au petit matin.





« Mais quelle conne ! Mais quelle conne ! Mais quelle conne ! Mais quelle conne ! Mais quelle conne ! ». Lalie est en colère contre elle-même. Elle ne le sait pas encore, mais cette colère va la soutenir et la sauver. Car elle se retrouve le premier soir de son arrivée à errer dans New-York, sans papiers, sans argent, le ventre creux. Dans l’immédiat, il est exclu qu’elle reparaisse dans l’appartement d’où elle s’est enfuie. Elle ne veut pas se retrouver seule face à Piotr. Dès que sa mère leur a tourné les talons pour aller passer la nuit ailleurs, les laissant seuls, à huis-clos, le garçon l’a agressé sexuellement.

Que peut-elle se reprocher maintenant ? D’avoir accepté l’invitation au voyage de Vanessa, qui l’a toujours éblouie quand elle lui comparait sa propre mère, et d’avoir englouti ses économies dans le billet aller-retour ? D’avoir cru qu’elle pourrait rester seule avec Piotr ? De n’avoir rien vu venir, de ne pas avoir su poser des limites claires à leur relation ? Flouée par le flou de son corps et de ses émotions ? Lalie a toute la nuit pour tourner et retourner la situation dans sa tête.

Nous l’accompagnons dans son errance, livrés à son monologue intérieur, assistant à ses découvertes et éprouvant ses frayeurs. Ce sightseeing de New-York s’enfonçant dans la nuit vaut pour lui-même, tandis que Lalie se refait le film de sa vie, des bons et mauvais moments qui lui reviennent en mémoire, réactivés par les rencontres qu’elle fait, tantôt rassurantes, tantôt menaçantes, mais toujours indécises pour une ado qui ne parle que trois mots d’anglais et pour qui la topographie de cette ville de 20 millions d’habitants se résume à deux directions : uptown et downtown.

Sur ce film, en surimpression, reviennent les images obsédantes de ce qui s’est passé dans l’appartement avec Piotr. Et ça, ce n’était pas l’année dernière ou il y a quatre ans. Ça vient de lui arriver, c’est tout frais et même : glaçant.

Elle marche donc au petit bonheur la chance dans New-York avec trois caméras embarquées : celle qui nous livre la ville vue par ses yeux, celle qui a enregistré sa vie depuis le début et nous la restitue par bribes et celle qui tout à l’heure filmait en direct les deux adolescents. Au montage, Éric Pessan a entrelacé les séquences, soufflant le chaud et le froid, le passé et le présent, les moments d’humanisation et ceux de déshumanisation. Et nous découvrons peu à peu Lalie.

Qu’y a-t-il au bout de cette nuit si Lalie parvient à la franchir ? Vanessa doit rentrer au petit matin, la confrontation avec Piotr est inévitable, ce sera paroles du fils contre paroles de l’invitée, du garçon contre la fille.


Éric Pessan prend soin de mener son récit jusqu’à son terme, n’esquivant aucune des difficultés que rencontre une adolescente en pareille circonstance, y compris dans « l’après », ici au retour en France. À l'heure de #MeToo, il a dédié son livre à mes filles qui, je l’espère ne seront jamais des proies. À mon fils qui, je l’espère, ne sera jamais un prédateur. Et inversement ». Il s’en dégage incidemment un beau portrait de New-York, ville intense et fascinante, personnage à part entière du roman, à ne fréquenter qu’en bonne compagnie. En « dépaysant » son récit dans la Grosse Pomme, Eric Pessan a même réussi à distraire par moments son héroïne, et nous avec elle, de  sa cruelle mésaventure.

Écouter cette chronique ( extrait lu à 03:19) :



Tenir debout dans la nuit - Éric Pessan - l'école des loisirs - 2020 (158 pages, 13,00 €)


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