Sur la couverture,
pris en gros plan, il y a des crayons de mine usagés, ligotés ensemble en une
sorte de fagot posé à la verticale. L’image me rappelle instantanément une
vieille histoire d’un camarade qui préparait avec moi l’ENA en 1980. Il avait
fait auparavant un stage chez Michelin, à Clermont. Le célèbre patron était
connu pour son austérité personnelle et son sens de l’économie, qui avaient
imprimé leur marque dans toute l’entreprise. Dans les bureaux, quand votre
crayon était usagé, tellement diminué à force d’être taillé qu’il en devenait
inutilisable, il fallait le rapporter au magasin des fournitures. Mais au lieu
de vous en fournir un autre, un neuf, le préposé vous tendait un petit
tube en plastique qui allait servir de manche et vous permettre de prolonger l’usage
de votre bout de bois, jusqu’à son extrême limite. Geste qu’on jugerait écolo
aujourd’hui mais qui semblait être à l’époque l’effet d’une radinerie sans nom.
Bon, revenons à mon fagot du début, celui de la couverture.
Le livre s’appelle
Le groupe, il est de Jean-Philippe Blondel. Il raconte le déroulement
d’un atelier d’écriture dans un lycée. Un enseignant-écrivain et une collègue
prof de philo qui l’a sollicité avec insistance, décident de réunir dix élèves
volontaires pendant cinq mois, à raison d’une heure par semaine. Le
« pitch » comme disent les scénaristes d’Hollywood, n’a donc a priori
rien de très folichon. Des mots sur des mots que vont s’arracher laborieusement
quelques Terminales, garçons et filles et leurs professeurs. Le lien qui tient
ensemble les crayons, sur la couverture, connote parfaitement les règles
imposées aux douze membres de l’atelier. Chaque séance est un exercice nouveau :
texte à trous, commentaire d’une photo de classe, description d’un objet et
invention de son propriétaire, etc. Tout le monde se plie bon gré mal gré aux
protocoles : avoir été volontaire crée des obligations, que les adultes sont
là pour rappeler, d’autant plus aisément qu’ils s’y soumettent eux aussi.
On devine que le
professeur du roman, nommé Roussel, qui est aussi écrivain à ses heures, est
une sorte de double de l’auteur nommé Blondel qui est dans la même situation.
Et si, comme beaucoup d’écrivains pour la jeunesse, M. Blondel se livre à ce
sport qu’on nomme animation en milieu scolaire, nul doute qu’on lui posera
l’incontournable question : « est-ce que c’est une histoire
vraie ? » Ce qui est sûr, c’est que Jean-Philippe Blondel nous livre
une vraie histoire, celle d’un groupe qui se constitue en marge du lycée,
délivré pour un temps des stéréotypes de la vie scolaire qui pèsent autant sur
les adultes que sur les adolescents. Le groupe est le récit de cette
lente délivrance, de ce désarmement, pourrait-on, dire par « l’acte
d’écrire », seule obligation qui subsiste.
Parce que le groupe fonctionne
selon d’autres règles, on se demande d’ailleurs si l’Éducation nationale ne
gagnerait pas à les faire siennes dans toutes les matières : aucune
évaluation du travail fourni, liberté de lire ou pas son texte devant les
autres, aucune position de surplomb des enseignants par rapport aux élèves, au
point que ce qui distinguait les uns des autres semble se diluer au fil des
semaines. Et au final, c’est une grande vérité entre les êtres qui surgit, née
paradoxalement au cœur d’une entreprise fictionnelle. Chacun aura reçu de
l’autre une sorte de passeport pour quitter une adolescence dont tous les
tourments et les désarrois auront été effleurés, avec le subtil mélange de
délicatesse et de crudité propre à cet âge, seuil et passage vers le monde
adulte.
Blondel, l’auteur,
glisse un narrateur dans la peau de chaque personnage, ado, prof, garçon,
fille, homme et femme, et lui fait dire « je » pour exprimer les
sentiments éprouvés, le regard qu’il pose sur les autres ou qu’il reçoit d’eux.
C’est donc un roman à focalisations multiples. Les textes partagés dans
l’atelier trahissent d’une autre manière ce que les monologues intérieurs, qui se
répondent de loin en loin, nous révèlent. Dans cette bulle de la rencontre
hebdomadaire, c’est la vraie vie qui émerge peu à peu. Par une inversion
progressive, celle du dehors, commune, quotidienne, s’éloigne peu à peu, pour
devenir factice et sans intérêt, quasiment irréelle au regard de celle à qui la
langue écrite a accordé sa généreuse hospitalité.
Dans une ultime
mise en scène personnelle, Jean-Philippe Blondel boucle son atelier :
comme s’il revenait au professeur de se laisser enfin subvertir par l’écrivain,
il laisse à celui-ci le dernier mot. Et l’on se prend à rêver, en fermant le
livre, d’une école enfin désarmée par l’écriture.
Le groupe - Jean-Philippe Blondel - Actes Sud junior (125 pages, 13 €)
En podcast sur RCF Loiret (écoutez un extrait à 3:54)
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